– Tu es complètement digue !
– Épargne-moi les leçons de morale Cléo, tu es mal placée pour me juger.
– Mais faire équipe avec une sorcière ? Une Moonfall en plus ! Tu veux mourir ou quoi ? Dois-je te rappeler que les sorcières sont pires que la peste ? T’en connais beaucoup qui viennent par ici nous faire la charité ? Elles se fichent de nous !
– Tu ne la connais même pas.
– Parce que toi, si ? s’indigna-t-elle les yeux ronds.
Jagger passa une main sur son visage, excédé.
Le soir venu, après avoir terminé son service chez les Klerona, l’homme-fée était parti pour le Bijou de Braise retrouver Cléo. Il espérait que la fée pourrait lui venir en aide et avait finalement décidé de tout lui dire, même s’il se doutait que son plan ne plairait pas à son amie d’enfance. Le résultat ne se fit pas attendre.
Cléo était hors d’elle. Après avoir passé une bonne heure à le traiter de tous les noms, de fou, d’inconscient, et d’autre joyeuseté qui vous ferait grimacer, elle avait fini par se poser de sérieuses questions quant à la santé mentale de son ami. Le clou du spectacle fut quand il lui parla de son idée. Cléo n’avait jamais paru plus horrifiée qu’à cet instant et continua de l’invectiver sur son imprudence de traiter avec une sorcière, affirmant même qu’Amélia avait dû lui jeter un sort ou qu’il avait fini par tomber sur la tête.
Mais il était décidé, il fallait que les choses avances, même s’il n’aurait jamais avoué pourquoi.
Jagger laissa retomber sa main et fixa intensément Cléo. Il semblait si sûr de lui…
Elle soupira.
– Écoute, reprit-elle plus calmement, je veux bien t’aider, mais je ne veux pas m’attirer d’ennuis. Ta sorcière et toi êtes seuls sur ce coup-là.
– Merci Cléo, soupira Jagger avec reconnaissance.
– Me remercie pas, grinça-t-elle les dents serrées.
Elle claqua de la langue, parcourant la salle du regard. Les lumières tamisées donnaient une atmosphère chaude au lieu. Seuls les plus attentifs pouvaient remarquer le dégoût et la froideur dans le regard des fées. Si leurs sourires laissaient entendre leur contentement d’avoir un travail, leurs yeux, eux, racontaient une tout autre histoire.
Personne n’aimait être traité en objet.
Si Cléo avait eu le choix, jamais elle ne serait restée si longtemps ici. Bien qu’elle aimât profondément Pluméria et Mako, les fondateurs et propriétaires des lieux, elle haïssait de tout son être ce qu’elle devait faire ici pour survivre. Séduire était un jeu pour elle, certes, mais pas dans ces conditions-là.
– Bon, fit-elle pour changer de sujet. Tu vois le gars tout en muscle attablé au fond ?
Jagger tourna légèrement la tête. À la table que lui indiquait son amie, un seul homme se trouvait vautré sur son siège, un grand verre à moitié vide à la main. De larges épaules, une mâchoire carrée puissante, de petits yeux noirs et brillants et des canines comme des crocs… impossible de se tromper sur sa nature.
Jagger voyait d’ici la bave qui couler au coin de ses lèvres alors qu’un rire gras lui échappait. De toute évidence, il n’y avait pas que de l’alcool dans son verre. Encore un addict aux drogues féeriques… Qu’avait-il pris ? De la poussière de fée ? La drogue de Vénus ? Peut-être un soupçon de paillette d’étoile ? Jagger avait entendu dire que cette poudre était particulièrement en vogue ces temps-ci, ses effets étant moins bruts que ceux de la poussière de fée.
Deux fées l’entouraient, habillées des mêmes tenues légères et frivoles dont Cléo se parait, tout en couleurs et décolletés ravageurs. Jagger voyait leurs ailes frémir à chaque fois que le loup posait ses sales pattes sur elles. Même d’aussi loin, il pouvait lire le dégoût dans leurs regards, le léger tremblement dans leurs sourires factices. Puis il pensa à sa propre sœur et fronça le nez. Il osait à peine imaginer ce que devait faire Lemony pour attirer l’attention de lourdauds dans son genre. Ce qu’il se passait ensuite dans les chambres qui jalonnaient le long couloir à l’étage…
Jagger préféra se retourner. Il sentait la colère fleurir au creux de ses tripes, lui faisant serrer les poings. Il détestait cet endroit, il détestait savoir sa sœur ici. Que n’aurait-il pas donné pour lui permettre de réaliser son rêve…
Secouant la tête, Jagger se força à repousser ses pensées. Il avait plus urgent à faire pour le moment. Et peut-être, alors, Lemony pourrait-elle enfin être libéré de cet enfer. Peut-être même les autres fées également.
– Celui avec le chapeau melon ? lança-t-il juste pour être sûr.
– Oui. Il travaille pour la police de la capitale et c’est le partenaire de l’inspecteur en charge de l’enquête sur le Tueur de Fée. Dylan… machin-chose.
– Dylan O’Brien.
– C’est ça. Ce stupide elfe…
– J’ai l’impression que tu l’aimes bien, la taquina Jagger avec un sourire en coin.
– Mêle-toi de tes fesses le vendu, le cingla-t-elle en rougissant.
Jagger ne se lasserai décidément jamais de l’embêter sur ce sujet. La fierté de Cléo avait toujours été divertissante, le sujet Dylan O’Brien ne la rendait que plus distrayante.
– Enfin bref, poursuivit la fée en essayant de reprendre contenance. Cet abruti de loup-garou vient tous les soirs aux alentours de vingt-trois heures et repart dans la nuit, complètement saoul. C’est un vrai miracle qu’on ne l’ai pas encore retrouvé ivre mort dans le caniveau… Il n’est pas très futé, mais c’est le bras armé d’O’Brien, donc il pourrait bien vous apporter quelques réponses.
– Parfait, dans ce cas…
– Je t’arrête tout de suite mon mignon, lança-t-elle d’une voix suave alors qu’il se levait de son siège, tu n’arriveras jamais à l’approcher. Pas comme ça du moins.
Cléo pointa du doigt la cape rapiécée de son ami et fronça le nez avant de croquer dans une cerise. Jagger passa une main sur son visage en soupirant et se laissa retomber sur son siège.
– Leur odorat… j’avais oublié.
– Exact, dit-elle en regardant le loup par-dessus son verre. L’air a beau être saturé de parfum sucré, et il a beau être un soûlard, il te sentirait venir à des kilomètres avec ton odeur de chien d’égout.
– Hé… fit-il sans grande conviction.
– Et il est hors de question que l’une de nos filles joue les espionnes, l’ignora-t-elle en remuant le liquide rose dans son verre. Il le verrait tout de suite, les fées ne savent pas mentir, tu le sais très bien.
Elle releva les yeux vers lui, arrêtant de remuer son verre.
– Enfin… pour la plupart.
Son regard était lourd de sous-entendus. Jagger avait bien saisi le message. Il haussa des épaules, regardant distraitement alentour.
– Et toi ? Tu pourrais pas le faire ?
– Même pas en rêve, brindille.
– Je t’ai déjà dit de ne plus m’appeler comme ça !
– Que veux-tu, les mauvaises habitudes ont la dent dure, sourit-elle en faisant un clin d’œil à une jeune vampire qui venait de faire son entrée.
L’adolescent s’empourpra et s’enfonça dans le bordel, le dos raide. Jagger songea qu’il devait s’agir de sa première visite. Quel âge avait-il ? Quinze ans ? Seize ? L’homme-fée se demandait toujours ce qui pouvait bien amener des jeunes comme lui dans des endroits pareils. N’y avait-il vraiment rien de mieux à faire le soir à Riverfield que de traîner dans les rues les plus mal famées de la capitale ? Ça le dépassait.
Cléo, quant à elle, détourna simplement les yeux pour plonger un regard distrait sur sa boisson. Elle la porta à ses lèvres, observant d’un œil attentif le monde autour d’elle. Dans ces moments-là, Jagger lui trouvait l’air d’un chat à l’affut.
– Je te l’ai dit, sur ce coup-là, vous êtes seuls ta sorcière et toi.
Réalisant brusquement ce que cela signifiait, Jagger ouvrit de grands yeux.
– T’es folle ou quoi ? s’exclama-t-il le plus bas possible alors qu’elle reposait son verre. Jamais elle ne pourra faire ça ! On parle d’une enfant de la Haute, tout cet alcool t’est monté à la tête !
– C’est pas mon problème ! rugit Cléo en plaquant violement la main sur la table.
Plusieurs personnes sursautèrent autour d’eux et leur lancèrent des regards curieux.
– Ce n’est pas moi qui joue les apprentis enquêteurs. Les fées ont peur, Jagger, reprit-elle plus bas. Personne n’ose plus poser de question sans craindre de possibles représailles. Les filles sont mortes de trouille à l’idée de sortir la nuit et plus personne ne fait confiance à qui que ce soit. Les gens se soupçonnent déjà les uns les autres, de plus en plus de bagarres éclatent un peu partout dans le quartier.
Elle fit une pose, plongeant un regard soucieux sur son ami.
– Tu t’attaques à beaucoup plus gros que toi, Jagger, dit-elle gravement. Et tu pourrais tous nous mettre en danger.
– Peut-être, mais j’ai une alliée de taille.
Cléo éclata d’un rire sans joie.
– Ta sorcière ? renifla-t-elle avec dédain. Cette gamine est née avec une cuillère en argent dans la bouche mon grand, on fait pas parti du même monde. Elle survivrait pas cinq minutes ici.
Jagger serra les poings, étrangement vexé. Sa brusque colère le surprit lui-même. Il n’aimait pas entendre Cléo parler ainsi d’Amélia. Il savait bien que la sorcière était née dans une grande et riche famille, mais son amie ignorait tout ce qu’elle avait traversé, tout ce qu’elle traversait encore aujourd’hui. Si cette journée lui avait bien apprit quelque chose, c’était que les enfants Moonfall n’avaient pas eu la vie aussi facile qu’ils le pensaient tous.
Mais ça, Cléo ne pouvait pas le savoir et Jagger jugea que ce n’était pas à lui de révéler pareil secret. Alors il s’exhorta au calme et lâcha simplement :
– Tu verras. Elle n’est pas comme les autres.
Cléo le fixa un long moment. Tout éclat moqueur avait déserté ses beaux yeux bruns. Jagger ne cilla pas. Il semblait si sûr de lui, d’elle. La jeune femme ne comprenait pas comment il pouvait placer sa confiance dans une sorcière, une petite princesse gâtée qui plus est.
Elle s’assombrit.
– J’espère sincèrement que tu as raison, dit-elle enfin en se levant, sinon nous sommes tous morts.
Les mots frappèrent Jagger avec violence. Cléo n’était pas du genre défaitiste, elle se battait toujours pour ce qu’elle croyait juste, envers et contre tout. Même les ailes déchirées, elle se tenait droite et fière, elle se disait fille de Titania jusqu’à la mort et avait même refusé qu’on l’ampute de ses lambeaux d’ailes, déterminée à demeurer fée malgré la douleur, malgré son incapacité à voler. Elle refusait qu’on la change, qu’on la plaigne. Cléo, plus que n’importe quelle autre fée, était une battante. Jagger l’avait toujours admiré pour ça, pour son courage, sa velléité à résister, lui qui s’était si rapidement résigné à passer sa vie à travailler pour une misère jusqu’à ce que mort s’en suive.
Alors, l’entendre prononcer ces mots, d’un air si sombre, le regard presque éteint… cela ne lui ressemblait pas.
Sans attendre de réponse, Cléo se détourna et s’enfonça dans le bordel sans un regard en arrière. L’homme-fée la regarda s’en aller sans mot dire. L’inquiétude lui serrait la gorge, mais pour une tout autre raison que le comportement de son amie.
Amélia, jouer la comédie ici ?
Jagger finit son propre verre d’une traite. Il sentit l’alcool lui brûler la gorge, savoura cette sensation désagréable avant de se lever et de quitter le bordel.
Il marcha longtemps dans les rues, réfléchissant à son plan insolite, complètement insensé. Mais qu’avait-il fait ? Était-ce seulement une bonne idée ? Avait-il fait le bon choix en mettant Cléo dans la confidence ? Jagger était conscient de la mettre en danger, elle et toutes les fées du Bijou. Si ce loup se rendait compte de la supercherie, si Amélia venait à échouer… les conséquences seraient terribles.
Jagger erra un moment. Quand il releva les yeux, il se rendit compte que ses pas l’avaient guidé jusqu’aux limites de la Grand-rue et du Quartier des Sorcières. Le jeune homme s’arrêta, observant avec appréhension les toitures richement décorées des manoirs du quartier. Le vent souffla, soulevant sa cape. Il frissonna.
Plongées ainsi dans la pénombre, à peine éclairées par quelques réverbères, les rues immaculées des sorcières semblaient froides et inquiétantes. Jagger avait l’impression qu’on l’épiait, le surveillait. Il hésitait. Si quelqu’un venait à sortir, à le voir marcher dans ces rues si propres lui qui était si sale… il osait à peine songer aux conséquences.
Pourtant, il devait le faire. Il devait franchir cette limite invisible, violer toutes les règles qu’il s’était imposé toutes ces années pour garder sa famille en sécurité, pour rester le plus discret possible. Il devait traverser ce quartier, il devait trouver Amélia et lui exposer son plan. Une idée folle. Il n’était même pas certain qu’elle l’approuverait. Mais que pouvaient-ils faire d’autre ? Ils tournaient en rond, n’avaient aucune idée par où commencer.
Jagger inspira profondément et s’enfonça dans le Quartier des Sorcières. Il marcha dans l’ombre, le plus rapidement possible, un œil traînant toujours autour de lui, prudent. Il ne tenait vraiment pas à se retrouver face à face avec une sorcière. Il imaginait déjà le pire, des troupes de policiers lui tombant dessus, quelqu’un qui criait, des accusations partout et finalement le tribunal le jugeant coupable de crimes qu’il n’avait pas commis. La peur le tenaillait, s’il se faisait prendre… si quelqu’un le voyait…
Il marcha plus vite, le souffle court.
Au bout de quelques minutes à déambuler dans le quartier, Jagger finit par trouver le manoir des Moonfall.
L’adolescent avait souvent entendu parler de cette maison, immense, qui trônait au centre du Quartier des Sorcières, un manoir presque aussi grand qu’un château et dont le nombre de passage secret n’avait d’égale que la richesse de la famille qui l’habitait. Certains disaient que la bâtisse elle-même était un être vivant à part entière, qu’à force de voir de grands pouvoirs naître en son sein, elle avait fini par devenir magicienne à son tour, créant de nouvelles pièces, formant de nouveaux passages.
Pourtant, rien de ce que Jagger avait pu entendre ou imaginer sur ce lieu n’aurait pu le préparer à ce qu’il vit à cet instant.
Amélia vivait réellement dans une maison aussi… titanesque ? Un doute l’assaillit soudain. Comment la trouver à présent ? Il y avait tant de fenêtres… et toutes étaient éteintes.
Jagger soupira. Après un rapide coup d’œil alentour, l’homme-fée déploya ses ailes et sauta par-dessus l’imposant portail du domaine. Il retomba en silence de l’autre côté et se fondit dans les ombres. À pas de loup, il contourna le bâtiment, cherchant du regard le moindre indice pouvant l’aider à trouver la jeune fille.
Le rez-de-chaussée ne semblait être qu’une longue suite de salons et salle à manger. Pendant son examen, il lui sembla même passer devant une salle de bal. Il secoua la tête face à l’absurdité d’une telle exposition de richesse. Dire que chez lui, les gens s’entassaient les uns sur les autres dans des bicoques en ruines minuscules ! L’amertume lui fit serrer les dents. Il détourna les yeux.
Pendant un moment, Jagger hésita à s’envoler pour inspecter les étages supérieurs. La chambre d’Amélia devait se trouver plus haut, mais comment y parvenir ? Voler restait dangereux. Sous les rayons de la lune, ses ailes seraient bien trop exposées, il pourrait être vu. Instinctivement, il tira sur sa cape pour les recouvrir. Puis son regard se posa sur l’épais lierre qui remontait le long de l’un des murs du manoir. Il l’attrapa à main nu, testa sa résistance.
Un sourire étira ses lèvres. La dernière fois qu’il avait escaladé un lierre remontait à des années. Il se souvenait encore des courses qu’il faisait avec Lemony sur la vieille mairie de la Place des Miracles. Il était assez doué. Sa sœur ronchonnait toujours en le voyant gagner, l’accusant même de tricher. Ce souvenir lui serra le cœur autant qu’il le faisait sourire. Cela semblait tellement loin à présent…
Alors qu’il s’apprêtait à se hisser sur la plante, Jagger hésita. Certes, il avait été doué à cet exercice, mais cela remontait à des années. En était-il toujours capable ?
Exaspéré par ses propres doutes, le jeune homme secoua la tête. Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir. Il se mordit la lèvre, jeta un regard aux fenêtres au-dessus de sa tête. En son for intérieur, il pria pour que la chambre d’Amélia soit là. Autrement, il ignorait comment il pourrait bien la rejoindre.
Et il se lança. Une prise après l’autre, Jagger escalada la plante. Au début, ses gestes lui semblèrent maladroits et il peina à trouver de bonnes prises. Puis, petit à petit, les souvenirs lui revinrent et l’homme-fée se mut avec plus d’aisance. Un sourire fleurit à ses lèvres. Plus il avançait, plus tout lui revenait avec une facilité déconcertante.