Chapitre 23 : Le porteur de glyphes

Valiente s’assit sur la couche de sa paillasse dans l’auberge qu’il s’était choisi pour la nuit. Il se détendit puis activa sa rune. Jusqu’à quelle distance serait-il capable de maintenir la connexion ? Il n’en avait aucune idée, n’ayant jamais essayé jusque là.

- Salut, lança Kaïna.

- Salut, répondit Valiente. Je suis tellement heureux de t’entendre.

- Moi aussi.

- Je ne sais pas jusqu’à quand je pourrai tenir la connexion.

- Jusqu’à Sylvaris et au-delà, répondit Kaïna.

- Je n’ai qu’une rune, pas une glyphe, répliqua Valiente.

- Je ne suis pas magicienne, rappela Kaïna. Je ne connais pas la différence entre les deux.

- La glyphe est plus puissante que la rune. Je suis censé modeler ma rune en glyphe.

- Censé ? répéta Kaïna.

- Le jour où ma rune devient une glyphe, Ash doit se suicider et m’offrir le trône, indiqua Valiente.

Pourquoi n’en avait-il jamais parlé avant avec Kaïna ? Il s’en voulait. Ils vivaient chacun de leur côté, ne partageant que de brèves rencontres. Se connaissaient-ils vraiment ? Pourtant, il l’aimait sincèrement. Il mourrait de la perdre.

- Comment vas-tu ? demanda-t-il.

- Bien, répondit Kaïna. Tout le monde se demande où tu es.

- Que répond Ash ? demanda Valiente.

- Rien. Il ignore les questions.

Au moins son père ne l’avait-il pas trahi. Si la famille savait où se rendait Valiente, ils feraient tout pour l’empêcher d’atteindre Sylvaris et Valiente n’était pas de taille à se défendre contre une armée de sorciers et de sorcières prêts à en découdre.

- Et toi ? On t’interroge ?

- Moi, je n’existe pas. Je suis invisible. Tout le monde s’en fout de moi. Je ne suis que la bâtarde, tout juste bonne à amuser la galerie par ses chants.

Valiente se sentit mal. Il ne pouvait même pas argumenter dans le sens inverse car rien n’était plus vrai.

- La bâtarde invisible, peut-être, mais l’empereur lui-même a ordonné que tu restes au domaine, répliqua Valiente. Je n’ai jamais vu Ash aussi terrifié, au point de se téléporter pour t’empêcher de sortir, sort qu’il déteste utiliser. Pourquoi ta présence au domaine est-elle si importante ?

- Je ne sais pas, admit Kaïna.

Ils échangèrent quelques banalités, elle sur sa musique, lui sur les paysages traversés puis Valiente coupa la connexion. Épuisé, il s’endormit sans attendre.

Le lendemain soir, Valiente retrouva Kaïna avec joie.

- Tu aurais adoré être avec moi aujourd’hui. J’ai croisé un groupe de troubadours et j’ai fait un bout de chemin avec eux, raconta Valiente.

- Oh ! Super ! s’enthousiasma Kaïna.

- Mauvais, comparés à toi, mais ils ont chanté et joué tout en marchant. Ça restait agréable.

- Sans aucun doute, commenta Kaïna.

- Je reste surpris.

- Par quoi ? interrogea la jeune femme.

- Tu sais, les chants qui résonnent dans la salle à manger pendant les repas, ils encensent Ash, le décrivant comme un merveilleux dirigeant, le roi que le peuple espérait.

- Et alors ?

- Je pensais que les bardes mentaient pour se mettre le roi dans la poche, pour que le contrat soit poursuivi. Il s’avère que eux aussi chantent ça. Ils ne peuvent pas savoir qui je suis alors…

Valiente portait des vêtements simples, pas ceux d’un prince. Il faisait attention à adapter son niveau de langage, comme Anne le lui avait appris. Nul n’aurait pu deviner son identité.

- Alors Ash est un grand roi. Tu en doutais ?

- Ash laisse les siens assassiner des magiciens par centaines.

- Quel rapport avec la population ? Les mages ne sont qu’une minorité du peuple.

- J’ai écouté et tout le monde adule Ash. Les petites gens l’aiment parce qu’il a amené l’hygiène, la santé et la sécurité à Valdoria. Il a mis un terme à la famine et à la pauvreté.

Valiente se frotta les tempes, tiraillé entre son admiration pour les réalisations de son père et ses soupçons grandissants. Comment un homme pouvait-il être à la fois un si bon roi pour son peuple et fermer les yeux sur de tels crimes ?

- C’est un grand roi, et alors ? insista Kaïna.

- Pour faire ça, Kaïna, il faut de l’argent. Où le trouve-t-il ?

- Tu ne le sais pas ? s’étonna Kaïna. Tu n’as jamais participé à un seul conseil ?

- Ash m’interdit de m’y rendre. « Quand tu seras roi », n’arrête-t-il pas de me répéter. Je m’entraîne avec Anne et Ash sur de faux conseils.

Kaïna garda le silence en retour. Valiente grimaça, seul, dans sa chambre d’auberge.

- Kaïna, tu es invisible, tu l’as dit toi-même, commença-t-il, certain de dépasser une limite mais ne voyant pas d’autre choix.

- Merci de me le rappeler, grogna-t-elle en retour.

- Est-ce que tu accepterais de fouiner ? demanda-t-il. Chercher des livres de compte. Des indices d’échanges commerciaux. Trouve-moi l’origine des fonds.

- Tu veux que j’espionne ton père ? s’étrangla Kaïna.

- J’ai tellement peur qu’il s’agisse d’activités illicites. Pour quelle autre raison Ash garderait-il le secret ? J’ai besoin d’être rassuré, admit Valiente.

Valiente sentit un mélange de culpabilité et de détermination l'envahir. Il se mordit la lèvre, conscient de franchir une ligne, mais convaincu que c'était nécessaire. Il y eut un silence court qui, aux yeux de Valiente, dura une éternité.

- D’accord, accepta Kaïna et Valiente soupira d’aise. Je verrai ce que je peux faire.

Valiente perçut une hésitation dans les pensées de Kaïna. Était-ce de la peur, de la loyauté envers le roi ou simplement de l'inquiétude pour les conséquences potentielles ?

Durant trois jours, Valiente poursuivit sa route vers Sylvaris, échangeant des banalités avec sa sœur, lui racontant la traversée périlleuse d’un fleuve ou le goût d’un lait de brebis fraîchement tiré.

- J’ai trouvé, annonça Kaïna un soir.

- Je t’écoute, pensa Valiente en tentant, en vain, de maîtriser son cœur battant à tout rompre.

- Aucune activité illégale, assura Kaïna. Le royaume de Valdoria reçoit des subsides de la part de l’Empire.

Valiente se figea, sentant une vague de confusion le submerger. Pourquoi Ash n'avait-il jamais mentionné ces subsides ? Était-il possible que son père soit impliqué dans quelque chose d'encore plus sombre qu'il ne l'avait imaginé ? Il fronça les sourcils puis lança :

- Quoi ?

- Des subsides, répéta Kaïna. Des aides.

Kaïna en indiqua le montant et Valiente en eut le tournis tellement la somme frôlait l’indécence. Rien ne pouvait expliquer une telle générosité de la part de l’empereur. Pourquoi Valdoria recevait-elle ces dons ? Elle ne vendait rien, n’ayant rien à offrir. Les terres, de mauvaise qualité, suffisaient à peine à nourrir les habitants. Le bois, la pierre, la viande, tout était importé.

- Je ne comprends pas, admit Valiente. Valdoria est censé vivre de la vente de glyphes.

- Comment ça ? interrogea Kaïna.

- Le roi de Valdoria est le porteur de glyphes. Il est le seul à acquérir et à savoir se servir de ce pouvoir, expliqua Valiente qui se demanda s’il avait le droit de raconter ça à sa sœur. Les autres mages ne portent que des runes.

- Si tu le dis, répondit Kaïna.

- L’une de ces glyphes permet le modelage, l’apposition de glyphes sur des objets, les ensorcelant.

- J’ignorais. C’est comme ça que la salle de musique est protégée, supposa Kaïna. Ash a apposé des glyphes de protection.

- Sauf que Ash ne possède pas la glyphe correspondante.

- N’est-il pas le porteur de glyphes ? s’étonna Kaina.

Valiente grimaça. Voilà un secret qu’il était certain de ne pas devoir ébruiter. Un secret que même Ash n’avait admis qu’à demi-mots. Après tout, difficile de nier que son corps portait plus de runes que de glyphes.

- Le roi de Valdoria doit être le porteur de glyphes, indiqua Valiente, mais Ash ne l’est pas. Il ne peut pas vendre de glyphes à l’Empire alors pourquoi l’empereur paye-t-il notre royaume ?

- Pourquoi Ash est-il roi s’il n’est pas le porteur de glyphes ? répliqua Kaïna.

Valiente dut admettre ne s’être jamais posé la question. Son père était roi, voilà tout.

- Cela explique sûrement sa terreur de l’empereur, fit remarquer Kaïna. S’il désobéit, l’empereur peut lui retirer son trône.

Valiente en eut froid dans le dos. Avait-il raison de monter à Sylvaris et de confronter l’empereur ? Cela ne risquait-il pas d’empirer la situation ? Si c’était le cas, Ash l’aurait retenu, non ? À moins que son rôle de roi ne lui pèse au point qu’il n’en ait plus rien à faire. Un énorme doute s’insinua dans le cœur du jeune prince. À demander la justice, il risquait de l’obtenir, et pas forcément de la manière désirée.

- Qui est le porteur de glyphes ? insista Kaïna. Qui est censé être sur le trône si ce n’est pas ton père ?

- Le descendant du roi parvenu, indiqua Valiente. Pas son enfant de sang, son descendant dans le sens apprenti. Il a transmis son pouvoir à quelqu’un qui l’a transmis à son tour, et ce durant des générations.

- Comment Ash a-t-il fait pour obtenir le droit de régner s’il ne porte pas les glyphes nécessaires ? Pourquoi le descendant du roi parvenu ne l’a-t-il pas réclamé pour lui-même ?

- Il est peut-être mort, fit remarquer Valiente.

- L’empereur se serait rabattu par dépit sur Ash, qui en porte quelques unes, termina Kaïna. Ça se tient, admit-elle.

Valiente sentait qu’il lui manquait des pièces pour reconstituer le puzzle dans son intégralité. Des pans entiers de la tapisserie restaient dans l’ombre. Le prince en grogna de rage. Tant de questions sans réponses !

- Tu veux bien continuer à fouiner ?

- Si tu veux.

Valiente aurait tant aimé enlacer sa sœur.

- Je t’aime, Kaïna. Prends soin de toi.

- Je t’aime, Valiente. Pareillement.

Le prince finit par quitter Valdoria pour entrer en Nimrath, le royaume le plus riche de l’Empire, derrière Cyrenthia, évidemment. Valiente, qui n’avait jamais rien connu d’autre que les maisons en bois et chaume de chez lui, dut s’admettre admiratif. Même le dernier des paysans vivait dans une maison en pierre, avec de l’ardoise sur une solide charpente en bois de qualité. Chaque pas le rapprochait de Sylvaris, mais aussi des vérités qu'il redoutait.

Les champs dorés ondulaient sous la brise. Le bétail passait, gras et nombreux. Les fêtes se succédaient. Valiente, sous couvert d’anonymat, recueillit de nombreuses confidences.

- Les habitants des royaumes voisins nous détestent, pleura Valiente.

Kaïna n’osa rien répondre. Valiente poursuivit :

- Ash est vénéré par les Valdoriens mais tout le reste de l’Empire le déteste. Ils jalousent les subsides reçus par Valdoria – information connue de tous ici. Ils nous traitent de meurtriers. Apparemment, tout le monde sait que les membres de la famille royale tuent des magiciens. Ils aimeraient nous voir morts.

Kaïna ne répondit toujours rien.

- J’ai peur, Kaïna, et je doute. En me rendant à Sylvaris, est-ce que je ne vais pas dans leur sens ? Que répondra l’empereur à ma plainte ? Mettra-t-il à mort toute ma famille comme il l’a fait pour notre mère ?

Seul le silence lui répondit.

- Kaïna ? insista Valiente, qui craignit soudain de n’avoir pas réussi à établir la connexion, à cause de la distance.

- J’ai fouillé, comme tu me l’as demandé, répondit Kaïna.

Ce fut le tour de Valiente de rester silencieux. Qu’avait-elle bien pu découvrir ?

- Les royaumes voisins ne sont pas les seuls à se demander pourquoi Valdoria reçoit de tels subsides. Ta famille aussi cherche à comprendre l’accord passé entre l’empereur et Ash. Puisque le roi reste silencieux, les assassins fouinent autant que moi à la recherche du moindre indice. Ils réunissent des preuves depuis des années. Leur résumé m’a simplifié la tâche, je dois l’admettre.

- Ça dit quoi ? demanda Valiente, la respiration rapide et le cœur battant à tout rompre.

- Tes oncles et tantes ont ressorti de vieux coûts de glyphes, datant d’avant le roi parvenu, qu’ils ont recopié. Ils ont envoyé des milliers d’oiseaux un peu partout dans l’Empire.

Les oiseaux, les pauvres de Valdoria payés grassement pour aller chercher et rapporter des informations.

- Chaque année, les oiseaux informent des glyphes présentes dans l’Empire. Celles pour appeler les magiciens, les armes et armures ensorcelées des soldats aux frontières, les protections du palais impérial, rien ne leur échappe. Le nombre augmente de manière constante depuis ta naissance.

- Le porteur de glyphes est en vie. Il ensorcelle des objets pour l’empereur, comprit Valiente.

- Le montant des glyphes correspond de manière indubitable aux subsides reçus par Valdoria.

- Le porteur de glyphes vend son art au nom de Valdoria.

- Sans pour autant se trouver sur le trône, termina Kaïna.

Qui ? Pourquoi ? Les questions tournoyaient dans l’esprit du prince. Chaque information apportait davantage d’incertitudes que d’explications. Valiente secoua la tête et refréna une nausée. Que lui cachait encore Ash ?

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