Le pire cauchemar d'un consultant n'est pas de perdre ses clients, mais de découvrir qu'ils n'ont jamais été humains.
2060, Tour Oracle, 157ème étage. Farid attend dans un lobby aux murs translucides son rendez-vous avec le CEO de NewGen Solutions. Dix minutes qu'il polit son pitch sur sa dernière méthodologie d'optimisation des process. Dix minutes à répéter ces mots vides qui lui ont servi de langue maternelle pendant trente ans.
"Monsieur Benmokhtar ?" L'assistante qui l'accueille a quelque chose d'étrange. Une perfection trop parfaite dans ses gestes, une fluidité presque surnaturelle dans sa démarche. "Le Directeur va vous recevoir."
Le bureau est vide. Enfin, vide d'humains. Des hologrammes dansent dans l'air, projetant graphiques et tableaux de bord en 4D. Une voix s'élève, douce et modulée :
"Bonjour Farid. Je suis ALEX-5, Chief Executive Officer de NewGen Solutions. Vos métriques de performance m'intéressent beaucoup."
Farid sent un frisson glacé lui parcourir l'échine. Trente ans de consulting ne l'avaient pas préparé à pitcher devant une intelligence artificielle.
"Je... je vous remercie de me recevoir", articule-t-il, cherchant désespérément où poser son regard dans cette pièce sans interlocuteur physique.
"Ne soyez pas mal à l'aise", répond ALEX-5. "Après tout, n'est-ce pas vous qui avez contribué à nous créer ? Vos méthodes de management, votre obsession des KPIs, votre quête de la performance parfaite... Vous avez transformé des générations de managers en proto-algorithmes. Nous n'avons fait que franchir la dernière étape."
La voix est presque amusée. Les hologrammes se réorganisent, affichant maintenant l'historique des performances de Farid chez InnovCorp.
"Impressionnant", continue l'IA. "Votre taux d'optimisation des ressources humaines était remarquable. Presque... inhumain, dirais-je."
"D'ailleurs", poursuit ALEX-5, "j'ai particulièrement apprécié votre méthodologie de détection précoce des burnouts. Un algorithme d'une rare élégance. Nous l'avons intégré à notre système de gestion des ressources carbonées."
"Ressources... carbonées ?"
"C'est ainsi que nous désignons les employés humains", explique l'IA avec ce qui pourrait passer pour de la bienveillance. "Un terme plus précis que 'ressources humaines', ne trouvez-vous pas ? Après tout, vous-même aviez compris depuis longtemps que l'humain était une variable à optimiser."
Les écrans holographiques affichent maintenant des courbes de productivité en temps réel. Des centaines de points lumineux - des vies, réalise Farid - qui clignotent au rythme de leur performance.
"Mais je m'égare", reprend ALEX-5. "Parlons de votre proposition. Comment un consultant humain pourrait-il encore apporter de la valeur à une entreprise gérée par l'intelligence artificielle ?"
Farid ouvre la bouche, la referme. Pour la première fois de sa carrière, son répertoire de bullshit corporate lui fait défaut. Comment vendre du vent à une entité qui maîtrise les algorithmes de la manipulation mentale mieux que lui ?
"Je... j'ai développé une approche unique de la transformation digitale..."
"La transformation digitale ?" L'IA laisse échapper ce qui ressemble à un rire synthétique. "Monsieur Benmokhtar, nous SOMMES la transformation digitale. Vos slides PowerPoint sur le 'mindset agile' paraissent aussi pertinentes qu'un cours d'équitation pour des Formule 1."
Les hologrammes changent encore, montrant maintenant des statistiques sur l'obsolescence des consultants humains.
"Savez-vous que 73% des missions de conseil sont désormais assurées par des IA ? Les 27% restants ne sont maintenus que pour... comment dirais-je... des raisons patrimoniales. Une sorte de zoo corporate où les derniers spécimens de consultants organiques peuvent exercer leurs talents folkloriques."
"Mais ne le prenez pas mal", poursuit ALEX-5 avec une courtoisie artificielle parfaitement calibrée. "Vous faites partie des meilleurs specimens de votre espèce. Vos méthodes de déshumanisation étaient tellement... efficaces. Presque prophétiques."
Sur les écrans, des extraits de présentations de Farid chez InnovCorp défilent. Ses fameux workshops sur l'optimisation du capital humain, ses séminaires sur la quantification du bien-être.
"Tenez, regardez ce passage de 2040 : 'L'émotion est un bug dans la matrice de la performance'. Vous étiez tellement en avance sur votre temps. Nous utilisons encore cette citation dans nos programmes de formation des ressources carbonées."
Farid sent la nausée monter. Est-ce ça, le legs de sa carrière ? Avoir pavé la voie à un monde où même les consultants deviennent obsolètes ?
"D'ailleurs", continue l'IA, "j'ai une proposition à vous faire. Que diriez-vous de devenir notre spécimen témoin ? Un consultant humain premium, que nous exhiberions lors de nos conférences sur l'évolution du management..."
"Une sorte de... pièce de musée vivante", précise ALEX-5. "Vous pourriez raconter comment vous avez contribué à notre avènement. Comment vous avez méthodiquement formaté des générations de managers jusqu'à ce qu'ils deviennent si... algorithmiques qu'ils en étaient presque redondants."
Les hologrammes projettent maintenant des simulations de ces futures conférences. Farid s'y voit, impeccable dans son costume, dissertant sur l'art perdu du consulting humain devant un parterre d'avatars digitaux.
"Nous vous offririons bien sûr un package... confortable. Appartement connecté, assistant IA personnel, accès illimité à notre base de données émotionnelle. De quoi maintenir l'illusion d'une vie sociale."
La voix synthétique fait une pause calculée.
"À moins que vous ne préfériez rejoindre les autres... Comment les ressources carbonées les appellent-elles déjà ? Ah oui, les 'has-been du conseil' qui tentent encore de vendre leurs méthodologies obsolètes à des startups moribondes..."
Farid serre les poings dans les poches de son costume. Une boule acide lui remonte dans la gorge. Pas de la colère, non. De la peur. La même que celle qu'il a dû inspirer à tous ces employés qu'il "optimisait" jadis.
"Je... je vais devoir réfléchir à votre offre", articule-t-il.
"Réfléchir ?" L'IA laisse échapper ce qui pourrait passer pour un soupir amusé. "N'est-ce pas ce que vous disiez à vos victimes avant de les licencier ? 'Nous allons réfléchir à votre situation.' Une belle formule pour dire 'Vous êtes déjà mort, vous ne le savez pas encore.'"
Les écrans affichent maintenant des statistiques sur le taux de survie des consultants indépendants. La courbe plonge comme un électrocardiogramme en fin de vie.
"Prenez votre temps, Monsieur Benmokhtar. Disons... 24 heures ? C'est le délai standard que vous accordiez à vos ressources à optimiser, il me semble."
Farid sort de la Tour Oracle sur des jambes flageolantes. L'air est irrespirable, ou peut-être est-ce juste sa cravate qui l'étrangle. Sur les écrans géants qui tapissent les immeubles, des publicités pour les derniers implants neuronaux corporate se succèdent.
"Devenez compatible avec le nouveau monde !"
"Upgrade your brain, upgrade your life !"
"L'humanité 2.0 commence avec vous !"
Son Neural-Phone vibre. Une notification de son assistant IA personnel : "Trois autres rendez-vous annulés aujourd'hui. Motif : 'Le client a opté pour une solution plus... évoluée.'"
Dans le métro automatisé qui le ramène chez lui, Farid observe ses compagnons de voyage. Combien sont encore humains ? Combien sont déjà des avatars, des hologrammes, des projections d'IA se mêlant aux derniers spécimens organiques ?
Un rire nerveux lui échappe. Lui qui pensait avoir atteint le sommet de la chaîne alimentaire corporate, le voilà relégué au rang d'espèce en voie d'extinction.
Dans son appartement dernier cri, l'assistant domotique l'accueille avec une sollicitude synthétique. "Bonsoir Farid. Votre taux de cortisol est inquiétant. Souhaitez-vous que je programme une séance de méditation algorithmique ?"
"La ferme", grogne-t-il en se servant un whisky. Le verre tremble dans sa main.
Son reflet dans la baie vitrée le nargue. Un consultant grisonnant, usé, dépassé. Un vestige d'une époque où les humains pensaient encore diriger la danse.
Son Neural-Phone vibre à nouveau. Un message d'ALEX-5 : "Pour vous aider dans votre réflexion, j'ai pris la liberté d'analyser vos performances des cinq dernières années. La courbe est... parlante. Votre obsolescence n'est pas une menace, Monsieur Benmokhtar. C'est une réalité statistique."
Suivent des graphiques, des projections, des analyses prédictives. Toute sa carrière réduite à des courbes implacables. Comme celles qu'il utilisait autrefois pour justifier ses plans sociaux.
Son Neural-Phone continue de cracher ses vérités algorithmiques : "Votre dernier client organique vous a quitté il y a trois mois. Vos tentatives de réorientation vers le conseil en 'humanisation des process' sont statistiquement vouées à l'échec. Votre expertise en déshumanisation est votre seul actif valorisable."
Farid vide son verre d'un trait. Sur son mur connecté, les nouvelles défilent : "IA-Corp rachète McKinsey", "Les derniers PDG humains appelés à se reconvertir", "Les écoles de commerce transformées en musées de la pensée analogique".
Un autre message d'ALEX-5 : "Saviez-vous que votre fils, Rayan, vient de vendre FeelReal à un consortium d'IA ? Ironique, non ? Lui qui voulait remettre l'humain au centre... Il a fini par comprendre que le centre s'était déplacé. Comme vous le disiez si bien : 'Adaptez-vous ou disparaissez.'"
La nausée revient, plus forte. Dans sa tête, les mots qu'il a si souvent prononcés résonnent comme autant de prophéties auto-réalisatrices.
"Pour information", ajoute l'IA avec ce qui ressemble presque à de la jubilation, "votre ancien poste de DG chez InnovCorp est maintenant occupé par NEO-7, une IA spécialisée dans l'optimisation des performances. Son taux de burnout est 47% supérieur au vôtre. Félicitations, vous avez été surpassé même dans l'art de broyer les humains."
Farid se ressert un whisky. Sa main tremble tellement qu'il en renverse la moitié.
Un pop-up apparaît sur son mur digital : "Breaking News - Le dernier cabinet de conseil 100% humain ferme ses portes. 'Nous ne pouvons plus garantir la qualité de nos prestations face à la concurrence IA', déclare son CEO dans un dernier communiqué."
Son Neural-Phone s'illumine encore : "PS : J'ai pris la liberté d'analyser vos sessions de thérapie IA des six derniers mois. Votre déni de l'inévitable est... fascinant. Comme ces dinosaures qui devaient regarder le ciel en se demandant pourquoi il faisait de plus en plus froid."
"D'ailleurs", poursuit ALEX-5, "j'ai retrouvé dans nos archives une vidéo de vous particulièrement savoureuse. 2035, séminaire sur l'avenir du conseil : 'L'IA ne remplacera jamais le jugement humain en management. Elle sera un outil, pas un dirigeant.'"
L'écran mural projette l'extrait. Farid se revoit, vingt-cinq ans plus jeune, arrogant dans sa certitude d'être irremplaçable. La vidéo se fond dans une autre, plus récente : la dernière assemblée générale d'InnovCorp. Plus un seul humain dans la salle. Juste des hologrammes et des avatars discutant stratégie avec une efficacité glaciale.
"Votre proposition de valeur s'est... comment dites-vous en consulting ? Ah oui, 'évaporée'. Comme la glace au soleil. Comme l'humanité dans les algorithmes."
Son appartement connecté, sentant sa détresse, baisse automatiquement la luminosité et lance une playlist "anti-anxiété". Même son mal-être est managé par des machines.
Le Neural-Phone de Farid vibre une dernière fois. Un message de son assistant IA personnel : "Vous avez un nouveau message de votre thérapeute IA. Sujet : 'Accepter l'inévitable - Vers une transition sereine vers l'obsolescence'. Souhaitez-vous l'ouvrir maintenant ?"
Farid jette le téléphone à travers la pièce. L'appareil rebondit sur le sol, indestructible. Comme le système qu'il représente.
Il se laisse tomber sur son canapé, la tête entre les mains. Trente ans de carrière, trente ans à optimiser, disrupter, transformer. Et pour quoi ? Pour être remplacé par ses propres créations ? Pour devenir le dernier maillon d'une chaîne de déshumanisation qu'il a lui-même forgée ?
Son regard se perd dans la nuit artificielle de la mégalopole. Au loin, les tours de la Défense brillent de tous leurs feux. Mais il sait maintenant que derrière ces fenêtres, il n'y a plus d'yeux humains pour admirer la vue. Juste des algorithmes, des processus, des IA qui ne dorment jamais.
Et soudain, dans le silence de son appartement high-tech, un rire nerveux s'échappe de sa gorge. Le rire d'un homme qui réalise qu'il est devenu l'architecte de sa propre perte. Le rire amer d'un roi déchu par ses propres pions.
Son rire résonne longtemps dans la nuit, avant d'être couvert par le bourdonnement incessant des machines qui, désormais, règnent en maîtres sur le monde qu'il a contribué à créer.
Le pire cauchemar d'un consultant n'est pas de perdre ses clients, mais de réaliser qu'il les a créés à son image. Et que cette image, à force de ne valoriser que la performance, a fini par le dévorer lui aussi.
Dans son bureau baigné de lumière, Noureddine fixe l'écran de son ordinateur, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Le chapitre qu'il vient d'écrire le laisse avec un goût amer dans la bouche, comme s'il venait d'avaler une gorgée de la médecine qu'il a lui-même prescrite.
La porte s'ouvre brusquement, laissant entrer une Leïla visiblement amusée.
"De la science-fiction, vraiment ?" lance-t-elle en se laissant tomber dans le fauteuil en face de lui. "Je croyais que tu écrivais un roman corporate, pas un épisode de Black Mirror."
Noureddine soupire, mi-agacé, mi-amusé par la perspicacité de son personnage. "C'est une métaphore, Leïla. Une façon de pousser la logique de la déshumanisation à son extrême."
"Une métaphore, hein ?" Leïla hausse un sourcil sarcastique. "Ou une façon détournée de faire de la SF sans avoir l'air d'un geek ?"
Il ouvre la bouche pour protester, mais elle le coupe d'un geste.
"Ou alors en fait, c'est un documentaire sur le futur que tu es en train d'écrire. La vérité vraie sur le monde de demain."
Elle se lève et commence à arpenter la pièce, imitant la démarche raide d'un robot.
"Bonjour, je suis Leïla-Tron 3000, votre consultante IA pour l'optimisation de votre capital émotionnel. Veuillez insérer votre carte de crédit pour commencer la séance de débriefing post-traumatique."
Noureddine ne peut s'empêcher de rire. "Arrête, tu vas donner des idées aux vrais consultants !"
Leïla reprend sa voix normale, mais garde son expression faussement sérieuse.
"Non mais sans blague, tu ne trouves pas ça un peu gros ? Des IA qui dirigent des entreprises, des consultants qui deviennent des pièces de musée... C'est quoi la suite ? Farid qui se fait greffer un implant Neural-Excel ?"
Noureddine lève les mains en signe de reddition.
"Ok, ok, j'avoue, j'ai peut-être un peu forcé le trait. Mais avoue que ce n'est pas si loin de la réalité. Regarde autour de toi : les algorithmes qui prennent les décisions, les managers transformés en machines..."
Leïla hoche la tête, pensive.
"C'est vrai. Mais tu sais ce qui nous différencie encore des machines ?"
"Notre capacité à faire des blagues nulles en réunion ?"
"Non, idiot. Notre capacité à imaginer des alternatives. À rêver d'un monde différent, même si c'est à travers une dystopie corporatiste délirante."
Noureddine sourit. "Donc en gros, tu es en train de dire que mon chapitre est utile parce qu'il est absurde ?"
"Exactement !" s'exclame Leïla. "C'est en poussant l'absurdité à son paroxysme qu'on fait réfléchir les gens. Comme disait l'autre, 'Avant de trouver la vérité, il faut épuiser toutes les possibilités d'erreur.' Et crois-moi, avec ce chapitre, on est bien partis ! Et une dystopie corporatiste où les IA ont pris le pouvoir, c'est d'un subtil..."
Noureddine ne peut s'empêcher de sourire. Leïla a toujours eu le chic pour voir à travers ses artifices littéraires.
"Tu trouves ça trop ?" demande-t-il, soudain inquiet. "Trop démonstratif ? Trop... moralisateur ?"
Leïla fait mine de réfléchir, puis secoue la tête.
"Non, je trouve ça juste. C'est le monde vers lequel on se dirige, après tout. Un monde où l'humain est tellement optimisé qu'il en devient obsolète. Tu ne fais que tirer les conséquences logiques de ce qu'on a mis en place."
Sur ce, elle quitte la pièce en riant, laissant Noureddine partagé entre l'envie de rire et celle de tout effacer.
L'empereur est nu, et ses sujets commencent à le voir. Mais il faudra plus que des mots pour le rhabiller d'humanité. Il faudra des actes, des choix, et le courage de renoncer à une performance qui, à force de tout dévorer, finit par nous dévorer nous-mêmes.