À peine revenu au château de Bellast, Narhem se rendit auprès du chancelier.
- Un problème, Majesté ?
Ce n’était pas vraiment une question. Narhem ne cachait rien de son état mental.
- Je veux amender une loi, annonça-t-il.
- Amender une loi ? répéta le chancelier, stupéfait.
Narhem prenait tellement de temps à les écrire qu’elles brillaient de perfection au moment de leur signature finale. Revenir sur l’une d’elle était une première !
- Laquelle ? interrogea le chancelier.
- Je viens de découvrir une pratique dont j’ignorais l’existence. Cela explique que je veuille modifier ce qui a déjà été décrété et relayé à travers le royaume.
- Nous transmettrons les modifications. Ne t’inquiète pas pour ça. Quelle loi te pose souci ?
- La réglementation des marchandises, annonça Narhem.
Le chancelier plissa les yeux, cherchant visiblement où pouvait bien se situer le problème.
- Je souhaite remplacer « La vente, l’achat ou la possession d’être humain sont interdits » par quelque chose qui ressemblerait à « La vente, l’achat ou la possession d’êtres intelligents sont interdits ». Je n’ai pas beaucoup eu le temps d’y réfléchir. La tournure de phrase peut être améliorée et devra l’être.
- Êtres intelligents ? répéta le chancelier. Qu’entends-tu par là ?
- À notre connaissance actuelle : les humains et les elfes, indiqua Narhem.
Le chancelier cligna plusieurs fois des yeux, fronça les sourcils, puis lança un « Quoi ? » montrant sa totale incompréhension.
- Je veux interdire l’esclavage des elfes, insista Narhem.
- Pourquoi ? interrogea le chancelier.
Il ne disait pas « De quoi parles-tu ? » mais bien « Pourquoi ? ». Il savait. Il possédait même peut-être une elfe lui-même. Narhem eut envie de lui exploser la tête contre le mur. Comment cela avait-il pu exister dans l’entourage de personnes aussi proches sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte ?
- L’esclavage ne prouve que ta faiblesse. Es-tu à ce point incapable de faire qu’une femme accepte tes faveurs que tu doives…
- Dixit celui qui a lutté pour que la prostitution soit légale, le coupa le chancelier. Quelle hypocrisie !
- Les filles de joie reçoivent un salaire en échange de leurs services, le contra Narhem.
- Les paysans doivent-ils également cesser d’enculer leurs chèvres ? Considères-tu cela également comme de l’esclavage ?
Narhem venait de se prendre une gifle virtuelle. Cette réponse le choqua au plus haut point.
- Tu ne peux pas comparer les elfes à des chèvres ! s’exclama-t-il.
- Tu as raison : c’est vexant pour les chèvres, qui savent réaliser des tours dont les elfes sont incapables.
Narhem en fut muet de stupéfaction. Le chancelier continua :
- Est-ce mettre les animaux en esclavage que de les forcer à tirer des charrues à longueur de journée ? Est-ce mettre en esclavage les vaches que de leur retirer leurs veaux à la naissance pour les manger avant de profiter du lait ? Ou les chèvres, d’ailleurs. Est-ce pire que de forcer des coqs ou des chiens à s’entre-tuer dans une arène ?
Narhem frémit. Il sentit la rage se saisir de lui. Pourtant, il devait l’admettre : tracer la limite serait extrêmement difficile. Il ne pouvait décemment pas interdire l’élevage ni faire cesser la domestication. Les relations entre les animaux et les hommes existaient depuis toujours. Elles profitaient à l’un comme à l’autre. Les chiens, les poules, les cochons n’existeraient même pas sans l’homme.
- Les elfes ne sont pas des animaux, ronchonna Narhem qui savait bien que cela dépendait du point de vue.
Après tout, aux yeux des elfes noirs, il n’était guère plus qu’un animal stupide. Il avait réussi à devenir roi et à remonter dans leur estime, mais aux yeux des créatures noires aux oreilles pointues, il ne faisait aucun doute qu’il ne s’agissait que d’un cas isolé n’indiquant rien sur l’espèce de manière générale.
- Attends, lui lança le chancelier avant de s’éloigner.
Il se rendit à la porte de son bureau, échangea quelques mots avec le garde qui disparut, pour revenir peu après avec Yvon, le chef des armées.
- Il m’a dit que tu me demandais, de toute urgence. Que se passe-t-il ?
- Yvon, tu as été milicien, commença le chancelier.
- Comme au moins un homme de chaque génération dans ma famille, annonça le soldat. C’est notre contribution au royaume. Nous en sommes très fiers. Tu le sais et il le sait. Pourquoi me demandes-tu cela ?
Ancien milicien, se rappela Narhem, son chef des armées l’était. Combien d’elfes avaient-ils traquées, violées puis vendues en oubliant de le mentionner dans son rapport ?
- Tu as traqué des elfes, continua le chancelier.
- Pendant cinq ans, répondit le chef des armées. Travail difficile. On s’ennuie beaucoup. Leur présence est rare. En revanche, quand ils apparaissent… un délice. J’adore la chasse et là, c’est du pain béni. Ces animaux-là rendent la poursuite tellement difficile. Les traces sont rares, la course longue, les retrouvailles animées.
- Animaux ? maugréa Narhem qui n’avait retenu que cela du discours enjoué du chef des armées revenant sur un moment agréable de sa vie.
Le chancelier connaissait d’avance l’avis du chef des armées. Il avait appelé un ami à la rescousse. Qu’il ait choisi un combattant n’était pas un hasard. Il savait que sa parole porterait davantage auprès de Narhem.
- Les brigands sont des lourdauds. On les retrouve toujours avant la fin de la journée. C’est trop facile, continua le chef des armées. Les elfes, eux… C’est une autre affaire. Il faut être attentif. Combien en avons-nous perdu ?
- Animaux ? répéta Narhem plus fort.
- Quel terme veux-tu que j’utilise ? interrogea Yvon. C’est ce qu’ils sont.
- Des singes, intervint le chancelier. De beaux singes…
- Les femmes sont sublimes mais les hommes… Des mecs tout fins, pâles, aux cheveux longs, ne mangeant que des racines et des graines et vivant tout nus dans la forêt. Je ne suis pas certain que ma femme apprécierait.
Le chancelier pouffa de rire avant de reprendre rapidement un visage sérieux devant le regard incendiaire de Narhem.
- Des animaux ? Les avez-vous bien regardés ?
- Et toi ? répliqua le chancelier. Ils ont l’air humains, je te le concède. Deux pieds, deux mains, une tête… les singes aussi. Et tout comme un babouin, ils ne savent ni parler, ni faire du feu, ni construire de maison, ni manier d’outils.
Narhem resta muet face à ce réquisitoire. Il cligna plusieurs fois des yeux. Les elfes des bois étaient-ils vraiment des animaux ? Avait-il pris une guenon en pitié ? Narhem se rendit soudain compte de la raison de son malaise.
- Savez-vous pourquoi la prostitution est aussi importante pour moi ? Savez-vous pourquoi j’ai lutté pour qu’elle soit légale ?
- Parce que tu aimes le sexe ? lança malicieusement le chancelier.
- Je n’ai jamais payé pour en obtenir, précisa Narhem. De toute ma vie…
Le roi étant immortel, cette phrase était lourde de sens.
- La prostitution permet de diminuer énormément les viols, expliqua Narhem.
Le chancelier hocha la tête. Il avait tenté de faire de l’humour et c’était tombé à l’eau. Le roi était vraiment tendu.
- Où le viol a-t-il été défini ? interrogea Narhem qui ne se souvenait aucunement avoir discuté ce point-là avec quiconque.
- Euh… bredouilla le chancelier. Je… Il… Je ne crois pas que… Enfin, je veux dire. Tout le monde sait ce que c’est, non ?
- Apparemment pas. Il va falloir rajouter dans le texte officiel la phrase suivante : « Viol : commettre un acte sexuel sans consentement ».
- Je n’aurais pas forcément utilisé ces termes, mais l’idée aurait été la même, assura le chancelier. Qu’est-ce que cela change ?
- À quel moment le paysan a-t-il demandé son avis à la chèvre ? Comment s’est-il assuré qu’elle était consentante ? interrogea Narhem d’une voix sifflante en fixant Yvon.
Il était clair que « paysan » et « chèvre » n’étaient que des métaphores accusant directement le chef des armées.
- Super, maugréa le chancelier.
- Quoi ? s’énerva Narhem alors que ses deux interlocuteurs secouaient la tête l’air navré.
- Tu veux bien prendre deux secondes pour m’expliquer comment je suis censé faire appliquer ça ? gronda Yvon. Imaginons : des rumeurs amènent des miliciens à penser que le paysan Ducon encule sa chèvre. Je me rends à sa ferme. Et ? Je l’emmène, lui et sa chèvre, devant le juge du coin ?
- Il dira que c’est faux, continua le chancelier. Il sera difficile d’interroger la chèvre pour avoir son avis. Même s’il y a des témoins, ses amis mentiront pour le soutenir, ses ennemis mentiront pour l’enfoncer. Rien ne sera recevable. Le tribunal laissera tomber. Ça sera juste une perte de temps… pour tout le monde.
- À moins que les miliciens le voient de leurs propres yeux… murmura Yvon sans terminer sa phrase.
Si la victime était une chèvre, les miliciens fermeraient les yeux par ennui. S’il s’agissait d’une elfe, ils profiteraient de leur statut pour en demander une part et s’en iraient un grand sourire aux lèvres. L’elfe resterait au même endroit, avec quelques hommes de plus à lui être passés dessus.
- Suis-je censé arrêter la baronne de Chavignac ? interrogea Yvon.
Narhem ne parvint pas à déterminer si la question était sincère ou visait à le déstabiliser. Le roi avait beau plonger dans sa mémoire, cette noble-là ne lui disait rien.
- Elle vit dans la région de Brakmar, indiqua le chancelier. Elle est très connue dans le royaume pour ses élevages canins. Elle possède les experts les plus renommés. Les races créées dans ses domaines sont remarquables. Vous voulez un chien d’une certaine couleur, taille, poids, caractère ? Elle peut vous le fournir. Par croisement, elle parvient à tout obtenir.
- Et ne s’en prive pas pour satisfaire ses envies insatiables, sourit Yvon.
Narhem lui lança un regard interrogateur.
- Elle aime se faire saillir par des chiens, annonça Yvon.
- Et plus la queue est grosse, mieux c’est, confirma le chancelier.
- Année après année, elle sélectionne des espèces calmes, dociles et obéissantes aux bites les plus grosses possibles. Tous les jours, elle entre dans les refuges et ils la baisent.
Narhem blêmit et soudain, une image lui sauta au visage : lui, attaché au pilori, dans cet enclos et les bêtes immondes et puantes lui lacérant le bas du dos tandis que leur mandrin lui pilonnait le cul. L’évidence le submergea accompagnée d’une tristesse incommensurable. Ces pauvres bêtes avaient été violées autant que lui. Leur consentement n’avait jamais été demandé. Les dresseurs avaient ordonné et les orcs avaient obéi fidèlement. Narhem avait été injuste envers les animaux par ailleurs dociles et tranquilles. Sa haine envers les elfes noirs monta d’un cran. Il fut heureux d’avoir débarrassé le monde de ces monstres hideux, violeurs, esclavagistes et pervers.
- Une meute entière lui passe dessus...
- Parfois plusieurs fois par jour…
- C’est bon, j’ai compris l’idée, les coupa Narhem qui avait la nausée.
- Je doute qu’elle demande leur avis aux chiens, continua Yvon.
- Est-ce qu’elle les viole en leur ouvrant sa chatte ? insista le chancelier.
- Oui, s’écria Narhem, révolté.
- Je dois envoyer mes hommes l’arrêter ? répéta Yvon.
Narhem lui envoya un regard noir. Le roi était dégoûté car la réponse était « non », bien entendu.
- Qu’est-ce que je fais de la chèvre une fois que je l’ai sauvée des mains du paysans qui abuse d’elle ? interrogea Yvon. Le paysan de la ferme d’à côté ne sera pas forcément plus respectueux de ses volontés.
La question méritait réflexion. Le chef des armées n’avait pas tort. Narhem s’était retrouvé complètement démuni face à cette pauvre elfe torturée. Il fallait trouver des personnes de confiance et un lieu refuge. Il avait besoin d’aide, une aide extérieure. Où la trouver ?
Il pensa d’abord aux elfes des bois vivant au sud de Falathon, ramasseurs d’algues sur le lac Lynia, dont Dolove lui avait parlé. Accepteraient-ils de venir jusqu’à Eoxit pour sauver les leurs ? Narhem rejeta l’idée pour trois raisons.
D’abord parce que ça serait mettre leur vie en péril. Après tout, ils se feraient tous attaquer à peine le pied posé à Eoxit. Trop d’elfes des bois avaient trouvé la mort à cause des Eoxans. Il voulait les sauver, pas en tuer davantage.
Ensuite parce que Narhem souhaitait des actions pacifiques. Il voulait libérer les elfes sans blesser aucun Eoxan. Les gardes payés pour protéger les domaines ne touchaient probablement jamais aux elfes, jalousement gardées par les propriétaires. Les violeurs paieraient, mais sans mourir. Les elfes des bois risquaient, en voyant leurs femmes maltraitées, d’agir de manière trop violente.
Enfin, parce que si les elfes du sud apprenaient que les leurs étaient prisonniers, torturés, traqués et tués depuis des siècles, ils risquaient de voir rouges et de s’en prendre à Eoxit, purement et simplement. Or Narhem ne désirait surtout pas la guerre. Il avait vu trop de morts dans sa vie. Le temps s’occupait déjà de mettre des corps sous la terre. En rajouter ne servait à rien, qu’ils fussent des elfes des bois ou des Eoxans. Le but était de sauver des vies, pas d’en détruire.
Qui alors ? Où trouver l’aide tant désirée ? Qui appeler ? Où trouver des personnes de confiance à qui confier cette lourde et terrible tâche ? Il fallait des personnes étrangères pour éviter les conflits d’intérêt mais pas trop afin qu’elles soient investies. Il fallait pouvoir s’appuyer sur elles dans le long terme – car Narhem n’en doutait pas, il faudrait plusieurs générations pour toutes les sauver. D’autant que chaque libération rendrait les autres propriétaires plus méfiants, plus protecteurs, plus discrets. La marchandise deviendrait plus rare donc plus chère.
- Contente-toi de rajouter la définition du viol, annonça Narhem au chancelier puis il se tourna vers Yvon. Cela fait de tout homme ayant utilisé sexuellement un animal depuis la ratification de cette loi un criminel.
Yvon resta de marbre face à cette menace pas du tout voilée.
- Comment tes miliciens l’appliqueront est de ton ressort et appartient à ta conscience. Sache que de mon côté, je vais faire en sorte qu’elle soit appliquée.
- Comment ? interrogea Yvon sans frémir.
- Tu verras bien, répondit Narhem avant de sortir de la pièce.
Yvon se croyait gagnant. Pour le moment, il l’était. Narhem n’avait pas la moindre idée de la bonne manière d’agir. Il avait besoin de conseil, d’avis différent, d’opinion neutre sur le sujet.
Narhem sortit du château, parcourant la ville, empruntant un chemin qu’il connaissait bien sans l’avoir pris depuis longtemps. Les « soieries merveilleuses » apparurent devant lui, ses prostituées aguichant les passants.
- Besoin de douceur, Majesté ? proposa l’une d’elle en souriant. Tu as l’air bougon. Je peux te faire oublier tes soucis un instant, si tu veux !
Narhem n’était pas d’humeur à sourire. Il secoua gravement la tête puis annonça :
- Je veux parler à Armelle.
- Bien sûr ! s’exclama la jeune femme avant de lui faire signe de la suivre à l’intérieur.
La fille de joie s’éclipsa discrètement dès les deux protagonistes réunis.
- Narhem ? s’étonna Armelle. Qu’est-ce que tu veux ? Non pas que ta présence me dérange, bien au contraire ! Elle me surprend surtout. Tu n’as jamais semblé intéressé par…
- J’ai besoin de ton aide, annonça Narhem.
- Mon aide ? répéta Armelle. Je crains de ne t’avoir appris tout ce que je sais.
Narhem sourit avant de redevenir sérieux.
- Il ne s’agit pas de ça.
Il lui fit signe de le suivre à l’écart. Dans une alcôve plus intime, Narhem murmura :
- Que peux-tu me dire de l’esclavage sexuelle des elfes des bois ?
Armelle se crispa instantanément et fit la moue.
- Je préfère autant ne pas aborder ce sujet, dit-elle en se tortillant de malaise. C’est mon gagne-pain de vendre des corps. C’est aussi mon devoir de prendre soin de mes filles. J’interviens si on leur fait du mal. J’explique à ces messieurs que non, on ne peut pas marquer au fer rouge, ni pendre une fille avant de violer son cadavre, et cela même si on a de quoi payer.
Narhem grimaça.
- Tu as déjà vu une elfe, de tes propres yeux ?
- Non, répondit Armelle. J’ai déjà eu des clients aux demandes… atroces. Les rebouter a été d’une difficulté sans nom. Ils hurlaient, m’insultaient, injuriaient tout le monde. Certains calmés se sont confiés, disant combien leur jouet leur manquait. Un mauvais coup politique les avait éloignés du bienheureux propriétaire, perdant ainsi accès à la poupée vivante.
Armelle se tut, très gênée.
- Tu me donneras les noms, indiqua Narhem.
- Narhem, je ne peux pas, tu le sais bien. L’anonymat est la règle n°1 dans ma profession et puis…
Armelle grimaça, de plus en plus mal à l’aise.
- Et puis quoi ?
- Mieux vaut elles que mes filles, voilà, je l’ai dit, lança-t-elle rageusement. As-tu idée de ce que les elfes subissent ? Si elles n’étaient pas là, ces hommes déverseraient leur perversité sur des humaines, des paysannes enlevées par des mercenaires payés grassement. Dix humaines par jour n’endureraient pas ce qu’une elfe peut encaisser. Ces créatures sont immortelles !
- Immortelles ? répéta Narhem, surpris de l’entendre utiliser un tel terme.
- J’ai entendu quelques récits… des hommes ayant tailladé le ventre de ces pauvres créatures et les ayant retrouvées soignées le lendemain… pour mieux recommencer. Un calvaire sans fin. Je les plains mais ces envies ne disparaîtraient pas avec la libération des elfes… Ces hommes se détourneraient simplement vers d’autres proies… et je préfère savoir mes filles loin de ces atrocités.
Narhem soupira en tremblant. Il comprenait le point de vue de la tenancière du bordel. Cependant, il ne l’acceptait pas. En plus de lutter contre l’esclavage des elfes, il allait falloir redoubler la sécurité et la surveillance afin d’éviter l’enlèvement et la torture de tous et toutes au sein du royaume.
- Merci, Armelle, dit Narhem. Une dernière question.
- Je t’écoute, répondit-elle.
- Un des hommes a-t-il mentionné à n’importe quel moment avoir entendu une elfe parler ?
Armelle leva les yeux, prit le temps avant de secouer négativement la tête.
- Non, je ne crois pas, répondit-elle.
Narhem se leva et partit, plus dépité que jamais. Animaux ou êtres intelligents, ces créatures ne méritaient pas leur sort. Narhem aurait simplement aimé savoir. Il ne pouvait pas croire qu’elles étaient stupides.
Pendant des jours, Narhem tourna en rond, cherchant, creusant ses pensées, rappelant ses souvenirs, parcourant des centaines d’ouvrages à la recherche d’une réponse.
- Il faut arrêter de couper la main aux voleurs, annonça le chancelier lors d’un conseil.
- Je ne suis pas d’accord, répliqua Yvon. Comment veux-tu tenir la population si elle ne paye pas pour ses crimes ?
- On se retrouve simplement avec des manchots incapables de travailler, des inaptes qui ne rapportent plus rien au royaume, des boulets payés à ne rien faire. Je propose de reporter leur salaire à la personne volée jusqu’à remboursement de la valeur des objets dérobés.
- Et si une vie n’y suffit pas ? répliqua Yvon.
- On peut les obliger à travailler pour le royaume, proposa le chancelier. Création de routes, d’aqueduc, de thermes, de châteaux, il y a de quoi faire. Le but est que la punition permette la réparation de la faute. Une main coupée ne sert à rien au marchand volé.
- La peur limite le nombre de voleurs, insista Yvon.
- Dix ans de travaux forcés auront le même effet mais au moins, le royaume y gagnera !
Punition en lien avec la faute afin de permettre de réparer la faute, pensa Narhem. Quelle excellente idée ! Il venait de trouver.
- Merci, dit-il avant de sortir de la pièce sans un mot supplémentaire.
Narhem traversa Eoxit de part en part, se rendant plein nord est. Il avait une idée claire de ce qu’il voulait. Il savait où aller et qui rencontrer. Il ne doutait pas de réussir à convaincre. En revanche, le résultat final serait-il à la hauteur ? Rien n’était moins sûr.
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- Vous savez qui je suis ? demanda-t-il une fois devant les interlocuteurs désirés.
- Narhem Ibn Saïd, roi d’Eoxit, répondit le premier ancien de M'Sumbiji qui, s’il était surpris de l’entendre parler sa langue, ne le montra pas.
- Très bien, répondit Narhem, ravi d’être reconnu du peuple banni. Je viens vous voir car j’ai une proposition à vous faire.
- Nous vous écoutons.
- Votre peuple est banni pour la faute de vos ancêtres. Il serait entendable que l’aide fournie aux magiciens datant de plusieurs siècles, votre peuple ait assez payé.
Les anciens attendirent en silence le « mais » qui ne tarda pas.
- Sauf que des victimes directes des actes de vos ancêtres subsistent encore aujourd’hui.
Les anciens échangèrent des regards surpris. Ils ne comprenaient visiblement pas.
- À cause de vos ancêtres, nos peuples ont été obligés de fuir vers le nord pour prendre ces terres.
Les anciens hochèrent la tête.
- Des terres qui n’étaient pas vierges de vie, continua Narhem.
- Les spectres vivaient ici, répondit le second ancien.
- Spectre ? répéta Narhem qui avait déjà entendu ce mot dans des chants de ce peuple sans jamais penser une seule seconde qu’il pouvait s’agir des elfes.
Le chant les décrivait comme des ombres lumineuses, pouvant apparaître et disparaître à volonté, semant la mort sur leur passage. En quoi cela correspondait-il aux elfes ? Ça n’avait aucun sens.
- Parlez-moi des spectres, proposa Narhem.
- Les chants et légendes racontent leur gentillesse et leur bienveillance à notre égard. Nous avons fui les terres sombres par petit nombre car les Eoxans nous avait interdits de traverser leur territoire. Nous avancions de nuit, silencieusement. Même les bébés se taisaient, semblant comprendre la situation. Nous ne pouvions pas nous arrêter pour chasser alors lorsque nous sommes arrivés ici, nous mourrions de soif et de faim.
Narhem écoutait attentivement. Il n’avait pas pris le temps de beaucoup écouter ce peuple. Bannis parce qu’ils étaient la source du mal, Narhem s’était contenté de les laisser pourrir dans le désert, punition qu’il considérait comme méritée.
- Ils nous ont tendu la main, nous ont montré les points d’eau, ont accepté de nous donner à manger.
- Avaient-ils les oreilles pointues ? demanda Narhem.
Les quatre anciens se regardèrent, surpris.
- Nos chants décrivent leur qualités morales, leur esprit vif et malin, leur bonté.
Mais pas leur physique, comprit Narhem.
- Nous arrivions par petits groupes, continua le premier ancien, si bien qu’ils se faisaient à notre présence. Lorsque les Eoxans ont débarqué, il en a été tout autrement. Ils sont arrivés par milliers, un flot continu, encadrés par des hommes lourdement armés d’épées, de dagues et d’armures de mailles. Ils avaient de la nourriture et de l’eau. Lorsqu’ils ont vu les spectres, leur première réaction a été de s’en prendre à eux.
- Ils les ont attaqués, comme ça, sans raison ? s’étonna Narhem que ce comportement surprenait.
- Les chants sont peu précis sur les causes. Les Eoxans semblaient ensorcelés. Ils se jetaient sur les femmes qu’ils… ils…
- Ils ont physiquement abusé d’elles, comprit Narhem.
Les Eoxans avaient perdu tout sens commun en présence des femmes elfes. Narhem avait du mal à se retenir face à une alors des dizaines à la fois, il se l’imaginait difficilement.
- Nous te l’avons dit : nos chants ne parlent pas du corps des spectres, comme si nos ancêtres n’en avaient pas grand-chose à faire. Ça n’a apparemment pas été le cas des Eoxans.
- Elles ne se sont pas défendues ?
- Elles ont essayé mais les spectres n’avaient pas d’arme. Il s’agissait de gens simples et tendres. Les hommes ont disparu et des Eoxans sont morts, mordus par des chauves-souris, piqués par des moustiques, envahis de mouches. Tout cela semblait venir de nulle part. Sous la lune ronde, la panique envahit la clairière mais leur chef arriva et calma les troupes. Pour faire fuir les bêtes, il a ordonné de faire du feu. Tout a cessé d’un coup. Les femmes se terraient de peur. Le calme revint.
Les elfes ont peur du feu, comprit Narhem. Cela, il l’ignorait totalement.
- Les Eoxans se sont tournés vers nous. Nous étions beaucoup moins nombreux qu’eux, peu armés. Nous ne pouvions rien faire. Ils nous ont mis au travail forcé – hommes, femmes, enfants. Nous avons dû construire les routes, les maisons, les châteaux…
Aucun livre à Eoxit ne mentionnait ce fait.
- Lorsque le roi d’Eoxit est arrivé, il a montré une telle répugnance envers ce qui nous a été fait… Il a tué les responsables de ce qu’il a appelé « une mise en esclavage qui cache son nom ». La population d’Eoxit ne pouvait cependant pas accepter que nous soyons simplement intégrés. Pour nos fautes, nous serions bannis, loin. Nous avons d’abord été obligés de vivre dans des camps, à l’écart des villes et lorsque ce désert a été découvert, notre peuple y a été déporté et nous y vivons depuis.
- Je viens vous faire une proposition mais ce n’est pas de l’esclavage, précisa Narhem. Il s’agit de travailler pour moi. Lorsque la mission sera accomplie, votre faute sera pardonnée et votre bannissement prendra fin. Je vous fournirai tout le nécessaire pour que vous puissiez atteindre l’objectif. Je vous accompagnerai même dans les premiers temps afin de vous venir en aide.
- De quoi s’agit-il ? interrogea le troisième ancien qui parlait pour la première fois.
- De réparer l’erreur de vos ancêtres, expliqua Narhem. Les elfes n’ont pas mérité leur sort.
Narhem avait décidé, à partir de maintenant, de traduire le mot mbamzi « spectre » par « elfe ».
- Or ils souffrent encore aujourd’hui. Les hommes sont traqués par les Eoxans qui les chassent et les tuent dès qu’ils en ont l’occasion. Quant aux femmes, j’ignore combien d’entre elles sont encore aujourd’hui retenues prisonnières et utilisées sexuellement.
Les ancêtres ouvrirent de grands yeux ahuris.
- Elles sont immortelles, précisa Narhem. Il s’agit bien des mêmes que celles rencontrées par vos ancêtres, celles-là même dont parlent vos chants, et toutes les autres.
Narhem embrassa le paysage alentour de ses bras.
- Sauf celles qui ont fini par mourir sous les coups, les sévices, les blessures, les tortures…
- Vous êtes roi d’Eoxit. Vous ne pouvez pas…
- Je n’ai pas confiance en mon peuple. Ils maltraitent ces femmes depuis toujours. Aucun d’eux ne voudra de cette tâche. Ils la réaliseront à reculons et, comme par hasard, auront beau chercher, n’en trouveront pas. Je mettrai un terme à votre bannissement si vous libérez toutes les elfes prisonnières à Eoxit pour les amener dans les montagnes à l’est du désert.
- Ce sont des terres difficiles. Si personne n’y vit, c’est qu’il y a une raison, défendit le premier ancien.
- C’est dangereux, confirma le second. La terre tremble chaque jour… très fort. On ne peut pas construire de maison.
- Ça tombe bien, les elfes n’en construisent pas, répliqua Narhem. Aucun humain n’ira jamais là-bas. Le but est bien de leur trouver un asile, inconfortable, j’en conviens, mais au moins là-bas seront-elles libres.
Les anciens se concertèrent un instant puis le premier prit la parole.
- Comment sommes-nous censés libérer ces prisonnières ?
- Je fournirai des laisser-passer à vos équipes. Je n’autorisai pas plus de deux cents msumbis en Eoxit. Davantage ne serait pas accepté par mon peuple. J’armerai vos hommes, épées, dagues, vêtements si besoin.
Les anciens hochèrent la tête.
- Vous ne serez pas payés pour ce travail, continua Narhem. En revanche, vos combattants ne pourront plus contribuer à nourrir vos familles et cela représentera une perte énorme. En contrepartie, vous recevrez de la nourriture d’Eoxit. J’y veillerai.
Les anciens n’en revenaient visiblement pas.
- Comment sommes-nous censés trouver ces elfes ? interrogea le second ancien.
- Je guiderai et formerai moi-même le premier groupe. Charge à lui de réaliser les sauvetages suivants. Acceptez-vous la mission ?
- Les Eoxans s’opposeront… commença le premier ancien.
- J’ordonnerai aux miliciens de ne jamais s’interposer. Les propriétaires d’elfes sont des hors la loi mais s’ils ne s’opposent pas à vous, ils seront graciés. Dans le cas contraire, ils subiront la peine. Les premiers à se rebeller serviront d’exemple. J’appliquerai moi-même la sentence puis vos hommes prendront le relais.
- La sentence ? répéta le troisième ancien.
- On coupe la bite des violeurs, annonça Narhem gravement.
Les anciens se tortillèrent de malaise tout en hochant la tête.
- Pour ces missions de formation, je souhaite deux groupes de vos cinq meilleurs combattants. Combien de temps pensez-vous que cela prendra pour réunir une telle unité ?
- Une lune, répondit le premier ancien.
- Je serai de retour à la prochaine lune avec dix épées, dix dagues et dix vêtements.
Narhem se leva et partit. Dans la première grande ville, il réquisitionna une épée et une dague à la milice, puis agit de même dans la suivante, et encore la suivante. Il voulait brouiller les pistes, que nul ne connaisse le nombre exact de msumbis qui traqueraient les elfes.
Le cinquième ensemble le mit en difficulté. Il ne peinait pas à en supporter le poids, il ne savait juste plus où les mettre, s’empêtrait dedans. Il décida de retourner voir les anciens. Dans la hutte, il déposa les premiers dons puis repartit. Il revint plus tard avec les vêtements puis s’éloigna chercher les dernières armes.
Lorsqu’il vint déposer les derniers éléments de cette première mission, une femme se posta devant lui et le salua d’un hochement de tête rapide.
- Bonjour, répondit-il en mbamzi.
- Bien le bonjour, répondit-elle en ruyem. Dans notre peuple, le sexe n’importe pas pour l’accès aux postes. La moitié de votre unité sera composée de femmes.
- Ça ne me dérange absolument pas, précisa-t-il, ravi que ses futurs compagnons d’armes parlent la langue d’Eoxit.
- Les vêtements fournis ne conviennent pas, indiqua-t-elle.
- Eoxit ne crée pas de vêtements de combat pour femme, expliqua Narhem. Il va vous falloir les modifier vous-mêmes.
- Nous ne pourrons pas tenir les délais prévus, annonça-t-elle en retour.
- Faites au mieux.
- Je vous remercie, Monsieur.
La femme disparut. Quelques jours de retard plus tard, l’unité était fin prête. Narhem n’avait eu le temps d’apporter que cinq ensembles d’armes de plus. Le reste serait pour plus tard, une fois cette unité-là formée.
- Où allons-nous, Monsieur ? demanda la femme qui semblait commander.
- À Milyeuh, répondit Narhem. C’est très à l’ouest, le long de l’océan.
- Pourquoi là-bas spécifiquement ?
- Parce que je sais qu’une elfe s’y trouve, annonça Narhem.
- Comment serons-nous censés le savoir en votre absence ? interrogea la femme.
Narhem sourit.
- Je vais vous apprendre, ne vous inquiétez pas.
Le départ fut lancé. Narhem avait perdu l’habitude d’avancer accompagné. La lenteur du groupe l’énervait. Ils devaient sans cesse se reposer, boire, manger, dormir. Narhem ne cachait pas son agacement sans toutefois en tenir rigueur au groupe qui faisait de son mieux, se donnant à fond. Il ne pouvait rien leur reprocher : ils étaient simplement humains.
Durant le voyage, Narhem en profita pour expliquer la situation : les elfes se trouvaient chez les riches. Quelques observations, écoutes, surveillances permettraient de les débusquer. Cela serait simple au début. Après quelques rafles, cela deviendrait plus ardu mais Narhem espérait que d’ici là, les traqueurs msumbis auraient gagné en connaissance d’Eoxit et sauraient où frapper.
- Qui vit à Milyeuh ? interrogea Safary, la femme commandant l’unité.
- C’est la ville natale de mon chef des armées.
- Votre propre chef des armées possède une elfe et vous comptez la lui ravir ?
Narhem hocha la tête.
- Vous aimez vivre dangereusement.
- Je suis immortel.
- Une cage solide retient n’importe quoi, même le plus enragé des lions, répliqua Safary.
- Encore faut-il réussir à le mettre dedans, cingla Narhem.
- Tout bon chasseur sait trouver le bon appât.
Narhem dévisagea Safary. Elle ne le menaçait pas. Elle énonçait un fait.
Sur place, cinq traqueurs restèrent en dehors du domaine, à surveiller, en protection. Les cinq autres, après avoir observé les allées et venues des gardes, entrèrent, commandos silencieux, sautant d’ombre en ombre, atteignant sans difficulté l’étage voulu, entrant discrètement, pénétrant les appartements privés, vides en pleine heure du dîner.
Narhem montra comment trouver un passage secret, quoi chercher, où regarder, magicien dévoilant sans retenue les tours les plus confidentiels. Une bibliothèque se décala, révélant un couloir et au bout, dans une pièce sombre sans fenêtre, une elfe nue, mise aux fers. Depuis combien de siècles n’avait-elle pas vu le soleil ? Narhem ressentit de violentes envies de meurtre.
Il surveilla de près la réaction des traqueurs. Ceux-ci semblèrent totalement insensibles aux charmes pourtant ravageurs de l’elfe enchaînée. La beauté restait subjective et pour ce peuple uniquement composé d’humains à la peau noire, aux lèvres, seins et fesses rebondis, aux cheveux et aux yeux sombres, la forestière pâle, blonde aux yeux bleus fine et plate devait être particulièrement laide.
Là où Narhem dut lutter pour ne pas dévorer l’elfe des yeux, les traqueurs semblèrent totalement ignorer son corps offert. Ils restèrent d’un professionnalisme intégral. Safary s’approcha de la prisonnière :
- Nous venons te libérer.
- Ne perds pas ton temps, intervint Narhem. Elle ne comprend pas ce que tu dis.
- Elle vit au milieu des humains depuis des siècles. C’est largement plus qu’il n’en faut pour apprendre une langue. Bien sûr qu’elle comprend le ruyem !
Narhem plissa les yeux et garda ses réflexions pour lui. Il espérait, dans son fort intérieur, que l’elfe comprenait. Ainsi, elle se laisserait faire et rendrait le sauvetage bien plus aisé. Yvon avait-il tant déteint sur lui qu’il en venait à considérer cette elfe comme un simple animal stupide ?
- Tu n’as aucune raison de me croire, je le sais, continua Safary en s’adressant à l’elfe. Afin de nous assurer de ta coopération, nous allons nous aussi t’enchaîner, afin de te forcer à te rendre au lieu de refuge prévu pour toi. Il va falloir faire vite et silencieusement. Si nous rencontrons les gardes, il faudra peut-être se battre. Cela ne nous dérange pas. Nous préférerions simplement éviter.
Une fois son discours terminé, Safary fit un signe et les traqueurs lièrent les mains de l’elfe – la gorge menacée d’une lame – dans son dos avant de l’obliger à avancer. Elle ne montra à aucun moment autre chose que de la peur, une terreur animale. Elle regardait en tout sens, gémissait, clignait des yeux d’incompréhension et d’angoisse. Lorsqu’elle parvint au bout du couloir, elle tenta de reculer. Elle avait sûrement été battue pour avoir tenté de passer cette limite. Il fallut la traîner dans la chambre où les attendaient des gardes armés, prêts à en découdre. Narhem s’avança :
- Malik ?
Le seigneur du domaine apparut entre deux gardes.
- Narhem ? Que fais-tu ?
- Je libère ta prisonnière, répondit-il. Dis à tes hommes de s’éloigner et tu seras gracié.
- Gracié ? répéta Malik en ricanant. Je n’ai commis aucune faute. J’ai le droit de posséder un animal de compagnie.
- Je l’emmène, annonça Narhem en se plaçant entre les traqueurs msumbis et le seigneur, la main sur la garde de son épée. Ai-je besoin de combattre pour cela ?
Malik blêmit et frémit. Il trembla quelques instants puis se recula sagement en faisant signe à ses gardes de faire de même. Les compétences en combat de Narhem étaient de notoriété publique, tout comme son immortalité. Il faudrait être fou pour accepter un tel duel.
Narhem fit signe au groupe de sortir pour ne quitter les lieux qu’en dernier, sous le regard brûlant du frère du chef des armées.
- Ils nous ont laissés sortir ! s’exclama Safary.
Le groupe n’en revenait clairement pas.
- Ils vont nous poursuivre, annonça gravement Narhem, et guetter la moindre opportunité.
- Nous suivront-ils jusqu’à l’arrivée ? interrogea Safary.
- S’ils persistent, il faudra les semer ou les tuer. L’emplacement du refuge doit rester secret.
Safary hocha gravement la tête.
- Partons, annonça Narhem et le groupe suivit.
Les cinq traqueurs et Narhem restèrent proches de l’elfe qui avançait dans le plus grand silence, affichant un visage neutre, presque inquiet, regardant parfois à droite ou à gauche. Elle ne semblait pas apprécier spécialement le vent sur son visage ou le soleil faisant briller ses cheveux.
Safary ordonna l’arrêt pour la nuit. Narhem grogna mais ne s’y opposa pas. Les humains avaient besoin de repos. Les msumbis commencèrent par faire un feu, ce qui mit clairement l’elfe très mal à l’aise. Elle gémit et tenta de s’en éloigner malgré les liens. Narhem s’approcha, désireux de l’attacher un peu plus loin.
- Non, s’opposa Safary. Elle doit rester dans notre champ de vision. Dans l’ombre, il nous sera plus difficile de la surveiller.
- Je suis là. Je vois dans le noir et je n’ai pas besoin de dormir.
- Seras-tu toujours là ? interrogea Safary et Narhem secoua négativement la tête en grimaçant. Nous devons apprendre à faire nous-même. Laisse-la. Qu’elle gémisse si elle veut. Elle a probablement été torturée avec du feu mais sa sécurité exige qu’elle reste proche des flammes, bien visible. Que fais-tu ?
- Je lui donne à boire et à manger, expliqua Narhem.
- Non ! s’écria Safary sans cacher son agacement. Nous devons restreindre nos apports. Nous ne pourrons pas nous permettre de nous arrêter pour chasser ou cueillir des fruits. Nous devons nous reposer le plus possible afin d’avancer. Elle n’a pas besoin de manger. Cette nourriture est pour nous, à qui elle est nécessaire.
- Je cherchais juste à être gentil, s’expliqua Narhem.
- Et moi je veux lui offrir la liberté.
Narhem soupira puis s’éloigna tristement. Il aurait voulu lui offrir le monde, la lune, tous les bijoux du sol, toutes les merveilles connues et inconnues. Comme il était difficile de se retenir, de ne pas se jeter sur elle. Il voulait à la fois la dominer, la contraindre, et se mettre à genoux, ramper, mendier pour un regard, une caresse, un mot de sa part.
- Malik ne lâchera pas, maugréa Narhem.
- Le seigneur ne nous suit pas, annonça Safary. Il a envoyé ses hommes le faire à sa place. Les payer suffira à leur faire rebrousser chemin. À quel point pourriez-vous nous transmettre de quoi corrompre les gardes ?
Narhem réfléchit un instant puis lui tendit sa bourse.
- Garde-tout. J’en apporterai à ton peuple pour que les traqueurs puissent avancer sereinement en Eoxit.
Safary observa le contenu le visage neutre. Elle ignorait totalement la valeur du cadeau.
- Il y a là de quoi acheter quinze domaines comme celui que nous venons de quitter, terres, bâtiments, serviteurs, gardes, chevaux… tout compris.
- On peut acheter combien d’elfes avec ça ? demanda Safary.
Narhem grimaça. Il n’en avait pas la moindre idée.
- Ce n’est pas grave, continua Safary. Je vais aller voir nos poursuivants.
Elle disparut dans la nuit pour revenir un peu plus tard, sa mission accomplie.
- Je veux quand même avancer rapidement, précisa Safary. Tout le monde la voudra. D’ailleurs, il faudrait la couvrir afin de la masquer. Elle va attirer tous les regards, toutes les envies, toutes les convoitises.
Au matin, les traqueurs tentèrent d’habiller l’elfe mais celle-ci se débattait. Une dague sous la gorge n’y suffit pas. Il fallut mettre la menace à exécution pour qu’elle se laisse enfin faire, du sang coulant le long de son cou.
Un manteau long avec capuche, voilà tout ce qu’ils avaient réussi à lui faire accepter. L’elfe semblait totalement terrorisée, petit animal craintif. Narhem aurait voulu la prendre dans ses bras, la réconforter mais il le savait, s’il mettait la main sur elle, il ne répondrait plus de rien. Il ne contrôlait déjà pas ses regards insistants, fixes, transperçants, qu’il savait gênants.
- Tes hommes n’ont pas de souci à se tenir proches d’elle ? interrogea Narhem à Safary alors que le soleil se levait sur les randonneurs pour la troisième fois. Je veux dire… Toi, tu as l’air plutôt intéressée sexuellement par les hommes alors logique qu’elle ne t’attire pas, mais eux ?
- Bravard ! Comment trouves-tu notre prisonnière ? Physiquement, je veux dire ? hurla Safary à l’homme de tête.
- Très laide, cria-t-il en retour. Toi, t’es belle.
- Ça répond à ta question ? murmura Safary à Narhem qui grimaça. Toi, en revanche, tu l’adores, ça crève les yeux.
- C’est une déesse, annonça Narhem.
Safary ricana.
- Comme quoi… les goûts et les couleurs…
Narhem hocha la tête. Il dévora l’elfe des yeux pendant tout le voyage, ne s’en lassant jamais. Enfin, ils parvinrent aux pieds des montagnes, non loin du désert des bannis.
- Je veux le faire, précisa Narhem.
- Tu es sûr ? s’exclama Safary. Nous avons besoin d’apprendre et…
- Je veux libérer moi-même la première, insista Narhem.
- Tu en es capable ?
Narhem sentit son ventre gronder, son entrejambe crevait d’envie de pénétrer le ventre de la prisonnière, de se plonger dans ce cocon doux et chaud, de posséder ce corps parfait et velouté.
- Oui, dit-il.
Il s’approcha de l’elfe qui se figea, pétrifiée, le regard fuyant. Narhem retira le manteau en contrôlant sa respiration. Il ne craignait pas trop le contact avec l’elfe car il avait gardé ses gants de voyage en cuir. Cependant, son odeur le rendait fou. Il la désirait et son érection ne cachait rien de ses envies.
Il retira les liens et lorsque l’elfe fut libre, elle resta immobile, pétrifiée de terreur.
- Aucun humain ne vient jamais ici, commença Narhem. J’ai conscience que ces terres sont… inconfortables. Il n’y a pas de grands arbres dans le coin, juste des arbustes et des rochers. Ça n’est pas ton lieu de vie préféré, j’en conviens aisément. La terre tremble tous les jours, rendant toute construction impossible. Le sol est mauvais. Rien n’y pousse. De la fumée sort souvent des monts lointains et parfois même, des coulées de lave parviennent jusqu’ici. Aucun humain n’aime ces conditions. Tu ne vas pas les aimer non plus, je m’en doute mais au moins, ici, tu seras libre. Personne ne posera plus jamais la main sur toi. Je n’ai pas mieux à t’offrir, je le crains.
- C’est déjà énorme, le rassura Safary. Tu peux t’en aller, continua-t-elle en direction de l’elfe en accompagnant ses mots d’un geste de la main.
L’elfe ne bougea pas.
- Je t’en prie, continua Narhem. Dis un mot, n’importe lequel. Je… Je ne peux pas accepter que tu ne sois qu’un animal stupide. Non ! Tu es forcément intelligente. Je t’en prie ! Insulte-moi si tu veux mais dis quelque chose !
- Narhem ? Elle attend ta permission pour s’éloigner. Elle a peur de toi, précisa Safary.
- Elle a senti que j’étais le chef, comprit Narhem.
Le plus stupide des animaux l’aurait compris. Cela ne prouvait rien. Narhem tremblait. Il voulait qu’elle reste. Il voulait la ramener chez lui, la caresser, la…
- C’est de sa liberté dont elle a besoin, dit Safary comme si elle lisait dans ses pensées.
Narhem ne put empêcher une larme de couler de ses yeux. Il hocha la tête puis fit signe à l’elfe de partir. Elle obéit, s’éloignant prudemment, regardant souvent en arrière, tel un animal peureux, une guenon soumise. Lorsqu’elle arriva à un amoncellement de rochers, à une quarantaine de pas, toute son attitude changea brusquement. En un claquement de doigts, elle se tint droite, hautaine, merveilleuse, belle, rayonnante. L’animal venait de disparaître.
- Merci, lança-t-elle avant de disparaître derrière un rocher.
Narhem se mit à trembler de manière incontrôlable. Elle était intelligente. Il aurait voulu la remercier, la couvrir d’or, de pierres précieuses et…
- Tu viens de lui offrir le plus beau cadeau au monde, rappela Safary.
Narhem ne pouvait s’empêcher de pleurer.
- Il y en a des milliers d’autres.
Safary grimaça. L’ampleur de la tâche rendait la mission quasi impossible. Sur les visages des traqueurs, Narhem ne lut aucune faille. Ils comptaient bien toutes les délivrer, une à une, peu importait le temps que cela prendrait.
- En route, lança Safary avant de se lancer plein nord ouest alors que les cinq éclaireurs rejoignaient le groupe principal.
- Où allez-vous ? interrogea Narhem, surpris par la direction prise.
- On retourne au village, faire notre rapport aux anciens. Nous devons le faire après chaque mission.
Narhem hocha la tête. Pas fous, les anciens. Ils voulaient pouvoir suivre ce qui se passait.
- Je ne vous accompagne pas. Vous êtes trop lents pour moi. Le temps que vous y soyez, j’aurai fait trois allers et retours, de quoi fournir du matériel pour une deuxième équipe.
Safary acquiesça.
- Très bien. À bientôt, Narhem.
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- Tu cherches quelque chose ?
Narhem se retourna en forçant son visage à exprimer de la joie.
- Chancelier ! Bien le bonjour. J’ignorais que tu rendais visite à ta famille.
- Une envie soudaine de passer un peu de temps auprès des miens, mentit le haut juge. Que fais-tu sur nos terres ? Aurais-je raté l’annonce officielle ? Cela ne me ressemble pourtant pas.
- Nous avons trouvé un endroit qui aurait pu servir de geôle, murmura Safary à l’oreille de Narhem. C’est vide. Pas de trace à suivre, je le crains.
Narhem hocha sévèrement la tête.
- Un problème, peut-être ? lança le chancelier.
Yvon, son cher ami, l’avait prévenu et ils avaient déplacé l’elfe vers un endroit plus sûr. Narhem s’y attendait. Bien sûr que les sécurités allaient augmenter. Les propriétaires protégeraient leur bien et ils avaient la possibilité de mettre le paquet.
- On s’en va, annonça Narhem.
- Ma famille et moi avons été ravis d’accueillir notre roi sur notre domaine, même de manière aussi rapide et peu conventionnelle.
Narhem ignora le chancelier et sortit avec les traqueurs.
- Et maintenant ? interrogea Safary.
- Maintenant, on paye, on corrompt, on écoute, on surveille, annonça Narhem. Son père ne pourra pas se passer de sa proie très longtemps.
Trois jours plus tard, ils avaient repéré l’endroit où l’elfe était détenue. Narhem laissa les traqueurs se charger de la libérer seule, observant leur façon d’agir afin de pouvoir ajuster plus tard. Quelques pièces leur permirent d’entrer et de sortir. L’elfe enroulée dans un manteau se laisse mener. Cette fois, Narhem laissa Safary se charger de la libérer et elle disparut à son tour derrière des rochers.
- Pensez-vous être prêts ? demanda Narhem.
- Oui, et nous formerons les suivants, indiqua Safary.
- Je vais apporter toutes les armes, les vêtements, les laisser passer et les bourses bien remplies nécessaires à réaliser la mission. Inutile de me rendre compte. J’irai moi-même trouver les anciens de temps à autre pour m’enquérir de l’avancée de la mission.
Safary hocha la tête. Ces questions enfin réglées, il put retourner à Bellast. Les premiers conseils de ministres furent glacials. Le chef des armées et le chancelier se montrèrent particulièrement froids avec leur roi. Bientôt, le nombre de maisons touchées augmenta et un matin, un groupe de traqueurs apporta à Narhem un gouverneur ayant refusé de se laisser prendre son bien. Le roi reçut le contrevenant dans la salle du trône, devant tous les nobles et riches d’Eoxit, tous propriétaires d’une ou plusieurs elfes.
- Tu as bien compris que tu n’es gracié que si tu te coopères ? Les traqueurs te l’ont signifié ?
- Je les emmerde, ces sales adorateurs du mal ! gronda le gouverneur.
Narhem ne montra pas son agacement. Lui non plus n’appréciait pas de devoir utiliser les msumbis. Aucun Eoxan n’étant digne de confiance sur ce point sensible, il avait été obligé d’employer des mesures qui le répugnaient. Il n’avait guère d’autre choix.
- Safary, lui as-tu bien indiqué la situation ?
- Oui, Monsieur. Il connaissait les conséquences de ses actes.
- Où est l’elfe ?
- En route vers le refuge, annonça Safary. Tous les gardes sont morts. Nous avons été obligés de réaliser un véritable massacre. Nous en sommes sincèrement navrés.
- Combien de pertes de votre côté ? interrogea Narhem.
- Aucune, assura Safary. Ramy a reçu un mauvais coup à la jambe, l’obligeant à quitter le poste de traqueur mais il survivra et finira sa vie tranquillement auprès des siens.
- Cela me convient, assura Narhem. Gouverneur, vous êtes coupable de viol et pour…
- Vous n’avez aucune preuve, le coupa le gouverneur. Aucun tribunal ne…
- Je me passerai du tribunal, assura Narhem.
Il fit un signe et les traqueurs s’emparèrent du gouverneur qui se débattit en hurlant, couvrant ses agresseurs d’insultes. Narhem l’ignora, déchira ses vêtements afin de faire ressortir le sexe mou du gouverneur qui cria de plus belle. Narhem trancha le membre qui tomba dans un petit bruit sourd.
- Sois heureux que je ne te la fasse pas manger, dit Narhem. Vous pouvez disposer, continua le roi en regardant les traqueurs. Je suis extrêmement satisfait de votre travail. Continuez comme ça.
Les traqueurs saluèrent avant de disparaître, la foule s’ouvrant respectueusement devant eux. Des serviteurs emmenèrent le gouverneur vers un médecin.
- Si les traqueurs viennent prendre votre bien, vous les laissez faire. Dans le cas contraire, vous subissez la sanction que vous méritez, insista Narhem en s’adressant à la foule de nobles présents dans la salle du trône.
Un silence de mort lui répondit. Narhem dut couper encore quelques bites mais rapidement, il n’y eut plus aucune lutte. Les propriétaires cachaient mieux leur possession, empêchaient les traqueurs de les atteindre mais une fois atteinte, tout le monde s’effaçait et l’elfe rejoignait son sanctuaire sans difficulté. L’aura de Narhem suffit rapidement à permettre aux traqueurs d’agir sans intervention directe et le roi se sut libre de s’éloigner.
Les coquilles :
Je n’aurais pas forcément utiliser ces termes => je n'aurais pas utilisé
- Est-ce qu’elles les violent en leur ouvrant sa chatte ? insista le chancelier. => pourtant il n'y a qu'une seule femme, non ?
Narhem essaye de trouver une manière de définir la maltraitance mais n’y arrive pas. Au moyen-âge, les animaux étaient beaucoup plus utilisés que maintenant. Attacher une chèvre dans une grange avec une corde doit-il être interdit ? Quelle différence majeure avec un animal mis au fer ? Et puis, tu verras par la suite que la façon dont les elfes sont gérées diffère d’un propriétaire à l’autre. Lorsqu’elles sont simplement mises en cage, comment peut-on l’interdire ? Les lions dans les cirques sont aussi mis en cage ? Faut-il les interdire (ça se discute, on est d’accord que la réponse peut carrément être « oui »). Disons que Narhem cherche et n’y arrive pas. Il n’est pas infaillible et la tension est énorme. De plus, il sait que ses soldats (gérés par son chef des armées) n’appliqueront pas la loi, puisque directement concernés. C’est complexe politiquement parlant (enfin il me semble).
Merci pour les coquilles. C’est corrigé.