Narhem avait attendu qu’une génération entière passe. Le conseil avait été naturellement et par la force des choses et du temps qui passe entièrement renouvelé. Former de nouveaux conseillers ne le dérangeait pas mais une certaine lassitude s’installait. Voir mourir des gens capables et solides, fidèles et loyaux laissait des traces.
Les traqueurs msumbis aussi avaient tous changés. Les différents groupes avaient déjà sauvés deux cents soixante-douze elfes. Cela faisait dix ans qu’aucune rébellion n’avait été déclarée.
Narhem était satisfait mais son cœur était lourd. Devoir recommencer encore, et encore, et encore lui pesait. Vivre éternellement pouvait paraître fabuleux. Narhem en était parfois euphorique de joie. Ce jour-là, une intense tristesse broyait son cœur.
Il rêvait d’un peu de constance, une présence, immuable, éternelle, prévisible, une routine, une relation durable, pérenne, quelque chose auquel s’accrocher, un phare, une bouée, une ancre permanente et invariable, dans ce monde où tout dépérissait tellement vite.
Il annonça son départ, prévenant qu’il disparaîtrait pendant de longues années et serait intraitable à son retour si un pas de côté avait été fait en son absence. Les conseillers acquiescèrent sereinement. La menace ne les touchait pas parce qu’ils ne comptaient pas dévier. Narhem s’en alla satisfait.
Il fut chaleureusement accueilli en Trolie. L’empereur fut heureux de rencontrer enfin le roi d’Eoxit dont le diplomate disait tant de bien. Les relations furent renforcées et Narhem partit souriant. La promenade, cependant, ne faisait que commencer.
Il comptait s’attaquer aux falathens, non pas par les armes mais politiquement. Il se rendit plein ouest à Tur-Anion, la capitale de Falathon. Il commença par écouter, dans les tavernes, prenant la température. Il se fit engager comme palefrenier dans une grande maison de l’ouest. Une saison durant, il découvrit ce royaume et comprit que ses anciens conseillers avaient raison : Falathon détestait Eoxit. Cette haine rendrait impossible toute tentative d’amitié ou de commerce.
Narhem en fut extrêmement peiné. Il grommelait souvent contre ces rancœurs tenaces sans pouvoir empêcher une petite voix de lui répéter que les eoxans n’étaient pas mieux vis à vis des msumbis. Il la faisait taire tout en admettant qu’elle n’avait pas tort. Narhem avait beau remuer le problème dans tous les sens, il ne trouvait aucune porte d’entrée. Aucun falathen n’accepterait jamais ne serait-ce que de discuter avec un eoxan.
Narhem voulut savoir ce qu’il en était en haut lieux car si le peuple, les barons, les marquis, les comtes et les ducs s’entendaient sur cette haine, le roi pensait peut-être autrement, tout comme Narhem s’opposaient à l’ensemble des eoxans sur le thème elfique. Une bonne surprise était toujours possible. Pour cela, il fallait atteindre le roi, de suffisamment prêt pour prendre la température sans se mouiller.
Une opportunité se présenta : le tournoi d’archerie annuel de Falathon. Le seigneur dont il était l’écuyer comptait bien y participer. Il se vantait, se croyait bon, mais ne l’était guère. Ses adversaires habituels perdaient contre lui par peur et dévotion mais la vérité lui sauterait bientôt aux visages, les autres nobles n’ayant aucune raison de lui faire de cadeau.
Narhem ne pouvait rien pour son seigneur. Autant la dague et l’épée n’avaient aucun secret pour lui, autant le combat à distance lui passait au-dessus de la tête. Il aimait les duels honorables, voir la lueur de vie s’éteindre dans les yeux de son adversaire. Il considérait l’arc comme une arme de faible et de pleutre.
Son seigneur allait perdre et Narhem s’en moquait. Il voulait juste l’accompagner afin de pouvoir, pendant quelques jours, croiser subtilement le roi. Il aida son seigneur à s’installer dans ses petits appartements. Il prit soin de son matériel avant de chercher à le rejoindre. Il lui avait annoncé vouloir s’entraîner. Narhem demanda le chemin vers les terrains d’archerie.
Lorsqu’il y parvint, il retrouva son seigneur en train de s’énerver face aux gardes devant la porte.
- Que se passe-t-il ? interrogea Narhem.
- Ils refusent de me laisser entrer. Soi disant que le terrain est déjà utilisé. Les archers souhaitent être tranquilles. Je les emmerde ! Le tournoi est demain. J’ai besoin de m’entraîner.
Rien n’était plus faux. Même s’il s’entraînait jusqu’au tournoi, il resterait mauvais. Cela ne changerait absolument rien. Narhem devait lui reconnaître une qualité : la persévérance. En revanche, il pêchait par orgueil, se croyant bien meilleur qu’il ne l’était réellement.
- Le repos est important également, murmura Narhem. Un bon massage aux thermes vous apportera une détente bienvenue.
Son seigneur l’observa, puis les gardes, avant de s’éloigner en ronchonnant. Les gardes sourirent. Narhem sortit deux rubis de sa bourse et les montra aux soldats.
- Je veux juste voir, indiqua Narhem, curieux de savoir qui pouvait se permettre de réquisitionner la salle d’entraînement la veille du tournoi. Je serai discret, je vous le promets.
Les deux hommes se regardèrent à peine un clignement d’œil avant de se mettre d’accord. Ils prirent l’argent et ouvrirent la porte. Narhem disparut à l’intérieur. Sur la pointe des pieds, il s’avança pour se figer en constatant les utilisateurs.
À aucun moment il ne fut préparé à un tel choc. Il s’attendait à voir le roi ou le prince. Après tout, qui d’autre pouvait obtenir une telle faveur ? Les voir tirer lui donna les larmes aux yeux. Les entendre parler le fit tomber à genoux. Quatre elfes mâles, superbement habillés, armés, souriants, parlant, tiraient sur des cibles mouvantes. Chaque rire transperçait Narhem tant le son vibrait, rayonnait, emplissait l’air. Ils échangeaient gaiement, dansaient, se tapaient gentiment.
Narhem ne comprenait pas les mots échangés. Il avait même du mal à percevoir des mots dans cet ensemble de sons chantants mais l’ensemble formait une symphonie merveilleuse et harmonieuse. Même dans ses rêves les plus fous, il n’aurait pu imaginer composer une mélodie aussi belle. Il resta là, bouche bée, admiratif, bercé par la mélopée.
Finalement, les elfes quittèrent les lieux, passant devant Narhem, assis sur le sol derrière une rambarde sans le voir. Le roi d’Eoxit se leva pour sortir à son tour, revenant difficilement du doux rêve.
- Merci, dit-il aux gardes.
- De rien, merci à toi, répondit un des hommes en souriant au souvenir de la pierre précieuse fournie. Ils ne t’ont pas vu. C’est l’essentiel.
Narhem leva un sourcil interrogateur.
- S’ils t’avaient vu, ils nous auraient démontés ! s’exclama le second.
- Ils viennent souvent ? interrogea Narhem.
- S’entraîner à l’arc ? À chacun de leur séjour parmi nous, annonça le premier.
- Les elfes viennent souvent à Tur-Anion ? précisa Narhem.
- Tous les ans pour le tournoi d’archerie, indiqua le garde.
- Tous les ans, quatre elfes viennent participer au tournoi d’archerie.
- Participer ? s’esclaffa le second. Non ! Ils se moquent des participants ! Nous sommes trop nuls comparés à eux. Les combattre n’aurait pas de sens.
- Et puis, ils ne sont pas quatre, continua le premier.
- Ils sont dix.
- Ben non, du coup. Onze…
- Hein ? Ah ouais, ouais, onze en comptant la reine.
- La reine ? répéta Narhem qui avait laissé les deux hommes discuter sans intervenir. Vous voulez dire qu’il y a une femme elfe en ce moment à Tur-Anion ?
- Ouais ! s’exclama le premier. Les autres l’escortent jusqu’à la capitale pour le tournoi en l’honneur de nos bonnes relations avec les elfes.
- Leur montrer à quel point les falathens sont pitoyables à l’arc les honore ? ironisa Narhem.
Les deux gardes rirent à la blague.
- Où puis-je trouver la reine ? demanda Narhem.
- La journée au tournoi mais à cette heure, elle se promène dans le parc. Tu ne la trouveras pas, finit-il mais Narhem avait déjà disparu.
Il se dirigea vers les jardins. Il ne les avait pas atteint que son seigneur apparut, vert de rage.
- Où étais-tu ? Je t’ai cherché partout ! hurla-t-il.
- J’ai surveillé le couloir d’entraînement. Les utilisateurs viennent tout juste de partir. Je suis venu te chercher immédiatement. Si tu te dépêches, tu pourras encore t’entraîner un bon moment avant la tombée de la nuit.
Son seigneur en oublia toute sa colère et partit en courant, offrant à Narhem toute liberté pour chercher la reine elfique. Il passa, repassa, fouillant chaque allée, regardant derrière chaque arbuste, en vain. Il en vint à penser que les gardes s’étaient moqués de lui. Il rejoignit son seigneur qui sortait de son entraînement courbaturé. Il le massa un peu avant de le regarder s’endormir.
Narhem ne dormant pas, il se promena dans le palais, observant les allées et venues et ne fut pas déçu. Des elfes entraient et sortaient de diverses chambres. Leurs activités nocturnes ne faisaient aucun doute. Narhem les observa en souriant, quelque peu circonspect face à la parfaite adaptation des elfes à Falathon en totale opposition avec l’absence de cohabitation à Eoxit.
Le lendemain, il aida son seigneur à se préparer au tournoi mais celui-ci se fit éliminer dès le premier tour. Narhem lui demanda l’autorisation de ne pas le suivre dans la tournée des tavernes de la ville pour continuer à regarder les échanges. Son seigneur le lui permit et Narhem courut dans les gradins, se rapprochant pas à pas de l’estrade royale, avec finesse et discrétion.
Enfin, l’angle de vue lui offrit une vue sur la femme blonde à gauche du roi de Falathon. Quelle beauté ! Elle parlait avec le roi d’une voix chantante. Sa peau fine et blanche ressemblait à de la soie pure. Ses cheveux dorés brillaient même sous la lumière des torches. Ses vêtements moulants mettaient en valeur une poitrine sublime et un ventre plat. Narhem avait déjà vu des elfes, totalement nues, mais celle-là rayonnait ! Les autres n’étaient que des animaux terrifiées – ou simulaient de l’être. Celle-ci parlait, souriait, chantait, riait aux éclats, s’amusait, bougeait les mains avec aisance. Narhem en eut les larmes aux yeux.
- Tu te fais du mal pour rien, dit un homme aux cheveux gris et à la barbe blanche près de lui.
Narhem détacha son regard de l’elfe et frémit. Depuis combien de temps le monde autour de lui avait-il disparu ? Depuis combien de temps s’offrait-il à la première dague venue ? Depuis combien de temps ses protections étaient-elles tombées ? Il se sentit soudain misérable, faible et vulnérable. Il s’ébroua et se promit de ne plus jamais perdre ainsi contenance.
- Qui est-ce ? demanda Narhem naïvement.
L’homme ricana avant de répondre :
- Ariane, reine des elfes. Elle ne posera jamais les yeux sur toi.
- Les elfes n’ont pas l’air de détester les humains. Cette nuit, j’en ai vu pas mal courir de chambre en chambre, répliqua Narhem.
- Les mâles elfes sont d’excellents amants. Ce qui explique pourquoi la reine n’acceptera jamais rien de toi.
Narhem fit signe qu’il ne comprenait pas.
- On est aussi bon au lit qu’avec un arc et des flèches, précisa l’homme avant de désigner le tournoi.
Narhem n’y connaissait pas grand-chose en archerie mais tout de même assez pour savoir que ce qu’il voyait était de qualité.
- T’as jamais vu un elfe manier un arc, ça se voit ! s’esclaffa l’homme. Parfois, ils font un petit spectacle, une fois de temps en temps. Tout le monde n’attend que cela.
Narhem hocha la tête.
- Et puis, je viens du nord, dit l’homme comme si cette phrase se suffisait à elle-même.
Narhem ne comprit absolument pas le sous-entendu. L’homme dut le lire sur son visage car il rajouta :
- Il y a des elfes partout là-bas. Ils nous volent nos femmes. Ce n’est pas pour rien que je suis venu ici. J’en avais marre que mes mioches soient blonds aux yeux bleus.
Narhem en resta muet de stupéfaction. Des elfes vivaient au nord de Falathon, chose que Narhem ignorait totalement, ayant toujours vécu à l’ouest.
- Ariane vient souvent à Falathon ? interrogea Narhem, désireux de recouper ses informations afin de s’assurer de leur véracité.
- Tous les ans depuis la grande migration, répondit-il.
Narhem savait que la grande migration faisait référence à l’exode des eoxans vers le nord, repoussés par les terres sombres, nommé exil noir par les sujets de Narhem. Si Ariane venait depuis cette époque, c’est qu’elle avait connu l’intrusion des eoxans sur ses terres. Avait-elle été mise en esclavage ? S’était-elle enfuie ? Avait-elle échappé à tout cela ? Narhem eut soudain du mal à croire qu’Ariane put être aussi vieille. Les autres elfes avaient l’air si fatiguées, éreintées, vidées, ternes comparées à elle.
- Son escorte est-elle toujours composée des même elfes ? interrogea Narhem.
- Aucune idée, répondit l’homme. Rien ne ressemble davantage à un elfe qu’un elfe. Je n’ai jamais été foutu de faire la différence entre deux d’entre eux.
Voilà qui confirmait les doutes de Narhem. Les falathens étaient peut-être simplement incapables de faire la différence entre une femme elfe et une autre. Ariane n’était peut-être qu’un rôle, tenu par différentes femmes au cours des années. C’était malin de la part des elfes.
- Ses vêtements sont magnifiques, lança Narhem.
- Si seulement nous pouvions avoir ces trucs-là. Peine perdue… Ils acceptent de nous vendre des teintures mais ça, non.
Narhem observa l’homme, le détaillant soudain.
- Je suis l’assistant d’un comptable. J’entends parler des échanges entre Falathon et Irin de temps en temps, précisa-t-il.
Narhem hocha la tête tout en observant la reine. De là où il était, il n’entendait pas les mots prononcés, juste quelques sons indistincts mais lisant sur les lèvres, il comprenait l’échange banal entre Ariane et le roi de Falathon, qui se faisait en ruyem.
Un groupe d’elfes passa soudain entre Narhem et son interlocuteur. L’assistant comptable dit quelques sons et les elfes lui répondirent poliment. Narhem le transperça des yeux.
- J’ai vécu dans le nord, j’t’ai dit ! s’écria l’homme. Je connais quelques mots en lambë.
- Lambë, répéta Narhem afin de bien intégrer le nom de la langue des elfes. Tu leur as dit quoi ?
- Bonjour, annonça l’homme.
Simplement bonjour ? pensa Narhem qui trouvait la quantité de sons nécessaires sacrément importante. Cela lui rappela la première fois qu’il avait appris à saluer en amhric. La même quantité de sons compliqués. Visiblement, les deux races elfiques avaient cela en commun.
Il trouva également son interlocuteur très mauvais en langue. Les sons sonnaient mal. Il n’apprendrait pas auprès de lui. Il le savait : la meilleure façon d’apprendre une langue était de l’entendre, de la pratiquer, encore et encore. Il lui fallait rencontrer des elfes, discuter avec eux, échanger, les écouter parler. Sa décision fut prise : il suivrait discrètement les elfes jusqu’à Irin afin d’y apprendre le lambë.
Narhem profita pleinement du tournoi pour observer la reine. La nuit, il s’amusait à suivre les elfes, à observer leur comportement, s’imprégnant de leurs coutumes, de leurs rires, de leurs échanges auxquels il ne comprenait rien.
Enfin, le grand jour arriva. Le vainqueur du tournoi désigné, les elfes quittèrent Tur-Anion pour le sud. Narhem dut admettre son manque d’information. Ayant toujours vécu à l’ouest, cette partie de Falathon lui échappait. Il se souvint de réaliser une cartographie du pays dès qu’il en aurait l’occasion.
En attendant, il n’avait aucun mal à suivre les elfes. Ils avançaient doucement, à allure calme, sereine. Des humains tentaient de les suivre mais ils lâchaient vite l’affaire car les forestiers ne s’arrêtaient jamais, ni pour se reposer, ni pour boire, ni pour manger. Ils ne courraient pas. Ils rentraient chez eux, tout simplement.
Narhem tenait à ne pas se faire voir. Il restait donc loin derrière, à la limite de l’horizon. Lorsque les elfes passèrent la frontière des arbres, Narhem accéléra le pas… et ne les retrouva jamais. Il eut beau observer, tourner, revenir sur ses pas, chercher des indices, des traces, des marques… rien. Les elfes s’étaient volatilisés.
Narhem refusa de laisser tomber. Il s’obstina, parcourant la forêt en tout sens, en vain. Finalement, il changea de façon d’agir pour cesser de courir tel un chien fou. Il agissait comme un humain. Les elfes avaient l’habitude de les gérer. Se cacher d’eux leur était facile. Narhem devait se montrer plus intelligent. Le roi d’Eoxit était certes humain… mais pas tout à fait. Lui aussi vivait longtemps.
Narhem s’installa en position méditative au milieu d’un arbuste dense, ferma les yeux et plongea en repos sensoriel. De cette manière, il se détendait, ne respirait presque plus mais son ouïe était sur-développée.
Cela paya. Combien de jours cela prit-il ? Il l’ignorait mais enfin, il perçut des sons. Discrètement, il se déplaça pour s’en approcher. Naturellement, ils disparurent mais Narhem n’en avait cure. Il reprit place au milieu de feuillages et recommença, encore, et encore jusqu’à se retrouver, au milieu de rochers, face à des trous d’eau chaude où les elfes se lavaient et baisaient… beaucoup… souvent. Seuls ou à plusieurs, la pudeur semblait inexistante.
Leur baise quasi incessante n’intéressa pas franchement Narhem qui dut faire – difficilement – abstraction pour se concentrer sur les sons, les ondulations, les voix, les chants, les cris, les exclamations, les émotions, les tonalités, les répétitions, les différences, les prononciations.
Narhem se sentit prêt. Il pouvait parler mais devait le vérifier. Il quitta Irin, qu’il savait désormais à jamais inaccessible, tout là-haut, dans la canopée, pour se rendre au nord de Falathon.
L’assistant comptable n’avait pas menti. Les elfes étaient nombreux dans cet endroit. Il vérifia sa maîtrise du lambë auprès de deux elfes et leur réaction lui prouva qu’il avait réussi. Les elfes furent subjugués d’entendre un humain parler aussi bien leur langue.
Radieux, Narhem s’attela à sa deuxième tâche : cartographier Falathon. Il acheta le matériel nécessaire puis commença par tracer de mémoire les montagnes au nord de Falathon, frontière avec Eoxit, qu’il connaissait bien. Il partit ensuite vers l’est pour trouver la Trolie. Il bifurqua vers le sud pour trouver le lac Lynia. Ses rives nord comptaient de nombreuses adolescentes qui lui expliquèrent toutes attendre l’apparition miraculeuse d’un elfe, évènement rarissime se produisant une fois par génération.
Narhem sourit. Il suffisait d’aller au nord ou à Tur-Anion pour en voir mais ses femmes, paysannes, n’avaient pas la possibilité de le faire. Cet espoir emplissait leur âme. Pourquoi pas, pensa Narhem avant de continuer.
Il longea la forêt appartenant aux elfes. Après tout, il comptait cartographier Falathon, pas Irin. Après quelques jours, il dut se rendre à l’évidence. Il ignorait où commençait et se terminait exactement le territoire des elfes. Il se rendit à Liennes, une petite ville de Falathon au sud, lieu de vie du duc de la région. Il posa la question aux notables qui lui répondirent tous, sans exception, que la frontière de Falathon était le fleuve Vehtë. La forêt n’était que prêtée aux elfes.
Narhem hocha la tête et repartit. Il retourna au lac Lynia afin de recommencer au départ. Il le longea sur la rive ouest sans jamais croiser un seul elfe. Il les savait là. Ils se cachaient. Il ne comptait pas les gêner.
Il arriva au fleuve et derrière lui, les terres sombres, tombeau des elfes noirs et des orcs. Narhem se souvint de la terrible traversée, de la magicienne et de sa malédiction. Les souvenirs affluèrent, les émotions aussi. Quel bonheur de réussir à éliminer ces races sales et impures ! Quelle douleur que la traversée !
Narhem resta un long moment à laisser ses pensées s’égarer, se perdre. Son esprit immortel avait besoin d’errer, de naviguer, de s’évader. Narhem avait appris à ne pas lutter, la folie le guettant régulièrement. Trop d’images, d’émotions emmagasinées. Elles avaient besoin de sortir, d’exister, d’exploser avant de retourner dans leur trou et permettre au roi de renaître, l’esprit ouvert et prêt à recevoir de nouveau.
Narhem revint à la réalité et le cœur léger, il longea le fleuve par le nord, prenant bien ses mesures, dessinant chaque sinuosité avec précision. Il remonta ainsi vers l’ouest sans jamais croiser personne.
Il savait l’océan proche, un jour de marche, peut-être deux, pas davantage. Derrière les arbres se dévoila au loin le delta du fleuve se déversant dans l’eau salée. Narhem découvrit avec stupeur la formidable construction falathen du côté nord du fleuve : un gigantesque mur en pierre et en bois, avec des tours de guets et des soldats.
Narhem avança, cartographiant tout en avançant. Les archers sur les murailles le virent mais ne l’interpellèrent pas. Ils regardaient dans le lointain, vers les terres sombres, prêts à sonner une cloche à portée de main.
Narhem rejoignit le delta où il trouva de nombreux pêcheurs de coquillages, les pieds dans la vase et le sable, fouillant le sol. Il termina sa cartographie puis remonta vers les murailles qu’il franchit par une porte ouverte clairement destinée à être refermée à la moindre alerte.
- Vous surveillez quoi ? interrogea Narhem au garde en poste le plus proche.
- Les terres sombres, répondit l’homme comme s’il parlait à un demeuré.
- Vous vérifiez qu’elles n’avancent pas ? supposa Narhem.
Le garde le dévisagea avant de le déshabiller des yeux. Nul doute qu’il le considérait comme un simple d’esprit.
- Nous protégeons le peuple des porcins.
- Les porcins ? répéta Narhem.
- Des animaux poilus, baveux et indisciplinés. Ils s’attaquent régulièrement à nos pêcheurs pour leur voler leur prise. Plus rarement, certains traversent par la côte pour voler des moutons ou des veaux.
- Ils vivent sur les terres sombres ? s’étonna Narhem qui pensait que rien ne pouvait survivre là-bas.
- Aucune idée, répondit le garde. Nul ne survit de l’autre côté. Qui risquerait sa vie pour une information aussi inutile ?
Narhem sentit sa curiosité piquée au vif. Lui avait envie de savoir. Qui pouvait survivre sur les terres sombres ? Il remercia le garde puis repartit vers le delta.
- Bien le bonjour, lança Narhem à une femme, les pieds dans la boue, un filet lourdement chargé de crabes, palourdes et coquillages divers.
- ‘Jour, m’sieur, répondit la femme.
- Pas trop dur ?
- Oh non, m’sieur. ‘fait beau aujourd’hui. C’t’un temps idéal et la pêche est bonne. J’ai pas à m’plaindre.
- J’aimerais traverser pour aller sur les terres sombres. Tu veux bien me montrer un chemin au milieu de la vase ?
Ce disant, il sortit discrètement une pièce d’argent.
- D’accord, m’sieur, répondit la femme avant de lui faire signe de la suivre.
La femme le guida selon des chemins sinueux. Narhem savait qu’elle choisissait attentivement son parcours en fonction des couleurs du sol, des sensations sous ses pieds mais également de son expérience vécue. Rien ne remplaçait une telle connaissance et Narhem le savait bien. Il ne sous-estimait jamais personne car même une simple pêcheuse possédait des connaissances inconnues de lui.
- Je n’irai pas plus loin, m’sieur, annonça la femme. Je tiens à ma vie.
- Je te remercie, dit Narhem en lui donnant la pièce promise.
La femme retourna à son poste et Narhem inspira plusieurs fois avant d’avancer. La brutalité des terres sombres le cloua sur place. Sa respiration se fit lourde et bruyante. Il eut soudain chaud et froid, faim et soif, tant de sensations oubliées depuis longtemps et puis son corps s’adapta et il reprit contenance.
Narhem avança vers la côte. En la suivant, il était certain de ne pas se perdre au milieu d’un terrain sans repère aisé car si les terres sombres n’étaient pas plates, toute vie en était absente. Les rochers et cours d’eau constituaient des étapes, certes, mais de qualité médiocre.
Narhem rejoignit l’océan, l’admirant un long moment. Il avait toujours aimé ces paysages calmes, majestueux, emplis de sagesse, de force, d’infini, un rappel que la nature est puissante, intransigeante, intemporelle.
Narhem longea la côte, avançant lentement afin de ne pas riper sur des rochers. Il ignorait ce qui se passerait s’il était blessé ici, sur les terres sombres. La présence de l’océan semblait réduire un peu le terrible effet mais Narhem préféra ne prendre aucun risque.
Des formes bougeaient à l’horizon. Les porcins, supposa Narhem en accélérant le pas, la curiosité au plus haut. Quel animal parvenait à survivre dans des conditions aussi atroces ? Il s’approcha discrètement, longeant la falaise au plus prêt afin de s’y dissimuler.
L’un d’eux passa devant lui sans le voir, trop occupé à courir derrière son crabe et Narhem se figea, la respiration coupée, muet de stupéfaction. Porcin ? Non ! Il s’agissait d’orcs. Comment avaient-ils pu survivre ?
Narhem sentit ses fesses se serrer et une ancienne douleur venir lui sauter au visage. Plus que la douleur, la honte et l’humiliation l’envahirent. Il revoyait le piloris, ressentait le déchirement et les rires des elfes noirs observant la scène. Il entendait ses propres hurlements comme dans un cauchemar sans fin.
Le visage en larmes, il se retrouva au sol sans souvenir d’avoir perdu l’usage de ses jambes. Ce passé qu’il croyait oublié refaisait surface au moment le plus inattendu, le mordant cruellement. Combien de temps resta-t-il ainsi prostré, sans bouger, à pleurer ? Il l’ignorait.
Les orcs continuèrent leur vie, ignorant la statue au pied de la falaise. Aucun d’eux ne vint jamais le voir. Ils ne semblaient même pas se rendre compte de sa présence. Narhem les observait dans un brouillard lointain, trop concentré sur lui-même pour s’ouvrir ainsi à l’extérieur.
Un enfant orc en train de se noyer le ramena à la réalité. Un orc mâle adulte sauta à l’eau et le ramena sur le rivage, au péril de sa propre vie. Jamais Narhem n’aurait pensé ces bêtes capables d’un tel acte.
Sortant de sa torpeur, il se mit à les observer et découvrit des animaux calmes, tranquilles, aimants, se soutenant les uns les autres. Les différentes familles ne s’attaquaient pas entre elles, partageant souvent volontiers la maigre pitance ramassée sur le bord de l’eau.
Lorsqu’une famille parvenait à voler un mouton aux falathens, elle le partageait avec les familles croisées en chemin. Si un orc se blessait, les autres l’aidaient, le soutenaient, le nourrissaient le temps qu’il se rétablisse. Toute la famille s’occupait des petits, permettant à la mère de se reposer ou d’aller chercher de la nourriture.
L’eau douce ne se trouvait qu’à l’intérieur des terres sombres, dans des ruisseaux serpentant à plusieurs heures de marche. Les orcs semblaient à peine affectés par la malédiction mais les enfants, les bébés et les blessés ne s’y aventuraient pas. Les valides gardaient de l’eau dans leur bouche et la crachaient dans celle de ceux restés sur la plage.
Narhem fut touché par cette empathie, cette solidarité, ce lien puissant. Il vit dans les orcs des bêtes affectueuses et attentionnées, aimantes et fidèles. Il avait vu juste. Aucun orc ne ferait du mal à quiconque, à moins de se sentir agressé, pour se défendre. Il ne viendrait certainement pas à l’esprit d’un orc de venir sodomiser quelqu’un.
Narhem était heureux que les orcs aient survécu et pas les elfes noirs. En les voyant se débattre pour survivre, il voulut soudain se faire pardonner en les aidant mais comment ?
Narhem se leva et de manière visible, se promena sur la plage, sans s’approcher de trop près, mais sans s’éloigner non plus. Les orcs l’observèrent terrorisés. Ils avaient l’habitude de se faire chasser par les humains dont ils volaient le bétail et les récoltes de coquillages. Narhem trouva enfin ce qu’il cherchait : un gros coquillage vide. Il prit l’objet, le lava rapidement dans l’océan puis s’enfonça dans les terres sombres. Aucun orc ne le suivit.
Lorsqu’il revint sur la plage, la curiosité des orcs était maximale. Narhem comprit qu’aucun humain n’était jamais revenu d’une promenade sur les terres sombres. Narhem s’approcha et dans le creux d’un rocher, il déposa son coquillage avant de s’éloigner.
Les orcs s’approchèrent, curieux. Lorsqu’ils découvrirent l’offrande, ils poussèrent de nombreux grognements. Aucun adulte ne toucha à l’eau douce. Seuls les faibles y eurent droit dans un bonheur évident. Un adulte prit le coquillage et disparut sur les terres sombres.
Narhem fut extrêmement surpris de voir de nombreux orcs parcourir la plage. Certains revinrent avec des coquillages comme celui que Narhem avait utilisé. Certains partirent vers les ruisseaux mais d’autres partirent en longeant la plage. Narhem comprit qu’ils comptaient montrer leur découverte aux autres familles.
Narhem n’en revint pas. Ces bêtes étaient extrêmement intelligentes et apprenaient très vite. Il n’y connaissait rien en dressage mais sentit que ces bêtes, à la base domestiquées par les elfes noirs, ne seraient guère difficiles à manipuler.
Narhem s’éloigna pour retourner à Falathon dont il termina la cartographie. Il profita de ce temps pour réfléchir. Il retourna à Eoxit pour y trouver un royaume au garde à vous, identique à ce qu’il avait laissé, dans le droit chemin.
Ravi, il entreprit d’apprendre le dressage auprès des experts en ce domaine. Cela aurait été beaucoup plus rapide d’amener les experts directement aux orcs mais la fidélité à la terre forçait Narhem à se faire accompagner de personnes infidèles et il n’y tenait pas plus que ça. Peu importait le temps que cela prenait. Narhem avait appris la patience.
Dans le même temps, il apprit à manier un navire. En effet, afin de pouvoir porter de nombreux cadeaux aux orcs, Narhem avait choisi de les rejoindre par l’océan. Là encore, il allait devoir faire le trajet seul et donc, être capable de contrôler parfaitement son embarcation, n’ayant aucune envie de finir au fond de l’océan, à flotter entre deux eaux pour l’éternité, tentant de revenir contre le courant à la nage sur la terre ferme, chose peut-être impossible, nul n’ayant jamais essayé.
Narhem se sentait prêt. Il fit armer un navire contenant des outils, des contenants en argiles, des filets, des cordes, du bois et autres cadeaux pour les orcs.
Il cingla au large, loin des côtes de Falathon afin de ne pas être vu puis se rapprocha par l’ouest du continent. Le petit navire accosta, sous le regard surpris des orcs, qui passèrent d’apeurés à curieux en le reconnaissant.
Ce fut avec bonheur qu’ils apprirent à manier les couteaux, très utiles à ouvrir les coquillages, les haches et les marteaux cassant les matières solides. Le premier poisson attrapé par un filet fut l’occasion d’une grande fête.
Cependant, les orcs restaient indociles. Impossible de leur faire faire quoi que ce soit n’allant pas dans le sens de la survie de la tribu. En faire monter quelques uns sur le bateau lui prit un temps fou.
À Eoxit, les orcs sautèrent de joie au premier mouton avalé. Dans leur enclos, ils prirent rapidement des forces, Narhem retrouvant davantage les orcs de ses souvenirs à L’Jor. Narhem fit venir plusieurs experts en dressage. Tous ensemble, ils tentèrent d’amadouer ces bêtes afin qu’elles réalisent des actes non habituels. Peine perdue…
- Comme les elfes, finit par conclure un expert. Elles ne peuvent pas être apprivoisées.
La comparaison mit Narhem hors de lui et la conclusion encore plus. Narhem avait vu ces bêtes porter les emplettes des elfes noirs, transporter des enfants, tirer des charrettes, porter de lourdes charges. Ils servaient d’ânes, de bœuf, de chevaux et de chiens. Narhem savait cela possible.
- Je sais qu’elles peuvent l’être. Je l’ai vu, de mes yeux, répliqua Narhem, acerbe.
- D’une manière qui nous est inconnue en ce cas, répondit l’expert et les autres acquiescèrent. Nous n’avons pas les bons leviers. Nous serions très intéressés de discuter avec leurs anciens dresseurs.
- Ils sont tous morts, maugréa Narhem avant de s’éloigner, morose.
Pour la première fois, il regrettait la disparition des elfes noirs. Il mesurait soudain la perte de savoir associée à la disparition d’un peuple tout entier. Combien d’autres connaissances s’étaient envolées à cause de lui ? Narhem envoya ces pensées au loin. Il n’avait aucun regret à avoir. Ces sales esclavagistes pervers d’elfes noirs avaient mérité leur sort. Il parviendrait à dresser les orcs sans leur aide. S’ils avaient réussi, lui aussi y parviendrait. Il ne valait pas moins qu’eux.
Les années passèrent. Narhem prit grand soin de ses orcs. Il en amena plusieurs familles à qui il fournit sécurité et nourriture. Les orcs l’appréciaient mais restaient réticents. Un jeune orc fut le premier à accepter un geste totalement désintéressé. Il aida volontiers Narhem sur sa demande, première fois qu’un orc agissait de cette façon. Les dresseurs se réunirent mais aucun ne fut en mesure de déterminer la cause du phénomène.
- Ils ont peut-être besoin de stabilité, de connaître leur dresseur depuis leur naissance, proposa un expert. Certains oiseaux se lient au premier être vivant qu’ils voient à la sortie de l’œuf.
- Nous ignorons la durée de vie d’un orc, remarqua un autre. Ils pourraient bien vivre plus longtemps que nous, rendant impossible le dressage…
Narhem comprit. Aucun humain ne vivrait jamais assez longtemps. Les elfes noirs, immortels, pouvaient se le permettre, pas les humains. Si Narhem voulait contrôler les orcs, il lui suffisait de faire preuve de patience, d’aller les voir régulièrement, pendant des dizaines d’années. Ils avaient une excellente mémoire et leur longue vie les rendait plus méfiants, voilà tout.
Narhem donna congé aux experts en dressage, qui seraient bien plus utiles ailleurs et Narhem s’occupa seul de ses orcs, se rendant deux fois par an sur la côté ouest des terres sombres pour offrir des cadeaux et un peu de temps aux orcs sauvages.
Il voulut déterminer le nombre approximatif d’orcs demeurant sur les côtes. Il comptait en profiter pour cartographier le sud du continent. Son petit navire l’accompagna dans ses aventures et bientôt, il passa le cap sud pour remonter vers le nord. Il découvrit de nombreuses familles, disséminées un peu partout.
Les terres sombres rendaient le voyage monotone, ennuyeux et répétitif. L’apparition soudaine d’arbres gigantesques prit Narhem par surprise. Il cessa immédiatement d’avancer pour rester au plus loin. À l’horizon se tenait, sans aucun doute, le côté sud de la forêt de la magicienne l’ayant maudit.
Peu désireux de la revoir, il resta à bonne distance, contourna les arbres, s’enfonçant dans les terres sombres, subissant leurs attaques, grimaçant sous la douleur permanente mais supportable. Il cartographia les contours de loin. Ils suivaient principalement les cours d’eau, comme si le mal sombre craignait de se mouiller.
Narhem fit tranquillement le tour de la forêt magique, fatigué mais refusant de céder au sommeil, conscient qu’il ne se réveillerait peut-être jamais. Immortel, certes, mais les terres sombres restaient un adversaire de taille. La magicienne semblait être capable de les repousser mais rien ne prouvait que Narhem y survivrait. Mieux valait ne pas prendre de risque.
Narhem retrouva l’endroit où il s’était retrouvé, des années plus tôt, avec Khala et le reste des Tewagi. Il interdit à ses pensées d’errer. Pas ici, pas maintenant, trop dangereux. Un éclat lumineux sur le sol attira son attention. Il s’en approcha pour découvrir une dague de métal noir. Il s’en saisit. Les Tewagi, dans leur fuite, avaient laissé tomber le matériel encombrant. Narhem le passa dans sa ceinture puis continua sa cartographie vers l’est jusqu’à rencontrer le fleuve Ruvuma.
Les marécages vibrant de vie en face prouvèrent définitivement que les terres sombres craignaient l’eau. Narhem observa le large bras d’eau au courant puissant. Le traverser à la nage, avec une épée et deux dagues, comportait un énorme risque. Narhem préféra rester de ce côté-ci, quitte à subir les terres sombres.
Il entreprit de remonter vers le nord, espérant un pont naturel, des rapides aux cailloux rapprochés ou une zone plus calme. Il marcha longtemps, cartographiant chaque sinuosité avec précision, sans jamais s’arrêter ou prendre de repos, buvant l’eau du fleuve de temps en temps, y trouvant vigueur et force.
Quelque chose apparut au lointain sur la rive du fleuve. D’aussi loin, Narhem ne reconnut pas l’assemblage. En s’avançant, il perçut plus précisément la construction : des pontons d’arrimage de bateaux en bois. L’ensemble était bien fait et solide. Narhem cligna plusieurs fois des yeux. Quelqu’un vivait ici, de ce côté-ci du fleuve ? Il ne comprenait pas. Qui pouvait bien avoir bâti ce petit port ? Sur la terre ferme, une charrette attendait, son propriétaire certain que nul ne viendrait la voler. Aucun orc n’était capable d’une telle ingéniosité. Les créateurs possédaient une intelligence égale à celle des humains.
Curieux, il s’éloigna et se plaça derrière des rochers afin de pouvoir observer sans être vu. Il dut faire preuve de patience car rien ne se passa pendant de nombreux jours et finalement, trois embarcations apparurent à l’horizon, des bateaux à fond plat bourrés de poissons, descendant le courant avec aisance. Les marins se contentaient de tenir le cap à l’aide d’un bâton plongé dans l’eau. Remonter le fleuve serait bien plus difficile mais les barques seraient vides, rendant l’effort modéré.
Narhem, l’esprit vide, naviguant entre terreur, rage, colère, dépit, incompréhension, tristesse, observa les deux elfes noirs charger les poissons sur la charrette, à laquelle ils s’attelèrent avant de partir plein ouest.
Narhem décida de les suivre, ses pensées volant en tout sens. Les elfes noirs avaient survécu. Il en restait encore. Il ne comprenait pas. Comment ? Combien ? Où ? Pourquoi ? Quand ? Des centaines de questions tournaient dans son esprit torturé.
Il avait échoué. Il pensait avoir gagné. Il se trompait. La race impure existait toujours, malgré tous ses efforts pour les exterminer. Il n’en revenait pas. Toutes ces années à croire… un mensonge. Sa haine monta d’un cran. Quoi qu’il en coûte, il vaincrait. Ils mourraient, tous, sans exception, ces esclavagistes, ces sodomites.
Il suivit la charrette que les elfes tiraient avec vigueur malgré les terres sombres les blessant, leur volant leur énergie. Narhem dut leur reconnaître du courage et de la détermination. Il en fallait pour marcher ainsi deux jours sans boire, manger ni se reposer.
Une montagne apparut à l’horizon et les elfes accélérèrent, comme si des ailes leur poussaient. Narhem n’avait jamais essayé de rentrer ainsi à l’intérieur des terres sombres. Il fut surpris de la présence de cette montagne haute aux sommets enneigées touchant les nuages.
Il suivit les elfes noirs qui entrèrent dans un corridor et là, surprise ! Plus de terres sombres. Narhem sentit immédiatement la différence. Toute sa vigueur revenait. Plus de douleur. La faim, la soif et la fatigue disparurent d’un coup. La sensation était incroyable. Narhem observa le sol. Pas de rivière. Pas de fleuve. Rien qui puisse expliquer la soudaine disparition de la malédiction.
Narhem continua son chemin, quelque peu abasourdi. Aucun elfe noir ne guettait et pour cause, ils ne craignaient pas de se faire attaquer ici, au beau milieu de la mort. Un peu plus loin, il découvrit, ahuri, une ville de huttes basses. Il resta à distance, écoutant les échanges.
Tout le monde ici parlait amhric, langue que Narhem pensait ne plus jamais entendre. Les hommes se ruèrent sur le poisson, commençant à le débiter, retirant la chair dont ils prirent soin. La nourriture prit la route du plus grand bâtiment de la ville, le seul en pierre, entouré d’une lourde muraille de bois. Les hommes ouvrirent une porte qui, Narhem put le constater brièvement, menait à un sas clôturé à l’intérieur d’une autre palissade. Les hommes déposèrent l’offrande sur le sol, récupérèrent des plateaux vides et partirent.
Narhem n’eut pas besoin d’explication pour comprendre. Il avait devant lui la nouvelle version des palais de coton. La nourriture était une offrande aux femmes. Ainsi, elles avaient survécu. Tombées par hasard sur ce paradis au milieu de l’enfer, elles avaient appelé les hommes à les rejoindre, supposa Narhem. Narhem observa les hommes. Quasiment rien des poissons ne fut jeté : peau, écailles, arêtes, presque tout fut ingénieusement réutilisé.
Narhem observa qu’aucun homme ne mangea. Toute la nourriture fut donnée aux femmes. Quelques restes ressortirent du grand bâtiment. Ils furent donnés à des enfants mâles très jeunes. Narhem comprit qu’ils ne mangeaient jamais. Rien ne vivait ici en dehors des elfes. Le ravitaillement était rare. La vie était rude.
Narhem continua sa visite discrète jusqu’à tomber sur une hutte plus grande que les autres : le chef, sans aucun doute. Écoutant par derrière, il fut ravi de reconnaître la voix de Khala, son ancien second. Cela le ramena des années en arrière. Khala l’avait toujours aidé, soutenu, adulé. Soudain, il eut envie de lui parler, de renouer cette amitié.
Après des années à voir mourir ses proches, encore, et encore, un peu de stabilité gonflait son cœur de bonheur. Il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, se glisser dans la béatitude d’un fil conducteur enfin retrouvé… puis il tomba à genoux, brisé, détruit intérieurement, déchiqueté par des émotions opposées.
Khala, il voulait le voir mort, comme toutes ces immondes créatures vivant ici. Ces déchets de la nature devaient payer pour le mal qu’elles avaient fait. Pendant un long moment, Narhem navigua ainsi, entre volonté de vivre avec eux, de partager leur vie éternelle, d’y trouver enfin un peu de réconfort et la détermination féroce de les exterminer.
Ce fut avec le goût de la vengeance dans la bouche qu’il entra discrètement dans la hutte sous la lune haute. Les elfes noirs dormaient, reprenant des forces dans cette vie uniquement composée d’air frais et d’eau douce.
Khala dormait à poings fermés. Prendre par surprise le chef des Tewagi, voilà qui aurait été impossible à L’Jor. Les elfes noirs, sûrs de leur sécurité et harassés par le manque de nourriture, n’étaient plus que l’ombre d’eux-même.
- Khala ? murmura-t-il à distance de sécurité, prêt à dégainer au moindre geste agressif.
Après tout, il ignorait comment son ancien second prendrait son retour inopiné. Le Tewagi ouvrit les yeux, cligna plusieurs fois, se frotta consciencieusement, regarda de nouveau Narhem avant de se frotter encore les yeux.
- C’est bien moi, indiqua-t-il. Tu n’es pas en train d’halluciner, ni de rêver, compléta-t-il alors que Khala se pinçait le bras.
- Cul à orc ? s’exclama-t-il, faisant grimacer Narhem.
- Que tes nuits soient sombres.
- Que tes nuits soient sombres, Majesté. Je te croyais mort sur les terres sombres. Où étais-tu toutes ces années ?
- Nulle part et partout, répondit Narhem. J’ignorais totalement que vous aviez survécu. Je viens à peine de vous retrouver. Ta hutte est grande.
- Je suis le roi, annonça Khala.
Narhem secoua négativement la tête.
- Bien sûr, tu es le roi, mon ami, précisa Khala, mais il fallait bien…
- Je ne te reproche rien, le rassura Narhem. Je comprends.
- Je te présenterai à tout le monde dès l’aube.
- Non, le contra Narhem. Garde le poste… et le titre. Tu fais de l’excellent travail.
- Mais tu es notre roi ! insista Khala.
- Pas seulement…
L’expression de Khala monta sa totale incompréhension.
- Entre temps, je suis également devenu roi d’Eoxit.
Khala sourit puis rit carrément.
- Tu n’as pas chaumé. Je te reconnais bien là. Tu es doué, à n’en pas douter. Si tu es là, qui gouverne là-bas ?
- Des gens très bien qui commandent en mon nom et en qui j’ai toute confiance. Exactement comme toi ici.
Khala plissa les yeux. Il ne pouvait pas acquiescer sous peine de se montrer présomptueux. Il ne pouvait pas non plus refuser, ça serait se sous-estimer, chose impossible pour un Tewagi. La seule bonne réponse était le silence.
- Je ne peux pas être partout à la fois, continua Narhem. De plus, tu es reconnu alors que de mon côté… Je veux dire… Combien de ceux ayant connu L’Jor ont survécu ?
- Dix hommes, annonça Khala. Pour les femmes, je l’ignore, elles ne nous parlent jamais.
Une dizaine de survivants, voilà tout ce qui restait de siècles de privation de nourriture dans cette ville de spectres sombres.
- Comment parvenez-vous à survivre au milieu des terres noires ?
- Cet endroit est protégé. Nous ignorons pourquoi. Ici, le vol de vie ne nous affecte pas. Les montagnes semblent permettre ce miracle. Lorsqu’il pleut, l’affliction gagne du terrain pour en perdre sous le soleil. Nous consommons l’eau d’un lac un peu plus haut et mangeons le poisson du lac Lynia, ramené avec force difficulté.
Narhem comprit que les conditions de vie étaient extrêmement dures. Cela ne le radoucit nullement. Il ne voulait pas les voir ramper affamés. Il les voulait morts. Pour cela, l’important était d’apprendre à les connaître. On gagnait une guerre non pas par le nombre ou la compétence des soldats, mais grâce aux informations, où attaquer, quand, comment.
Narhem passa une lune entière à Dalak, passant ses nuits à bavarder avec Khala et ses journées à observer sans se faire voir. Ses conclusions furent terribles : le peuple de Dalak, habitué à des conditions rudes et sévères depuis la plus tendre enfance, constituait un adversaire de très grande valeur. De plus, tous descendants de Tewagi, savoir se battre était devenu une base essentielle du niveau 1.
Heureusement, les elfes noirs ne possédaient aucune arme. Où qu’il regarda, Narhem ne vit que des bâtons en bois, en os ou en pierre mais aucun objet en fer, acier ou métal noir.
- Nous étions épuisés, maugréa Khala. Nous avons préféré lâcher notre équipement. L’appel des femmes se faisait pressant. Nous avons tout abandonné pour les rejoindre. Aucun de nous n’a assez de force pour aller les chercher. Elles sont perdues à tout jamais.
Narhem hocha la tête. Il y avait donc, un peu partout, dispersées sur les terres sombres, des armes de métal noir, n’attendant que d’être ramassées. Narhem sourit. Un plan commençait à prendre forme dans son esprit.
Il laissa Khala à son trône sentant le poisson pour parcourir les terres sombres. Afin de ne pas passer deux fois au même endroit, il cartographia précisément chaque parcelle. Il savait, grâce à son expérience avec l’armement des msumbis, où s’arrêtait sa capacité de portage.
Dès qu’il fut au maximum, il repartit plein est, atteignant le fleuve Ruvuma, qu’il remonta par la rive ouest. Lorsqu’il arriva au petit port elfique, il grimaça. S’il continuait sa route, il croiserait sûrement des embarcations elfiques et sous ce poids, n’aurait pas le temps de courir se cacher. Il avançait déjà très lentement.
En ronchonnant, il observa le fleuve profond qui le narguait. Narhem l’insulta puis décida de le traverser à la nage. Après tout, n’était-il pas puissant et immortel ? Un simple bras d’eau ne l’arrêterait pas.
Naturellement, Narhem coula. Au début, il crut défaillir sous le manque d’air mais plus il s’éloignait de la berge, plus ses forces lui revenaient. L’eau semblait le porter, lui rendre force et énergie. Les terres sombres, pourtant si proches, disparaissaient.
Narhem remonta le fleuve en marchant sur le sol. La fraîcheur lui indiqua qu’il venait d’atteindre le lac Lynia. Les algues et les poissons autour de lui le caressaient, comme s’ils voulaient découvrir cette étrange forme de vie dérangeant leur quotidien.
Narhem sentit le sol remonter et bientôt, il se retrouva à la surface, découvrant, un peu hébété, les plaines est de Falathon. Il s’engouffra dans la forêt et entre deux immenses rochers, déposa les armes qu’il dissimula sous des branchements. En courant, il retourna à son point de départ pour reprendre son exploration.
Cette activité, aussi ennuyeuse que répétitive, lui donna l’occasion de réfléchir, d’affiner son plan, de mettre chaque pièce à sa place, de peaufiner chaque détail. La cartographie terminée, il se trouva à cours de temps. Devoir se partager entre Eoxit, Falathon, les orcs et Dalak lui donnait le tournis. Il aurait voulu se dédoubler, avoir le don d’ubiquité. Pour la première fois, son immortalité ne lui suffit plus.
Ça commence à prendre forme :
- Mon hypothèse selon laquelle Narhem est le père d'Elian ne semble finalement pas absurde
- Les Tewagi ont récupéré les femmes, mais on ne sait pas ce que sont devenus les eoshens
- Je pense que Narhem va entraîner les orcs à trouver le métal noir dans les terres noires puis les lâcher sur les elfes noirs, mais pas de chance ils vont aussi attaquer Falathon
Et le grand mystère reste l'apparition des Terres Noires
Le problème de la carte, c’est quand ? Car en fonction du moment, tout change !
Afin que la géographie soit « possible » (n’étant pas géographe mais aimant la plausibilité), je me suis appuyée sur la carte de l’Afrique.
Dans le temps de Bintou :
L’Jor se trouve en Ethiopie (les ethiopiens parlent une langue qui s’appelle l’amhéric, j’ai enlevé le « e » car je trouvais que ça sonnait trop « Amérique » mais mon inspiration vient clairement de là).
M’sumbiji est le Mozambique (que les habitants appellent M’Sumbiji) qui se situe au sud du Congo.
(Les autres pays, je pourrai te les situer le moment venu si tu veux)
Dans le temps de Narhem :
Eoxit est le nord de l’Afrique (tout ce qui au dessus du Congo, c’est donc immense)
L’Jor puis la Trolie est l’Ethiopie.
Falathon est la partie ouest du Congo
Au sud du Congo : les terres sombres
Dans le temps d’Elian :
La Trolie est l’Ethiopie.
Falathon est la partie ouest du Congo
Irin est une forêt minuscule au sud est de Falathon
Au sud du Congo : les terres sombres et Dalak
Merci beaucoup pour tes pensées. C’est vraiment super gentil de me les transmettre. J’adore !
sinon :
"Simplement bonjour ? pensa Narhem qui trouvait la quantité de sons nécessaires sacrément importante." => pourtant au début il avait eu la même réflexion avec les salutations en amhric, il trouvait que c'était long et compliqué de dire bonjour. Certes, "que le soleil et la lune guident tes pas" c'est un peu plus long que "que tes nuits soient sombres", mais il aurait dû faire le parallèle, non ?
J’ai rajouté la comparaison entre le lambë et l’amhric.
Mais pourquoi Narhem veut-il tuer Elian s'il est indigné par le traitement des elfes ? Elian a elle aussi subi, certes moins, l'esclavage des elfes.
Si tu n'as toujours pas ta réponse à la fin du roman, c'est qu'il me faudra rajouter quelque chose. Je note. Merci beaucoup 😊