PRESENT : JIO
Après leur combat, Allisen ne s’était plus montré. Au début, Jio avait pensé que le vieux mercenaire préparait quelque chose, sa vengeance, peut-être. Mais il n’avait pas été présent aux cours de maître Ebremo. Il avait simplement cessé d’apparaître. L’adolescent, quant à lui, avait tout de suite été plus calme, plus disposé à écouter les consignes que lui donnait sa professeure. Il avait efficacement exécuté ses exercices et, chaque jour, avait consciencieusement travaillé sa magie. Défaire les sorts n’était pas une tâche aisée. Il avait mis du temps à saisir le mécanisme de ce type de magie. Cela lui demandait d’investir beaucoup de temps et d’énergie, mais il avait fini par s’améliorer. Du sortilège de mutisme, il était passé à celui qui obligeait la personne à révéler ses secrets, puis au sortilège du marionnettiste très connu et très utilisé pour contrôler le corps de quelqu’un. Il s’était petit à petit approché du sortilège du sceau de magie, sans jamais essayer de le défaire. La vieille Ebremo avait commencé par recruter des mages qui avaient un pouvoir proche de celui de l’adolescent, pour commencer. Puis elle avait petit à petit choisi des mercenaires dont la magie était plus éloignée. Et finalement, le jour où Jio réussit à défaire un sort de paralysie physique sur un mage de feu, maître Ebremo se planta devant lui, accoudée à sa canne, le toisant avec impassibilité alors même qu’elle était plus petite que lui.
- Je n’ai plus rien à t’apprendre.
- Hein ?
- Tu es revenu depuis un peu plus d’un mois. Tu as fait un bond en magie depuis cette histoire avec Allisen Soll. Jio, aujourd’hui, tu as défait le sort qui se rapprochait le plus du sceau sur le type de mage qui se rapproche le plus du mage de lumière. Je ne peux plus pousser mon enseignement. Il est temps que tu passes à l’étape suivante.
- Attendez, ne dites pas n’importe quoi ! Je ne suis pas encore prêt, vous aviez dit que je devais améliorer ma résistance...
- Et c’est déjà fait. Crois-moi, Jio : tu es plus que prêt.
C’était impossible. Les deux dernières semaines étaient passées à une vitesse inouïe et Soö ne s’était pas montré, lui non-plus. Jio ne s’était pas battu, il n’avait pas fait face à de gros problèmes, il avait même pris le temps de discuter avec Maz, plusieurs fois. Il n’avait pas osé aller voir Nethan, cependant. Il avait attendu le moment où il pourrait défaire le sceau avec impatience. Il avait attendu ce moment comme celui où il allait enfin pouvoir assurer la sécurité de ses proches. Et maintenant que ce moment était arrivé, il n’était plus sûr de ce qu’il devait faire. Il doutait, il se sentait vulnérable. Après tout, n’avait-il pas été en sécurité pendant tout son séjour à la guilde ? Soö y avait veillé. Pourquoi vouloir partir à tout prix ? Allisen Soll n’était plus en mesure de lui faire peur. Personne n’était de taille à lui chercher des noises. Pourquoi vouloir fuir alors qu’il aurait pu imposer sa loi ici, à la guilde ? Soö n’avait pas de magie, pour l’instant, il était vulnérable. Jio aurait pu battre n’importe quel mercenaire de la guilde. De quoi avait-il peur ? Pourquoi n’avait-il jamais essayé d’attaquer Soö ? Et qu’est-ce que ça t’aurait apporté ? Pas la liberté que tu cherches, en tout cas. Lui souffla une petite voix dans son esprit.
- Tu t’es enfui en courant lors de notre première séance et maintenant tu ne veux plus partir ?
Jio sortit de ses pensées et ses yeux noirs qui regardaient dans le vide purent voir le maigre sourire de maître Ebremo.
- Non, ce n’est pas ça, se défendit-il, enfin si, ou peut-être ? Je ne sais pas.
Il sentit une main se poser sur son épaule et s’écarta par réflexe. Ce n’était pas maître Ebremo qui l’avait touché. Elle était trop petite. L’adolescent fut surpris de découvrir le visage serein du mage de feu qu’il venait de désensorceler. Le garçon lui lança un regard interrogatif. Cet homme ne devait pas être beaucoup plus vieux que lui. De taille, il était à peine moins grand que Jio. Il avait un sourire qui redonnait du courage et qui apaisait.
- Franchement, Jio, quoi que tu envisages de faire, tu es prêt. J’ai rarement rencontré des mages aussi puissants que toi.
Puis, incitant le jeune homme à s’écarter, il continua d’une voix plus basse.
- Tu détestes la guilde, à ce qu’on dit. Tu voudrais la détruire.
- Tu comptes me menacer ? demanda Jio en fronçant les sourcils.
Son interlocuteur secoua la tête de droite à gauche.
- Non. Moi aussi je déteste cet endroit. J’espère que tu réussiras à te libérer de ta vie de mercenaire. Je ne suis pas assez courageux pour tenter le coup, pour ma part.
Jio hésita sur la réponse à donner. Pourquoi cet homme, ce jeune homme, lui disait cela, tout à coup ? Combien étaient-ils à penser comme Jio, ici ? Combien de mercenaires ne s’étaient pas adaptés à leur vie ? Combien voulaient détruire cette forteresse et s’enfuir ? Finalement, il opta pour une réponse simple.
- Je ne suis pas un mercenaire. Je ne l’ai jamais été. Et toi non plus.
Cela fit sourire le mage de feu. Sur ces mots, Jio lui adressa un hochement de tête et s’écarta.
Il n’était pas un mercenaire. Et puisqu’il n’en était pas un, il n’avait aucune raison de rester à la guilde. Il allait remplir sa pat du marché, sauver Maz et Nethan, et après, il profiterait enfin de sa liberté. Il n’était pas un mercenaire. Il n’en était pas un ! Même si Soö avait essayé de le lui faire croire, c’était faux. Il alla voir maître Ebremo.
- Je respecte l’engagement que vous avez mis dans les cours que vous me donniez. Mais je ne vous dirai pas merci.
Elle sourit.
- Bah… Fais comme tu veux. J’ai su dès le début que tu étais un gamin têtu.
Il tourna les talons et sortit de la salle.
Dehors, Addal l’attendait, comme d’habitude. Ils s’échangèrent un regard, et Addal prit la parole.
- Alors, ce cours ?
- C’était le dernier. Tu pourras dire à Soö que je suis prêt et qu’il faut qu’on en finisse avec cette histoire.
- Tu es bien pressé, dis-moi.
- J’ai passé les derniers mois à m’entraîner. Et quand j‘ai voulu rompre le contrat, tu m’as traîné ici de force. J’ai envie de repartir. Et vite.
Addal rit. Ce rire agaça le garçon.
- Tu as chhangé, mais au fond, tu as toujours les mêmes objectifs.
- Et toi, Addal, quels sont tes objectifs ? Qu’est-ce que tu cherches à faire en t’infiltrant ici ?
Il mit du temps avant de répondre, et Jio ne pensait pas qu’il le ferait. Le mage de téléportation avait sûrement estimé qu’il était temps de révéler à l’adolescent la raison de sa venue.
- Il y a une dizaine d’années, un groupe de mercenaires a été envoyé pour tuer ma sœur. Plusieurs personnes voulaient sa peau. Elle faisait une très bonne arnaqueuse. Bref. Ils sont arrivés pendant qu’on mangeait. Ils sont entrés, et un homme lui a coupé la tête. J’avais déjà une vingtaine d’années à l’époque. Mais ça ne m’a pas empêché d’être choqué comme un nourrisson. Ils sont repartis comme ils étaient arrivés, nous laissant, mes parents et moi, avec le cadavre sans tête de ma sœur. J’ai rencontré Nilt un an plus tard. Il y a un peu plus de deux ans, il m’a aidé à infiltrer la guilde pour que je puisse retrouver l’assassin de ma sœur. En échange, je surveillais Soö.
- Tu l’as trouvé, finalement ? L’assassin.
Sa voix devint plus sombre.
- Oui. Et je l’ai tué.
- Pourquoi tu es resté à la guilde alors ?
- Pour Nilt. C’est un ami, je veux lui rendre service.
Le silence se fit. On n’entendit plus que le son de leurs pas qui traversaient les couloirs. Ils se séparèrent devant la chambre de Jio, sans un mot, sans même se regarder.
PRESENT : SOÖ
Lorsqu’Addal entra dans la salle, Soö remarqua immédiatement que sa démarche chaloupée était différente de d’habitude. Il avançait plus vite, son visage était fermé, résolu. C’était étrange de le voir comme ça, lui qui montrait toujours une expression neutre, le maître de la guilde avait commencé à croire qu’il ne ressentait aucune émotion. Son associé s’arrêta à deux mètres de lui. Il s’arrêtait presque toujours à cette distance, à croire qu’il y avait un mur qui l’empêchait de s’approcher plus. Soö leva un sourcil, attendant que l’homme parle. Et c’est ce qu’Addal fit.
- Maître Ebremo en a fini avec Jio.
Soö lui répondit par un sourire satisfait. Bien. Très bien. Le garçon était dans les temps. Le Duc s’était mis en route il y a un mois, il allait bientôt arriver.
- Jio m’a demandé de vous dire qu’il était temps d’en finir avec votre marché.
- Toujours pressé, ce gosse.
Néanmoins, cet empressement était de bon augure. Il était prêt, il était motivé, si on pouvait le formuler comme ça. Il n’y avait plus qu’à passer à l’action. Il allait encore attendre un peu, juste le temps de faire murir le fruit. Une semaine. Cela serait amplement suffisant.
- Dis à Jio que je l’appellerai bientôt…
Le mage de téléportation hocha la tête et commença à partir.
- Addal… Le gosse et toi semblez plus proches, en ce moment. Il t’a dit quelque chose de spécial ?
C’était vrai. Soö ne l’avait pas manqué. Son associé et Jio avaient toujours évité de se parler si ce n’était pas absolument nécessaire. Et pourtant, ces derniers temps, ça avait changé. Ils semblaient partager quelque chose. Quelque chose que Soö ne savait pas. Cependant, Addal fit non de la tête.
- Je m’occupe juste de sa surveillance, il ne m’a rien dit de particulier.
- Bien. Tu peux partir.
Pourtant, Soö n’arrivait pas à croire ces paroles. Les secrets… Il les détestait. Les secrets n’apportaient que la discorde. Et pourtant, tout le monde en avait. Il s’était débrouillé pour que Jio n’ait plus rien à lui cacher, mais voilà que l’adolescent et Addal étaient liés par un secret. Mais qu’importe. Les secrets finissent toujours par être révélés. Il suffisait d’attendre.