Chapitre 24

Par Ohana

Plusieurs rangées de tombes s’érigeaient face à eux. Elles semblaient plutôt récentes, malgré la nature qui reprenait doucement ses droits, faute d’entretien. L’effort de guerre prenait les volontaires là où il y en avait.

  • Ils ont dû le construire après la mort des mages, marmonna Alaric, qui se mit à se mordre la joue de frustration.

Talia n’était pas plus à l’aise que lui de mettre les pieds dans ce genre de lieux. La seule fois où elle y était allée, c’était pour l’enterrement de leurs parents. Puis ils avaient été trainés à travers la province, puis au-delà, sous la tutelle de Louis, avant d’y revenir. Ils n’avaient cependant jamais demandé à aller se recueillir, la douleur était trop vive et, laissés à eux-mêmes, ils n’avaient pas vraiment su comment gérer cette perte.

  • Allez, il n’est pas si glauque que ça, tenta-t-elle de se rassurer.

À pas de souris, ayant la désagréable impression de déranger ceux qui reposaient sous leurs pieds, ils parcoururent les nombreuses pierres tombales, ne sachant pas quoi chercher.

Alaric, se souvenant des paroles de Veenya, après l’avoir trouvée sous le palais où reposaient les corps des mages décédés, eut l’idée d’étendre ses sens magiques. Sentant son esprit non loin du sien, Talia se tourna vers lui.

  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • Les mages morts dégagent une étincelle de magie, normalement. J’essaie de voir si je capte quelque chose.
  • Ça, c’est glauque, par contre.

Alaric lui fit une grimace mais ne prit pas la peine de grommeler, continuant sa recherche. Poussant un soupir, la jeune femme fit de même. Ils durent réprimer plusieurs fois des frissons de dégoût en sentant le vide et le silence absolu sous leurs pieds.

Ils durent s’enfoncer un peu plus loin dans le cimetière, le terrain devenant de plus en plus boisé, avant de ressentir la présence de magie. Infime, mais elle était bien là.

Contournant une haie mal entretenue, ils se retrouvèrent face à un mausolée en pierre grossièrement taillée. Ils se jetèrent un regard. La source de magie venait de là.

  • C’est toi qui voulais venir ici, à toi l’honneur, le prit de vitesse Talia, désignant la grille de la main.

L’air pincé de son frère manqua de la faire éclater de rire, mais elle se retint, ayant l’impression qu’ils pouvaient à tout moment réveiller les morts.

Le Voyageur dégagea avec des gestes incertains ce qui obstruait le passage, déposant avec une délicatesse exagérée la grille arrachée et rouillée sur le côté. Cette situation le mettait mal à l’aise et il n’avait pas besoin de se retourner vers Talia pour savoir que c’était aussi son cas.

Il illumina doucement la pièce, qui mise à part la porte n’avait aucune ouverture taillée dans la pierre. Ils ressentirent aussitôt beaucoup plus clairement les sources magiques laissées par plusieurs mages. Mais aucun corps n’était visible.

  • Sous nos pieds, peut-être ? hasarda Talia.

Leurs sens étaient brouillés par la magie émanant de la pierre de tout côté mais c’était la seule explication possible. D’un mouvement de main, Alaric rapprocha la lumière du sol et s’accroupit. Il n’eut pas besoin de beaucoup de temps avant de sentir le sceau sous ses doigts. Évidemment. Il n’était pas vraiment surpris. Après tout, il avait rencontré le même obstacle à Belvrior.

  • C’est protégé, fit-il simplement en direction de Talia.
  • Tu peux dégager l’accès ?

Il haussa les épaules. Ils ne le sauraient pas s’il n’essayait pas. S’installant les jambes croisées à même le sol, il se concentra aussitôt sur la tâche à accomplir. Talia s’installa non loin, l’observant avec curiosité. Au bout d’un moment de silence, elle ne put s’en empêcher et vint lui coller un baiser bruyant sur la joue. Arquant un sourcil, son frère l’interrogea du regard.

  • Je suis fière de toi, tu sais ?

Le jeune homme rougit légèrement, un mince sourire timide étirant ses lèvres. La tension entre eux semblait s’être dissipé.

Elle n’avait pas besoin d’en dire plus pour qu’il comprenne tout ce qu’elle impliquait dans ses paroles. Parfois, il s’autorisait à penser qu’effectivement, il avait changé. Il se sentait un peu mieux pour certaines choses malgré toutes celles qui lui faisaient encore du mal. Mais il fallait qu’il apprenne à prendre toutes les petites victoires.

Ne sachant pas quoi répondre, puis jugeant qu’elle n’attendait pas de réponse, l’adolescent reporta son attention sur le sceau.

Au bout d’un moment, il fut soulagé de constater qu’il ressemblait beaucoup à celui qu’il avait trouvé dans les souterrains de Belvrior. Ou bien il avait progressé, tout simplement. Dans tous les cas, la personne à l’origine de ces sceaux ne s’attendait sûrement pas à ce que quelqu’un reprenne l’étude de cet art oublié.

Un déclic caractéristique se fit entendre dans son esprit et il sentit quelque chose bouger sous eux. Fronçant les sourcils, il n’eut pas le temps de pleinement réaliser ce qui était en train de se produire.

  • Atten-

La pierre sous eux deux se fendit et s’effondra, les emportant dans sa chute.

Alaric encaissa le choc lorsque son dos percuta le sol, émettant une plainte sourde. Inspirant pour remplir ses poumons, après que ceux-ci se furent vidés brusquement, il toussota longuement. Leur chute avait soulevé un nuage de poussière, lui piquant les yeux et la gorge.

  • Tal ? croassa-t-il.
  • Ici, entendit-il non loin au-dessus de lui.

D’un geste de la main, il invoqua une faible bourrasque, évacuant le nuage par l’ouverture qu’ils avaient malencontreusement provoquée. Il n’eut pas besoin d’utiliser son sort pour illuminer les lieux. Plusieurs alcôves familières éclairaient faiblement ceux-ci. Il ne s’attarda pas tout de suite sur celles-ci, levant les yeux.

Talia, suspendue par la taille par une racine, descendait tout en douceur pour arriver à ses côtés.

  • Désolée, je n’ai pas eu le temps de te rattraper, s’excusa-t-elle, se ruant vers lui pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé.

Le jeune homme grommela une réponse incompréhensible, touchant prudemment l’arrière de son crâne, d’où émanait une vive douleur. Ses doigts revinrent tâchés de sang.

  • Est-ce que ça va ? s’inquiéta Talia, voyant le sang.
  • J’ai vécu pire, tenta-t-il de dédramatiser.

Elle l’obligea néanmoins à s’asseoir quelques instants pour s’assurer elle-même qu’il n’était pas en train de se vider de son sang. Rassurée par ce qu’elle voyait, elle lui donna son feu vert. Face à son regard intransigeant, Alaric n’avait pas osé bouger d’un poil.

Il s’appuya cependant sur elle pour se relever, la tête lui tourna légèrement.

  • Voilà les mages manquants, chuchota respectueusement la jeune femme.

Ils étaient tous enveloppés du même linceul, gardant les corps intacts. Ils frémirent en constatant que certains étaient jeunes. À peine plus d’une dizaine d’années qu’eux. Ils n’émirent cependant aucun commentaire mais n’en pensèrent pas moins. Voyant l’air crispé de Talia, Alaric lui jeta un regard interrogateur. Elle haussa les épaules.

  • Je n’aimerais pas finir ici, comme ça, marmonna-t-elle.
  • Attends, tu ne trouvais pas si glauque que ça les vieilles tombes toutes pourries au-dessus, mais ça oui ?
  • Je veux dire…, hésita-t-elle. C’est comme s’ils s’étaient endormis en attente de … je ne sais quoi. Regarde-les. Ça me file des frissons.
  • Autre monde, autres mœurs, la taquina son frère, tentant de la dérider un peu malgré son propre malaise.

Elle eut un petit air pinc, le fusillant du regard pour la forme.

  • Trouvons ce que nous sommes venus chercher, fit Alaric, qui avait tout de même bien envie de quitter cet endroit le plus rapidement possible.

Il s’attendait à ce que trouver ce pourquoi ils avaient fait tout ce chemin allait être un peu plus compliqué que prévu et il n’eut pas tort.

Au bout de quelques heures, voyant son frère commencer à s’énerver et commençant elle-même à ressentir de la frustration, elle s’approcha de lui pour attirer son attention en posant une main sur son épaule.

  • On peut faire une pause, tu sais. Je ne pense pas que ce caveau va s’envoler dans les prochaines heures.

Alaric voulut protester mais se raviser. Il devait admettre que Talia avait raison. Sa frustration était disproportionnée. Après tout, ils n’étaient arrivés que la veille.

Talia les fit remonter plus doucement qu’ils n’avaient vécu la descente et Alaric remit un sceau temporaire en place pour protéger les lieux. Le chemin du retour fut plus rapide, maintenant qu’ils savaient parfaitement où ils allaient et purent donc retrouver Rei à l’auberge. Celle-ci avait réussi à convaincre l’aubergiste de la prendre à l’essai et virevoltait habilement entre les tables.

  • Tu devrais te reposer, lui reprocha Talia alors qu’Alaric montait dans leur chambre, tout de même heureuse de voir qu’elle allait pouvoir se débrouiller une fois qu’ils seraient partis.

La jeune femme au cache-œil lui sourit innocemment en secouant ses boucles.

  • Je me sens mieux, et puis je devais trouver un moyen de m’occuper l’esprit.

Une ride inquiète vint barrer son front.

  • Vous avez vu dehors, par contre ? lui demanda-t-elle.

Talia se mordit la lèvre. Effectivement, ils avaient pu noter sur le chemin de retour que quelque chose avait changé. Elle ne savait pas vraiment quoi, mais ça ne lui disait rien qui vaille. C’était comme s’ils étaient soudainement dans l’œil d’un cyclone. Les rues étaient bondées et animées, mais le temps semblait en suspens, irréel. Elle n’avait jamais ressenti cette sensation étrange.

Après avoir salué Rei, elle rejoignit son frère pour se reposer un peu.

X

  • Je crois que j’ai trouvé, souffla Talia, ses doigts effleurant de curieuses marques que la poussière avait fini par recouvrir.

Ils avaient fini par revenir quelques heures à peine plus tard, pressés par ce sentiment oppressant qui les avait pris à la gorge. L’idée que quelque chose extérieur à leur propre volonté pouvait les influencer avait à nouveau germer dans l’esprit de la jeune Voyageuse, mais elle avait gardé ses pensées pour elle, ne voulant pas se disputer à nouveau avec son frère.

Alaric s’approcha d’elle et se mit à genoux pour être à sa hauteur. Pensif, il observa les marques discrètes gravées à même le mur entre deux alcôves. Il passa la main dessus pour enlever complètement la poussière et sentit un curieux picotement sous sa paume.

  • Un sceau ?
  • Je ne sais pas, avoua-t-il. Je n’ai jamais rien vu de tel.

Prudemment, il posa à nouveau sa main sur le mur et sentit le picotement s’accentuer, jusqu’à ce que celui-ci devienne incandescent. Pourtant, il ne ressentait aucune douleur.

  • Tu es sûr que c’est prudent ? s’inquiéta Talia.

Il haussa les épaules.

  • Au point où on est, tenta-t-il de se rassurer lui-même.

Le jeune homme ne bougea pas d’un poil, sentant les symboles continuer à s’enflammer sur sa peau. Décidée à ne pas le laisser risquer sa vie seul, mû par son instinct, Talia fit de même. L’effet fut immédiat. Ils furent envahis par une vague de magie qui s’accrocha à la leur.

En sentant ces griffes étranges les étreindre sans leur faire de mal, ils tressaillirent. Les jumeaux ne cherchèrent pas à se soustraire à ce lien qui semblait s’établir entre eux et l’inconnu. De toute manière, ils ne pouvaient rien faire.

Le mur finit par s’effriter sous leurs doigts, l’ouverture semblant alimentée par leur propre magie siphonnée, révélant une cachette. Libérés, ils retirèrent leurs mains en se dévisageant, inquiets. Talia observa la paume de sa main, mais aucune marque ou brûlure ne s’y trouvait, ce qui la rassura. Alaric, quant à lui, s’était légèrement penché vers l’avant pour enfoncer son bras dans l’ouverture. Il aurait dû être terrifié, ou au moins hésitant. Mais il ressentait plutôt une sorte d’euphorie impossible à contrer.

Il ressortit sa main de l’espace, après s’être saisi de ce qu’il avait senti sous ses doigts. Il lâcha devant eux deux l’épais grimoire qu’il avait extirpé de là, produisant un bruit mat.

  • Si on a fait tout ce chemin pour un livre, grommela Talia, tout de même curieuse.

Elle effleura la couverture, qui réagit à son contact en s’ouvrant d’un coup, les faisant sursauter. Le livre n’était épais qu’en apparence. Quelques dizaines de pages jaunies par le temps laissaient place à un bloc en bois intégré au grimoire, sculpté de telle manière qu’ils n’avaient pas pu réaliser cette spécificité de l’extérieur.

  • Qu’est-ce que c’est ? chuchota Talia, cachée derrière l’épaule de son frère.

Leurs regards étaient rivés sur ce qui reposait dans le bloc de bois, incrusté finement dans celui-ci. La statuette ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient pu voir dans les livres de la bibliothèque du haut-mage. La forme vaguement humanoïde était ornée d’inscriptions qui refusaient de se traduire sous leurs yeux fascinés.

Talia ressentit aussitôt l’attraction qui la poussait à toucher l’objet fait d’une matière organique qu’elle ne reconnaissait pas. Elle qui avait étudié toutes les espèces de plantes et d’arbres de ce monde, ou presque, c’était suffisant pour que sa curiosité soit définitivement piquée. Se rendant compte qu’elle n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’objet, elle paniqua, ce qui rompit aussitôt le sort. Ou ce qui s’en rapprochait, ne doutant pas que la magie était la source de cette attraction.

  • On devrait être prudents, Al, fit-elle en tentant de refermer le grimoire.

Son frère lui attrapa sauvagement le bras pour la repousser, la fusillant de son regard où brillait une lueur bleue glacée. Elle sursauta et recula légèrement.

La peur qui émanait d’elle frappa le Voyageur de plein fouet, réalisant son geste agressif. La culpabilité et l’incompréhension l’envahirent, brisant l’attraction qu’il ressentait. Sur le coup, il préféra mettre cette sensation sur le compte de la fatigue et sa blessure à la tête, soudainement terrifié par l’autre perspective qui s’imposait à lui.

  • Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris, balbutia-t-il, refermant de lui-même le grimoire, soustrayant à leur regard la statuette.

Talia, encore secouée, garda le silence et Alaric s’empressa de ranger leur trouvaille dans son sac, préférant mettre autant que possible de couches de tissu entre lui et cette chose.

  • On remonte ? fit-il d’une petite voix, n’arrivant pas à croiser son regard.

La jeune femme se secoua et retrouva un air plus serein, poussant un long soupir soulagé. Hochant la tête, elle les remonta avec ses racines.

  • On devrait reboucher l’accès, proposa Alaric.

La magicienne puisa dans sa magie de la terre pour que d’autres racines, plus épaisses, viennent sceller à jamais le lieu où reposaient les mages décédés, tandis qu’Alaric recréait de mémoire le sceau qu’il avait brisé.

La tension qu’ils avaient ressentie quelques minutes plus tôt se dissipa tranquillement, tous deux soulagés d’avoir trouvé ce qu’ils cherchaient. Il ne restait plus qu’à rentrer à Belvrior, où ils pourraient étudier le grimoire et ce qu’il contenait. Mais cette fois, Talia comptait bien demander l’aide de ses petites amies. Il était hors de question pour elle de continuer à faire ce genre de cachotteries dans leur dos.

  • Tu ne trouves pas que ça sent la fumée ? demanda soudainement Alaric, alors qu’ils sortaient à peine du mausolée.

Sortant brusquement de ses pensées, Talia leva légèrement le nez dans les airs, les sourcils froncés. Effectivement, son frère avait raison. Une odeur de feu avait envahi l’air ambiant, alors que ce n’était pas le cas quand ils étaient arrivés. Pourtant, ils étaient assez loin des artères principales de la ville et le cimetière était vide de vie, laissé à l’abandon.

Ils durent marcher quelques instants et sortir du couvert des arbres pour se rendre compte que quelque chose n’allait pas. Le ciel, maintenant visible à leurs yeux, était devenu noir, chargé de fumée et de flammes.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez