Bar « Ar Goglenn Glaz» Forêt de Paimpont – Bretagne
Lourde, tellement lourde.
La tête de Morgane était comme fracassée et elle n'arrivait pas à ouvrir les yeux. Son corps engourdis ne répondait pas.
— ..emoi.... mad.....
Une personne lui parlait, mais son cerveau ne saisissait pas tout.
— Made... rep.... oise....
Embrumée, elle se concentra sur la voix.
— MADEMOISELLE !! Répondez-moi.
Son cœur s'accéléra et elle se redressa en criant, comme réveillée d'un cauchemar. Sa tête lui tournait, elle se sentait mal, prise d'un haut-le-cœur, elle se tourna sur le flanc pour vomir sur le sol.
Elle avait mal, ses côtes étaient douloureuses, sa gorge brûlait. Elle sentit vaguement quelqu'un lui tenir les cheveux et quelque chose de frais sur son front, sa joue.
— Vous pouvez boire ?
Elle acquiesça, les yeux encore dans le vague et but un peu de l'eau qui était portée à ses lèvres. Reprenant peu à peu ses esprits, elle sentit d'abord le froid, puis elle put ouvrir les yeux. Une lumière douce filtrait à travers les arbres. Elle était au sol, sur un chemin de forêt, une couverture posée sur elle. Et cette douleur lancinante à l'arrière de la tête.
— Nous avons contacté les secours, ils arriveront bientôt. Comment vous sentez-vous ?
— Pas en forme, mais je crois que je n'ai rien de cassé, répondit-elle d'une voix éraillée.
— Que s'est-il passé ?
Morgane se remémorait peu à peu les événements de la veille. Noémie, le bar, elles devaient faire l'interview et puis elles avaient entendu un bruit dans les bois.
Ce n'était pas un ours. Elles avaient été attaquées par une bête. Morgane sentit son sang se figer et la réalisation retomber sur ses épaules. Elle n'avait pas halluciné.
— Mademoiselle, ça va ? Vous êtes toute pâle.
Morgane reprit ses esprits, toucha sa tête et sentit une bosse et de l'humidité. Du sang.
— Ah, les secours sont là. VENEZ ! PAR ICI !
Alors que l'homme qui était avec elle s'écarta pour guider l'ambulance, Morgane porta de nouveau sa main à la tête et sentit quelque-chose de coincé entre ses mèches de cheveux. Elle tira avec ses ongles, grattant son crâne pour enlever ce qui la gênait et glissa par réflexe le caillou pointu dans sa poche.
— Bonjour, Madame. Je m'appelle Antoine, je suis secouriste du SAMU. Pouvez-vous m'entendre ?
— Oui...
— Pouvez-vous me donner votre nom ?
— Morgane Meyer.
— Vous avez fait un malaise, Morgane. Restez calme, nous allons vous prendre en charge. Avez-vous des douleurs ?
— Ma tête, à l'arrière. Pour le reste ça va... rien de cassé je pense.
— D'accord, nous allons faire en sorte que vous vous sentiez mieux. (L'homme commença à ausculter Morgane, vérifiant ses pupilles, sa respiration.) On va vous mettre une perfusion pour vous réhydrater. Essayez de ne pas bouger. (Antoine prépara une perfusion et commença à l'installer) Avez-vous des antécédents médicaux, des allergies ou prenez-vous des médicaments ?
— Non, aucun médicament et pas de problème de santé.
Le secouriste continua à l'ausculter, tension artérielle, fréquence cardiaque, signes vitaux.
— C'est bon, nous allons tout faire pour vous aider. Vous êtes chanceuse que des gens vous aient trouvée. Nous allons vous emmener à l'hôpital pour des examens plus approfondis. Allongez-vous, nous allons vous déplacer.
— D'accord... Deux hommes la soulevèrent efficacement et la placèrent sur le brancard, Antoine se pencha vers elle.
— Je vais vous poser quelques questions supplémentaires pendant le trajet pour aider les médecins à mieux comprendre votre état.
— Ok... merci beaucoup.
— Ne vous inquiétez pas, Morgane. Tout va bien se passer. Nous arrivons bientôt à l'hôpital. Vous pouvez vous reposer un peu. Répondit-il d'un ton rassurant.
Une fois dans l'ambulance, Morgane répondit vaguement au secouriste, mais son esprit était accaparé par sa réalisation. Elle avait croisé une créature qui ne devrait pas vivre sur Terre et Noémie s'était aussi fait attaquer. C'était complètement fou, absurde, irrationnel et pourtant, elle sentait dans ses tripes que c'était vrai. Les disparitions, ce qu'il se passait ici... il y avait quelque chose en plus. Elle toucha sa poche, cachant sa trouvaille qu'elle n'examinerait qu'une fois seule.
Arrivée à l'hôpital, elle fut prise en charge immédiatement par l'équipe médicale qui débuta par des examens approfondis. Les médecins lui firent passer un scanner cérébral pour exclure toute blessure à la tête ou des problèmes neurologiques. Les résultats révélèrent que tout semblait normal sur ce plan.
S'en suivirent des analyses sanguines et une échographie abdominale pour vérifier l'état de ses organes, car son dos était marbré d'ecchymoses.
Finalement, Morgane fut placée pour la nuit dans une chambre d'hôpital. Les médecins souhaitaient surveiller de près son état pendant quelques heures supplémentaires pour s'assurer que rien d'anormal ne se produisait. Elle avait ingéré plus de médicaments que de nourriture solide et comprenait pourquoi les personnes âgées avaient un petit appétit.
Seule dans sa chambre, Morgane se sentit à la fois soulagée que les résultats des examens fussent rassurants et confuse quant à ce qui lui était arrivé, d'autant qu'elle sentait encore des vertiges alors qu'elle n'avait aucune commotion cérébrale. Elle observa enfin ce qui était caché dans sa poche : c'était une griffe, pas un caillou. La texture, l'aspect, même la couleur, ne pouvaient pas être imités aussi bien.
Sans attendre, elle s'organisa pour envoyer en urgence l'échantillon à Thomas pour analyse. Un coursier moto, une enveloppe scellée et un gros billet pour que tout arrive au laboratoire dans la journée.
Perdue dans ses pensées, elle chercha désespérément à reconstituer les pièces manquantes du puzzle de son enquête, essayant d'imaginer qu'il y avait peut-être des éléments irrationnels auxquels elle devait prêter attention.
Son cœur commençait à s'emballer et elle se claqua les joues pour se ressaisir. Elle se répéta :
« Tu n'es pas folle, tu as besoin de toute ta lucidité pour intégrer ça, allez, du nerf ! »
Elle sortit son ordinateur dès que l'infirmière quitta sa chambre après avoir pris sa tension et changé sa poche de perfusion.
Il fallait qu'elle retourne rapidement sur les lieux des disparitions d'Elara Ziani avec un œil neuf. Pour l'instant, elle était bloquée à l'hôpital, mais elle pouvait déjà se renseigner sur les trois étudiantes.
Elle contacta l'officier Montagne des archives de la police. Avec la disparition de Noémie Cavalier, peut-être arriverait-elle à glaner des informations supplémentaires.
— Allo ?
— Officier Montagne, bonjour, c'est Morgane Meyer. Je vous contacte pour une situation délicate. Pouvez-vous me dire si les deux jeunes femmes disparues s'appellent Léa et Alice ?
— Vous les avez retrouvées ?
— Malheureusement non, mais cela confirme qu'il s'agit bien des mêmes filles. J'ai rencontré leur amie Noémie dans un bar hier. Elle avait accepté de m'accorder une interview pour avoir plus d'informations sur leur disparition et je l'ai perdue de vue après un souci de mon côté.
— Vous avez une sacrée veine de l'avoir trouvée. Vous n'auriez pas des ancêtres traqueurs, par hasard ?
Morgane rit doucement pour ne pas faire trop de bruit, égard aux chambres voisines.
— Non, pas que je sache, mais parfois le monde est petit.
— Votre souci est résolu ?
— Je devrais être déchargée dans la soirée, demain au plus tard, et c'est pour cela que je voulais vous demander une faveur.
— Dites-moi.
— J'ai vraiment besoin de savoir où ces trois étudiantes logent et l'endroit présumé de leurs disparitions. Je crains que Noémie n'ait eu un souci elle aussi et je voudrais m'assurer de son retour.
— Ça ne sent pas bon, votre histoire. Vous étiez avec elle quand vous avez eu votre « souci» ?
— Oui.
Elle entendit un grand soupir, suivi d'un silence.
— Bon ! Je comprends votre inquiétude, c'est une situation délicate. Je vais vous aider. Elles ont loué le Moulin de Rohan et les deux filles ont disparu dans la forêt juste à côté. Soyez prudente, ne me faites pas regretter ma confidence.
— Merci infiniment, officier Montagne.
— N'hésitez pas à me tenir informé si vous découvrez quelque chose d'important. Et s'il n'y a pas signe de l'amie que vous deviez interroger, contactez le numéro que je vous envoie, c'est le collègue qui m'a parlé de l'histoire.
— Vous êtes sûr ? Ça ne va pas vous attirer des ennuis ?
— C'est un ami. Faites attention à vous, Morgane, vraiment.
— Merci, au revoir.
La jeune femme s'empressa de localiser le moulin et d'observer, via images satellites, la topographie des alentours. Le logement était vraiment entouré d'une grande zone boisée. La recherche risquait d'être compliquée.
Son téléphone sonna alors qu'elle établissait une carte représentant les trois lieux de disparition présumés. C'était le numéro de Thomas.
— Salut Morgane, j'ai reçu l'échantillon que tu m'as envoyé. C'est assez intrigant.
— Salut ! C'était rapide, qu’est-ce que tu as trouvé d'intéressant ?
— Visuellement, il ressemble effectivement à une griffe, mais les analyses chimiques semblent indiquer autre chose. J'ai réalisé quelques tests dès que je l'ai reçu.
— Ah ?
— Les tests chimiques montrent que la composition de l'échantillon est principalement minérale, ce qui exclut presque complètement la possibilité qu'il s'agisse de kératine, le composant principal des griffes animales. J'ai détecté la présence de calcite, silice et même d'aluminium, entre autres.
— Si ce n'est pas une griffe, qu'est-ce que ça pourrait être ? Une roche, un fossile ?
— Pour l'instant, je ne peux pas affirmer ce que c'est, mais une possibilité est que cela soit une formation géologique inhabituelle, voire un fossile minéralisé. Pour aller plus loin, je pourrais effectuer des analyses de microscopie électronique à balayage pour examiner de plus près la structure de l'échantillon. Je prévois également des analyses spectroscopiques pour obtenir des informations plus précises sur la composition chimique. Mais surtout, ce qui m'interpelle, c'est que ça provienne de Bretagne. Le coin où tu as trouvé l'échantillon ne correspond pas aux bases de données. Je vais devoir vérifier s'il existe des formations géologiques particulières dans cette région qui pourraient expliquer la composition de l'échantillon.
— Combien de temps cela te prendrait-il ?
— Probablement plusieurs jours, ça dépendra si je trouve quelque chose rapidement, mais comment as-tu mis la main sur cet échantillon ?
— Sur moi-même, suite à une chute.
— J’ai vu des traces de sang, tu ne m'as pas dit que tu avais été blessée... Juliette va m'en vouloir si je ne lui dis rien.
— Je comptais la prévenir moi-même. Mieux vaut que je lui en parle, ne la fais pas flipper, elle panique depuis la dernière fois.
— Tu es bien la seule fille prête à rester enfermée dans une malle avec tout ton matériel pour filmer et enregistrer des aveux...
— Je ne suis pas claustrophobe et c'était extrêmement important.
— Tu ne parviendras pas à me convaincre. Dépêche-toi de contacter Juliette avant que je ne vende la mèche.
— Ne parle pas de ce que tu as trouvé à Juju, je te promets de lui dire que j'ai fait un tour aux urgences.
— Très bien. Je te contacte dès que j'ai du neuf.
— Merci Thomas ! Tu m'enverras ta facture.
— Je t'en prie, à bientôt.
— Bisous.
Alice inspira profondément après avoir posé son téléphone. Doucement, elle pinça la peau entre ses sourcils.
Elle n'était pas folle... Elle devait comprendre ce qui se passait et cette dernière révélation la motivait encore plus à découvrir la vérité.
Une promesse était une promesse. Elle rassembla son courage pour annoncer à Juliette qu'elle avait eu un petit incident. Prenant une voix calme, voulant paraître la plus apaisante possible, elle appela Juliette.
— Salut ma belle ! Comment tu vas ? Ton enquête progresse ?
— Coucou Juliette ! Ça avance bien, je suis sur une piste très intéressante.
— Morgane, pourquoi tu prends ta voix : « tout va bien, ne flippe pas» ?
— Justement pour cette raison. Tu me connais, hehe !
— Pas de « hehe» avec moi, tu t'es mise dans la panade ?
— Non, j'ai juste eu un petit incident, je suis à l'hôpital. Je devrais être libérée aujourd'hui.
— Tu y es depuis quand ? Pourquoi ?
— Depuis ce matin... J'ai fait un malaise.
— Zut Morgane, dis-moi la vérité, tu ne te retrouverais JAMAIS à l'hôpital pour un simple malaise.
— Ok, j'ai été assommée hier soir et retrouvée dans les bois ce matin. Les urgences m'ont conduite à l'hôpital, mais tout va bien, juste un choc à la tête. Même pas de points de suture.
— Je ne peux pas venir te voir, je vais prévenir ton oncle.
— Juliette, c'est vraiment inutile, tout va bien. Ils me gardent juste en observation. Je m'ennuie comme un rat crevé.
— La dernière fois que tu m'as sorti ce coup-là, tu n'allais pas bien du tout, tu avais deux fractures, ton visage était méconnaissable après avoir été tabassée par un fou furieux.
— C'était différent, et je ne voulais pas t'inquiéter. Je te promets que je n'ai aucune fracture et que mon visage est impeccable. Un rire retentit dans l'écouteur.
— Pff ! Tu es ridicule. Tu n'as pas le droit de me faire rire alors que je suis inquiète.
— Je t'assure que ça va, je ferai plus attention, promis.
— D'accord (soupira Juliette). Bon, retourne à ton enquête, je sens que tu es impatiente, bonne chance !
— Merci ! Bisous miss Marple !
— Salut miss Scully !
Elle raccrocha. Elle n'avait jamais autant incarné son surnom. La vérité à laquelle elle croyait jusqu'à il y a quelques heures commençait à s'effriter.
L'arrivée du médecin dans sa chambre pour sa libération sonna comme une bénédiction. Enfin, elle pouvait partir.
Morgane rassembla toutes ses affaires, dîna copieusement près de l'hôpital, privilégiant un repas riche en protéines, puis repartit directement vers son logement pour la nuit en taxi.
Elle se glissa sous les draps aux premières heures de la nuit, prévoyant de se rendre à l'aube au fameux moulin. Un instant, elle songea à Juliette, se rassurant par l'idée que, si tout se terminait bien, ses demi-vérités seraient rapidement oubliées. Morgane se demandait si elle ne devrait pas se trouver un binôme capable de l'accompagner dans ses péripéties et de veiller sur elle. Mais qui accepterait de suivre ses lubies ? De plus, elle appréciait sa discrétion et n'avait pas les moyens d'engager un garde du corps.
Elle écarta ces pensées d'un revers de la main et revêtit des vêtements propres, embaumant la lavande, stockés dans le placard du studio qu’elle louait pour quelques jours.
La jeune femme aux cheveux blonds gara sa voiture sur le chemin de la propriété, à côté d'une autre voiture. L'absence de signe de vie confirmait ses craintes. Emportant un petit sac et sa caméra légère, elle commença à filmer les alentours, s'éloignant progressivement pour explorer le bois adjacent.
Un malaise étrange la saisit, une sensation de vertige, tandis qu'un voile irrégulier dansait devant ses yeux. Touchant sa tête, elle ne ressentit qu'une douleur lancinante à l'endroit de sa bosse. Se sentant comme enveloppée dans un brouillard mouvant, elle s'accrocha à la végétation environnante ou s'appuya sur les arbres pour avancer. Plus elle progressait, plus le brouillard semblait s'épaissir.
Arrivée près d'un bosquet frémissant, elle repensa à l'incident de l'avant-veille et recula, inquiète, mais rien ne se produisit. Elle documenta les lieux par des photos et des vidéos, cherchant des indices d'une éventuelle lutte ou d'éléments anormaux. Lorsqu'elle fit demi-tour, le brouillard mouvant et la sensation d'oppression s'estompèrent.
La brume en forêt était particulière, très localisée, comme si l'humidité s'accumulait en un point précis.
Elle décida ensuite de retourner près du bar où elle avait perdu de vue Noémie. Un frisson la parcourut à l'idée que, comme ses deux amies, Noémie pouvait avoir disparu.
Une fois dans les bois, elle fut à nouveau saisie d'un vertige désagréable et d'une douleur aiguë à l'arrière de sa tête, entravant sa progression. Arrivée à l'endroit de la dernière fois, un brouillard mouvant réapparut. Suivant les zones brumeuses, elle parvint dans une clairière où la brume cessait brusquement. Ce n'était sûrement pas une coïncidence.
Une hypothèse émergea :
« Et si cette brume indiquait la présence d'énergies surnaturelles ? »
Il lui fallait explorer le bungalow d'Elara pour vérifier si un phénomène similaire s'y manifestait. Elle filma les lieux, envisageant d'examiner ses vidéos plus attentivement à tête reposée.
Elle envoya un message au numéro que lui avait donné l'officier Montagne. Noémie avait effectivement disparu elle aussi. Il la contacta quelques instants plus tard.
— Officier Lefebvre, à l'appareil, qui êtes-vous ?
— Bonjour officier, je suis Morgane Meyer, journaliste indépendante et j'ai un sujet concernant des disparitions dans la région.
— Comment avez-vous eu mon numéro Madame Meyer ?
— L'officier Montagne me l'a transmis si j'avais des informations concernant des disparitions. J'ai été en contact avec Noémie Cavalier et je n'ai plus aucune nouvelle ni trace d'elle.
— Vous pensez qu'elle a également disparu ?
— Effectivement, ou alors elle est hospitalisée. Mais elle n'a pas dormi dans son logement, n'a pas pris de voiture et elle semblait très motivée à me donner une interview. Puis nous nous sommes séparées dans des circonstances troublantes.
— Continuez.
— Nous étions au bar « Ar Goglenn Glaz» et sommes sorties pour récupérer mon matériel dans ma voiture. Nous avons entendu un bruit à la lisière des bois et le temps de voir ce qu'il se passait, elle avait disparu.
— Je vois. C'est préoccupant en effet. Vous avez bien fait de nous contacter. Je vais réunir une équipe et nous vérifierons son domicile. Comprenez bien que je ne pourrai pas vous tenir informée de l'avancée de l'enquête.
— Merci, je comprends. C'est mon job de trouver des infos. Peut-être que si vous avez vent d'une autre disparition, je pourrai aller jeter un œil. Qu'en pensez-vous ?
— Dites-moi un chose, c'était vous l'affaire Kazener ?
Morgane sourit. Son dernier sujet avait donné un coup de pied à la poudrière. Beaucoup de personnes des services de police connaissaient son nom et elle l'espérait dans le bon sens. Certains policiers n'appréciaient pas les « fouilles merde» même si le résultat était là.
— Oui. Elle entendit un gros soupir à l'autre bout.
— Très bien. Je n'apprécie pas spécialement vos méthodes, mais vous avez fait du bon boulot pour une fouine.
— Hahaha ! Ça faisait un moment que je n'avais pas entendu ce terme, officier Lefebvre. Je le prends comme un compliment. En tout cas, je serais ravie de collaborer avec la police si cela peut aider à élucider ces mystères de disparitions. J'ai l'habitude de fouiller là où d'autres ne regardent pas forcément. Mais seule je ne fais pas le poids.
Morgane pouvait presque l'entendre sourire.
— Très bien, Madame Meyer, nous pourrions peut-être nous aider mutuellement. Si vous découvrez quelque chose d'intéressant de votre côté, faites-moi signe.
— Merci, officier Lefebvre. Je vais continuer mes investigations de mon côté et vous tiendrai informé si j'ai des avancées. Une dernière chose.
— Oui ?
— Je me soucie vraiment de ce qui arrive à ces femmes. Ce n'est pas juste un sujet.
— Prenez ce conseil de vieux loup de mer. Être trop impliqué avec des potentielles victimes, ça ne nous fait pas durer dans le métier.
— Moi, c'est ce qui me donne envie de continuer. Je n'oublierai jamais le visage de ces gens qu'on a retrouvés dans l'usine polonaise quand on leur a rendu leurs papiers et leur liberté. Un silence se fit pendant quelques secondes, puis l'officier reprit.
— Vous avez peut-être raison après tout.
— Merci.
— Vous avez mon numéro et j'ai le vôtre.
— À bientôt officier Lefebvre.
— Au revoir Madame Meyer.
Elle posa son téléphone, soulagée et se dirigea vers le dernier site ou plutôt celui avec lequel tout avait commencé.
Il fallait qu'elle emprunte un vélo puisqu'il n'était pas accessible en voiture. Elle attendait dans un local qu'un vélo lui soit préparé. Tout le stock avait été loué et un des vendeurs remplaçait la chambre à air du seul vélo à sa taille. Morgane en profita pour regarder une de ses vidéos et faillit pousser un juron. Sur aucune des images, la brume n'apparaissait, l'air était limpide. Ça confirmait clairement que cette brume avait un rapport avec la présence de la bête ou quelque chose de similaire.
Elle pédalait avec un mélange de peur et d'excitation à la recherche de traces de cette brume et plus elle approchait du bungalow, plus elle sentait un fourmillement derrière la tête. Cela aussi n'était clairement pas normal. Il n'y avait aucune anomalie sur sa radiographie crânienne et depuis qu'une fichue griffe ou pierre s'était retrouvée plantée dans sa tête, elle voyait une hallucination.
Elle se sentait comme ces chasseurs de fantômes bidons qui tentaient de filmer avec tout un tas d'appareils pour détecter la présence de spectres. Sauf que c'était sa caméra qui voyait clairement et elle qui avait le cerveau embrumé. Une fois arrivée près du bungalow, elle ressentit une sorte de douleur aiguë, comme une migraine lancinante, mais aucune trace de brume. Elle scanna les alentours, caméra à la main, et avança dans la forêt dans la direction qui lui donnait le plus mal à la tête, rien ne coûtait de tester sa théorie. Après quelques minutes d'ascension sur un chemin qui grimpait au milieu des bois, c'est presque avec soulagement qu'elle vit une légère brume. Elle regarda à travers sa caméra et, effectivement, il n'y avait rien, ce qui était très perturbant. Morgane sentait sa tête la lancer de plus en plus et un début de vertige l'envahir.
Elle ralentit, se reposant sur le bord du chemin quelques instants, puis reprit son ascension jusqu'à arriver à une corniche qui offrait une vue sur la forêt qu'elle ne voyait qu'à travers son écran. Sans cela, elle avait l'impression d'être dans une purée de pois, comme un matin d'hiver en pleine montagne. Elle voyait des choses... mais ça ne l'avançait pas pour autant si elle ne retrouvait pas les filles disparues. C'était plus un handicap qu'autre chose si sa tête était littéralement dans le brouillard.
Morgane s'assit un moment pour réfléchir et sentit ses forces l'abandonner. Portant sa main à son nez, elle remarqua qu'elle saignait. Elle stoppa le saignement avec un mouchoir et s'allongea à cause des vertiges, sans se rendre compte qu'elle perdait connaissance.
Elle se réveilla quelques instants plus tard en entendant les hurlements de loups ou plutôt de chiens. Certainement les Huskies de Suzanne qui étaient en contrebas. La jolie blonde but de l'eau, se rafraîchit un peu le visage, effaçant toute trace de sang, et prit des photos de la corniche où elle était. Des personnes étaient clairement passées par là ; elle remarqua des traces de pas, des feuillages cassés, et s'approcha pour inspecter de plus près. Le tronc d'un arbre poussant horizontalement faisait un parfait banc pour s'asseoir et des traces de pas imprimées dans une boue séchée indiquaient que quelqu'un ou plusieurs personnes s'y étaient assises, peut-être pour admirer la vue. C'est là qu'elle aperçut des petites fibres flottant dans l'air, accrochées entre deux branchettes, comme arrachées. Trois cheveux bruns, épais.
Elle les mit dans un sachet plastique et décida de revenir sur ses pas ; elle ne pourrait plus rien apprendre de plus avec ses compétences. Retournant près du bungalow, elle décida de faire une pause sandwich, assise sur une souche, face au logement d'Elara.
Elle marcha sans conviction, essayant de réfléchir à la suite. Sentant un haut-le-cœur, elle s'écarta à temps pour vomir le contenu de son repas. Elle soupira bruyamment en se rinçant la bouche. Soit le coup qu'elle avait reçu était plus grave qu'elle ne le pensait, soit la griffe l'avait contaminée d'une manière ou d'une autre.
Alors qu'elle se redressait, rangeant le reste de son sandwich, une vieille femme apparut devant elle. Elle sursauta en poussant un juron.
— Oh ! Isolde, c'est bien ça ? Vous m'avez fichu une de ces trouilles.
— Vous êtes malade.
— Heu, oui effectivement, je ne suis pas dans une forme extraordinaire.
— Ça ne s'arrêtera pas là, vous êtes marquée.
Morgane se demanda si les divagations de la vieille femme recelaient une part de vérité. Elle tentait de se souvenir du tirage de cartes qu'elle avait fait il y a quelques jours, mais n'en gardait que quelques bribes ; seule la carte de la « tour» lui restait en mémoire, une scène de chaos au milieu des flammes.
— Vous m'aviez dit de repenser à vos paroles si j'étais dans le brouillard. Le sourire de la vieille Isolde lui froissa tous les traits, donnant un air presque effrayant à son visage jovial.
— Effectivement.
— Et si c'était le cas, littéralement ? Est-ce qu'il y a un moyen de lutter contre ça ?
— L'acceptation est le moyen le plus sûr de se dépasser dans les épreuves, il faut que la Tour s'écroule totalement pour que vous puissiez avancer. Morgane avait du mal avec ces rébus ; elle était en train de lui dire de ne rien faire et d'espérer que sa situation s'améliore, qu'il le fallait.
— Je ne peux pas attendre, plusieurs femmes ont disparu, je dois avancer et ma condition m'empêche d'être lucide. Isolde soupira et sortit un sachet de toile fermé par une longue cordelette sur laquelle des perles étaient enfilées.
— Prenez ceci et gardez-le toujours sur vous. Cela aidera provisoirement, mais seules vos racines vous permettront d'aller véritablement de l'avant.
— Vous m'aviez parlé d'un lien avec l'eau la dernière fois. Qu'est-ce que vous vouliez dire par là ?
— C'est à vous de le découvrir.
— Très bien... merci pour ceci, répondit-elle en agitant le sachet.
Morgane le rangea dans sa poche de pantalon et la vieille femme, qui avait fait quelques pas, lui lança un dernier conseil au loin.
— Pensez aux eaux tumultueuses qui pour certains se révèlent dangereuses, mais pour vous sont une bénédiction.
Elle s'éloigna sans un regard en arrière, sa silhouette voutée s'engouffrant dans les bois.
Morgane resta un instant assise avant de reprendre le vélo et de rentrer directement à son studio. Elle se sentait lessivée, les vertiges avaient repris et elle vomit de nouveau. Ayant faim, elle répondit à un message de Juliette qui lui demandait comment elle allait et s'endormit aussitôt en fin d'après-midi, encore habillée.
***
Morgane laissa échapper un gémissement en se réveillant, assaillie par une migraine intense. Elle avala un antalgique, accompagné d'un grand verre d'eau, et grignota une pomme pour apaiser son estomac vide.
Elle massait ses tempes tout en étalant ses recherches pour les examiner sous un nouvel angle. Quels détails lui avaient échappé ? Quels liens potentiels existaient entre les événements récents ? Elle revisita les informations fournies par l'officier Montagne. La recrudescence des attaques animales s'expliquerait par la présence de créatures similaires à celle qui l'avait agressée, échappant ainsi à la vigilance des gardes forestiers. Le témoignage de la vieille dame disparue prenait tout son sens
La pensée de Noémie, peut-être perdue ou pire, dans une morgue, la glaçait. Elle espérait que l'officier Lefebvre, à la tête des recherches, la retrouverait saine et sauve, à moins que des phénomènes surnaturels ne compliquent leur quête.
Une idée lui traversa l'esprit : le tremblement de terre ayant secoué la région était un point commun entre les disparitions de 1983 et celles actuelles. Aurait-il déclenché ces apparitions ? La créature qui l'avait attaquée possédait une griffe semblable à un fossile. Peut-être émergeaient-elles de failles souterraines, tels des monstres remontant à la surface, rappelant le roman « Voyage au centre de la Terre» . Elle se rappela également l'importance des facteurs environnementaux dans ces disparitions.
Son cerveau fonctionnait à plein régime, liant les éléments entre eux. Elle scrutait les données sismiques et météorologiques de l'Institut du globe de Paris, qui lui semblaient être un dédale de termes techniques. Cependant, elle remarqua la récurrence de termes tels que calcite, silice et aluminium. Envoyant ces informations à Thomas, elle souligna deux passages évoquant ces minéraux. D'après le rapport, des roches contenant ces éléments avaient été découvertes par des chasseurs de minéraux en Bretagne après le séisme de 1983, révélant des gisements naturels et d'anciennes mines.
Son téléphone vibra, la tirant de ses réflexions. C'était un message de Juliette :
« Tonton Poule est en route pour te retrouver» .
Mince, elle l’avait mis au courant de son accident.
Se frottant le front, contrariée, elle s'éloigna de ses documents soigneusement étalés sur le lit pour téléphoner à Juliette. Cette dernière décrocha immédiatement.
— Salut miss Scully, avant que tu ne t'énerves, ce n'est pas moi qui ai prévenu Hans...
— Salut miss Marple... Je crois savoir pourquoi il est au courant, zut... Tu te souviens que la police m'avait fait remplir toute cette paperasse avant l'intervention dans l'usine la dernière fois ?
— Ouais, mais quel est le rapport ?
— Oncle Hans était l'une des personnes à prévenir en cas d'hospitalisation. Comme l'affaire s'est conclue et que tout s'est bien passé quand j'étais avec la brigade, j'ai zappé ces documents. Je n'aurais jamais pensé qu'ils seraient encore valables une fois l'enquête terminée.
— Attends, ma belle, il vient de m'envoyer un message, il vient d'arriver à Rennes.
— Non mais c'est incroyable, il demande des nouvelles à mes amies avant de me contacter.
— En même temps, s'il te contactait, tu l'éviterais sûrement...
— C'est vrai. Je travaille, je ne vais pas me faire suivre par mon oncle.
— Il a ses raisons de s'inquiéter, tu t'es quand même retrouvée dans une affaire très dangereuse la dernière fois. Tu sais ce qu'on dit des accros à l'adrénaline. Est-ce que tu m'en voudrais si je te dis que ça me rassure un peu qu'il vienne prendre soin de toi ?
Morgane soupira profondément en se massant la nuque, le médicament commençait à faire effet et elle retrouvait toute sa lucidité.
— Non, ma belle, je ne t'en veux pas. Je sais que je peux être un peu impulsive quand je suis plongée dans mon boulot. Merci de m'avoir prévenue. S'il est déjà à l'hôpital, le temps qu'il interroge le personnel et qu'il débarque, j'ai environ une heure devant moi. Je dois me trouver un endroit pour me replier avant de chercher un nouvel appartement. J'ai des pistes fraîches dans mon enquête.
— Et tu te sens mieux ? Hier, tu étais hors circuit à 17h23.
— Je récupère bien ! Encore un peu de mal de tête, mais ça va !
— C'est une bonne nouvelle. En tout cas, tu pousses Thomas à bout, il est comme possédé depuis hier, il est rentré uniquement pour dormir.
— Pardon ?
— Haha ! Ne t'en fais pas, il est ravi. Il ne me parle de rien, mais on dirait un gamin avec ses équipements et ses machines. Il était tellement pressé de retourner au labo qu'il a oublié sa tasse de café pleine ce matin.
— Je vais te laisser, le temps presse et je dois effacer mes traces.
— J'aime bien tes histoires avec tes oncles, à vous courir après.
— Je me suis entraînée à éviter d'être poursuivie, c'est utile pour mon travail.
Juliette pouffa.
— Pfff ! Heureusement qu'il n'est pas policier, sinon il te collerait sous surveillance avec des micros et tout.
— Allez, bisous !
— À bientôt, tu me raconteras !
Morgane mit ses papiers en ordre et rangea soigneusement son matériel avant de boucler à la va-vite sa valise de vêtements, fourrant des habits pliés grossièrement à l'intérieur. Elle rit intérieurement en constatant la différence de traitement entre ses vêtements et son travail. Si elle trouvait un jour un homme, il devrait être prêt à supporter ses affaires en désordre et à lui préparer à manger s'il ne voulait pas qu'elle se nourrisse à 80% de sandwichs.
Enfilant sa veste, elle chargea ses affaires dans sa voiture, remit les clés dans la boîte à code du studio, poussant le vice jusqu'à scotcher un papier sur sa porte d'entrée avec un grand sourire :
« Trop tard tonton,
Je t'aime XXX.
Ta petite tempête »