Hugo et moi petit-déjeunons, lui silencieusement, moi religieusement comme à mon habitude, quand Clara descend de la chambre.
Instinctivement, mon ami lève la tête vers elle, et se met à tousser brusquement, étranglé par son café.
Je lui tapote gentiment le dos.
- Ça va ? je lui demande une fois sa quinte de toux passée. Mais il ne me répond pas et aboie après ma sœur :
- Tu vas pas sortir comme ça ?
Je regarde ma frangine et remarque ses vêtements : un léger pull décolleté en V, une mini-jupe en jean, des collants en dentelle noirs et des bottines à talons hauts.
Même si je suis pour que tout le monde s’habille comme il le souhaite, je ne peux m’empêcher de grimacer un peu.
- T’aimes pas ma tenue ? demande-t-elle avec une innocence feinte.
Un petit rire rauque s’échappe de ma gorge.
Hugo tourne le visage vers moi, le visage fermé.
- Tu lui dis rien toi ? Tu vas la laisser sortir habillée comme ça ?
- Habillée comme quoi ? je réponds avec un petit sourire entendu.
- Je ne suis pas sa mère, et je pense que chacun devrait pouvoir s’habiller comme il l’entend, homme ou femme, du moment qu’on ne gêne la pudeur de personne. Donc tant qu’elle ne sort pas en sous-vêtements ou à poil, elle s’habille bien comme elle veut, j’explique calmement mais je ne suis pas si sûre de moi, on parle de ma petite sœur après tout.
Il fronce les sourcils, mécontent de mon argumentaire.
- Pourquoi ? Qu’est ce qui te gêne avec ma tenue ? reprend ma sœur dans un ton espiègle.
Hugo hésite, sûrement conscient qu’il doit peser ses mots face à nous deux.
- C’est …sexy, dit-il simplement, les lèvres pincées.
Clara paraît satisfaite.
- ‘sexy’ n’est pas un gros mot, conclue-t-elle. Bon allez, j’y vais. À plus papa, à plus maman ! lâche-t-elle avant de prendre la porte.
Je pouffe doucement. Hugo inspire profondément en secouant la tête de gauche à droite.
- Ça te fait rire, toi ? me demande-t-il.
- Oui beaucoup, j’avoue.
Je le fixe avec un sourire amusé sur le visage.
- Qu’est ce qu’il y a ?
Je mords dans mon pain au lait au nutella et le savoure en continuant de le dévisager.
- Accouche, il m’intime.
- Tu agis avec elle comme un père ou un frère.
- C’est tout ?
Je souris et prends une deuxième bouchée pour faire durer le suspense. Il souffle.
- Tu sais pourquoi un père ou un frère fait ce genre de réflexion à une fille ? Parce qu’il est hétéro et a donc conscience de l’effet qu’une femme peut avoir sur un homme.
J’enfourne le reste de mon pain dans la bouche et contemple son visage paniqué par mes mots.
- T’es bi, je termine pour mettre fin à son calvaire.
Il reste silencieux, pétrifié dans ses pensées, puis il me jette un coup d’œil anxieux.
- Tu ne m’en veux pas ? il demande d’une petite voix mal assurée.
Je lui souris tendrement.
- Pourquoi je t’en voudrais ? Parce que tu m’as toujours dit que tu étais gay ?
Il hoche la tête en regardant sa tasse de café qu’il fait tourner entre ses mains.
- Je ne t’en veux pas. Je sais que tu m’as dit que tu étais gay pour me rassurer, pour ne pas perdre mon amitié. Pas pour abuser de ma confiance.
Il soupire de soulagement et semble ému. Il se tourne vers moi et me prend dans ses bras.
- J’imagine pas ma vie sans toi ou ta sœur. Vous êtes ma famille, il me confie.
- Non. C’est toi qui est notre famille, je réponds avec beaucoup d’émotions dans la voix.
Nous relâchons notre étreinte et rigolons nerveusement de notre moment de sensiblerie.
- Je sais qu’une femme devrait pouvoir s’habiller comme elle le désire, et que les hommes devraient être mieux éduqués à ce sujet. Mais Clara est encore jeune. J’ai peur qu’elle ne sache pas ce qu’elle fait. Et j’ai peur qu’elle ne se montre pas assez prudente avec les mecs, se reprend-t-il.
- Oui, moi aussi j’ai peur de ça. Beaucoup. J’ai déjà abordé avec elle la question du consentement, du respect etc. Mais je ne peux pas trop insisté parce que si je lui parle comme le ferait une mère, elle ne m’écoutera pas et ne se confiera plus à moi. La seule chose que je peux faire maintenant, c’est prendre sur moi quand je m’inquiète. Et tâcher de lui montrer l’exemple comme je peux.
- Elle a de la chance de t’avoir. T’es tellement mature pour ton âge, déjà au lycée ça m’avait marqué. Heureusement que tu es là pour elle.
Je me colle à lui et lui attrape le bras affectueusement.
- Oooh t’es un ange. Mais tu sais, Clara et moi on a encore plus de chance de t’avoir dans notre vie. Tu es le grand frère qu’on n’a jamais eu. Tu es le seul pilier solide de notre vie. Tu es notre seule famille.
Il ne dit rien et se contente de me faire de légères chatouilles sous les côtes. Et je sais que c’est une marque d’affection de sa part.
- Bon, tu m’as interrompu dans mon repas avec tes conneries de Pascal le grand frère ! je plaisante en me tartinant un nouveau pain au lait.
Je me demande si Clara est au courant de la bisexualité de notre ami. Mais si j’en crois ce que j’ai vu, je dirais qu’elle le sait, ou qu’elle s’en doutait, et qu’Hugo vient de lui confirmer la chose avec brio. Je souris à nouveau. Ma sœur est redoutablement maligne quand elle le veut. Et elle est toujours très motivée quand il s’agit de la gent masculine. Elle sait très bien comment y faire avec eux. Je m’inquiéterais presque davantage pour les garçons innocents qui vont croiser sa route que l’inverse.
- Pourquoi tu souris ?
- Laisse-moi déjeuner en paix, je rétorque avec un rire léger.
Quelques instants plus tard, alors que je me brosse les dents, une notification fait vibrer mon téléphone qui tombe au sol. Je le ramasse sans cesser mon brossage de dents, ouvre le message et tombe des nues.
« Je sais que tu l’attendais depuis longtemps … Si tu montres ça à qui que ce soit … disons que ta gueule d’ange ne te sauvera pas ! » m’écrit Elsa avec une pièce jointe : une photo d’elle adolescente, sans maquillage apparent, avec une chevelure bouclée couleur chocolat … Wouah. J’en lâche ma brosse à dent et crache le dentifrice dans le lavabo sans même me rincer la bouche.
Elle est sublime et difficilement reconnaissable, non qu’elle ne soit pas canon aujourd’hui avec tous ces artifices qui la caractérisent mais … Je n’en reviens pas, j’ai l’impression de rencontrer mon amie pour la première fois, enfin la version plus juvénile de mon amie. Elle n’a pas encore ses fameuses formes autour des hanches et des fesses et son look rebelle n’en est qu’à ses débuts … Mais c’est bien elle. Et ses cheveux … Ainsi, au naturel, ils rendent tellement justice à sa personnalité, sauvage, épicée et pleine de vie.
Aujourd’hui, je sais qu’elle passe, chaque matin, une heure et demie de son temps pour se préparer avant de sortir de chez elle. Je n’ai rien contre le maquillage, et tout l’attirail avec lequel on peut s’amuser pour se réinventer, parfois pour se retrouver. Mais il ne s’agit pas de ça avec mon amie. Ce n’est pas sa créativité qu’elle exprime, ce n’est pas qui elle est. Au contraire, elle tente de se protéger derrière une façade pleine de couleurs. Je rêverais d’avoir ses boucles… Elle, elle les déteste. La faute à cette mode de cheveux raides et sans vie.
Je ne lui réponds pas qu’elle est magnifique, j’ai une autre idée en tête ...
« El’ … ça te dit une journée fille ? » je me contente de répondre par SMS.
« Je pourrai te maquiller ??? »
Je souris et n’hésite pas une seconde si je veux pouvoir arriver à mes fins.
« Ok. » Je me contente de répondre.
« On pourra faire des photos ? »
Cette fois j’hésite quelques secondes mais me résigne.
« Ok. »
« Le temps que j’attrape un bus, on se retrouve dans environ une heure ! »
Parfait, ça me laisse le temps d’acheter ce dont j’ai besoin.
Une heure plus tard, une boule d’excitation aux cheveux violets franchit ma porte :
- J’ai pris de quoi faire nos ongles, tout le maquillage nécessaire, j’ai des faux tattoos, j’ai ressortis mes vieux CD d’Avril Lavigne et j’ai même quelques magazines où on pourra faire des tests de personnalité ! Déclame-t-elle sans reprendre son souffle.
Comment ne pas rire face à tant d’entrain?
- T’es parfaite ma Zaza, je déclare sincèrement.
Tout à coup, elle se calme et m’adresse son petit sourire touché en penchant la tête. Mais elle se reprend très vite.
- On commence par quoi ? Par les ongles ? Me demande-t-elle en prenant l’escalier qui mène à ma chambre. Je pourrais en profiter pour te raconter ma dernière conquête.
Elle se retourne vers moi et fait jouer ses sourcils de manière taquine mais c’est de plus en plus dur d’entendre les histoires de cul d’une amie qui ne semble pas y prendre autant de plaisir qu’elle le prétend.
- Va pour les ongles, je réponds seulement en passant le seuil de ma chambre alors qu’elle est déjà en train d’installer tout son attirail sur ma moquette.
Une demi-heure plus tard, sur fond de pop/rock signé Avril Lavigne, nos ongles finis (un simple rouge profond pour moi et un travail beaucoup plus élaboré dans un univers très gothique pour mon amie qui porte ses ongles très longs), Elsa claque des mains et s’exclame :
- Maintenant on passe à ton make-up !
Je laisse échapper un petit sourire en coin et rétorque :
- J’ai une seule condition et tu pourras faire ce que tu veux sur mon visage.
L’offre est trop alléchante pour mon amie qui rêve de me faire sortir de ma zone de confort depuis qu’elle me connaît.
- Anything, affirme-t-elle avec confiance.
Je sors un sac en papier de sous mon lit et en verse une partie du contenu entre nous : Un shampoing et un conditionner pour prendre soin de ses boucles et surtout une coloration à faire soi-même de couleur chocolat.
Ses yeux se figent devant les produits. Les secondes passent et son cerveau semble avoir complètement court-circuiter.
- Pourquoi ? Finit-elle par demander dans un murmure qui ne lui ressemble pas.
Je pose délicatement mes doigts sous son menton pour que ses yeux plongent profondément dans les miens. Elle y lit toute la bienveillance du monde.
- Parce qu’il est temps que tu montres au monde l’incroyable femme que tu es. La Elsa sur laquelle j’ai parié dès mes premiers instants à ses côtés, celle qui peut tout accomplir, celle qui m’apprend ce que c’est vraiment que de vivre.
Des larmes viennent faire miroiter ses yeux. Je sors alors mon ultime arme du sachet en papier.
- Ça, dis-je en désignant une autre bouteille de coloration pour cheveux rose pâle, c’est une couleur qui dure jusqu’à une semaine et que je suis prête à faire, pour toi.
Un sourire étire doucement ses petites lèvres pulpeuses et elle frotte rapidement ses yeux.
- Ok M’, mais je le fais pour toi.
Je secoue vivement la tête.
- Non Zaza, je veux que tu le fasses pour toi, toi seule et personne d’autre.
J’ancre tout mon sérieux et ma douceur dans mon regard. Elle y plonge, cherchant des réponses et souffle un grand coup.
- Pour moi, annonce-t-elle finalement, la voix chevrotante mais en redressant son buste.
- Tu réalises que je vais me teindre les cheveux en rose pour toi ?
Je ramasse nos affaires nécessaires, me relève mais à peine suis-je sur pieds que je manque tomber à la renverse en recevant un câlin vigoureux d’Elsa.
On s’empêche de se regarder dans le miroir jusqu’à ce qu’on soit complètement prêtes. Mais je peux déjà dire à quelle point mon amie est belle et pétillante. Ses boucles encadrent son visage et descendent en cascade jusqu’au dessus de sa poitrine, et leur couleur fait ressortir la teinte de ses yeux.
- M’ arrête tu me stresses !
- Si tu te voyais … Simon va tomber amoureux une deuxième fois … je marmonne à moitié pour moi-même.
Elle secoue la tête, accompagnée par de jolis mouvements de ses boucles et lève les yeux au ciel.
- Bon, je vais me regarder dans ce fichu miroir et décider si je te déteste ou pas. Mais toi, chérie, tu vas attendre encore un peu parce que j’ai une superbe idée make-up pour aller avec tes cheveux !
Je ris doucement parce que je suis à peu près sûre que je la suivrais dans tous ses fantastiques délires.
- T’es prête ? Je lui demande.
Elle devient soudain sérieuse en fixant le miroir recouvert, et sautille sur place en soufflant fort comme si elle s’échauffait avant une course importante. Je retire la serviette de bain d’un coup sec et laisse la magie opérer. Moi je n’ai pas besoin de regarder le miroir. Mais elle, je ne la quitte pas des yeux.
Ses yeux à elle s’ouvrent comme des soucoupes, sa bouche fait un adorable « o » puis elle porte ses mains à ses lèvres. Elle les retire, touche ses cheveux avec précaution et des larmes se mettent à se déverser, trempant ses joues dépourvues de fond de teint.
Alors, comme je n’ai pas le droit de me voir dans le miroir, je me contente d’embrasser l’une de ses joues mouillée et lui murmure :
- Maintenant tu vas montrer au monde qui tu es diablesse.
À la fin de l’après-midi, nous avons épluché tous nos magazines, nous sommes recouvert le corps de faux tatouages et avons fait des centaines de photos et selfies. Je déteste ça : les photos. Je ne poste rien qui montre mon visage sur mes réseaux. Jamais. Mais avec Elsa, j’ai l’impression de retomber en enfance. Elle me fait sortir de ma coquille et m’offre un monde tous les possibles. J’aime penser qu’on se complète parfaitement. Et je dois lui avouer quelque-chose : elle m’a fait un make-up incroyable. Entre mes cheveux roses et le maquillage qu’elle m’a imposé je ressemble à une femme-licorne. Je ne me reconnais pas du tout mais cela a un côté jouissif de se dire que le temps de quelques heures on peut être qui on veut. Le temps d’une journée je me suis sentie libre comme jamais.
Mon amie et moi regardons les photos faites quand Elsa s’arrête sur l’une d’entre elles.
- Je sais que tu n’aimes pas t’afficher sur les réseaux mais ...est-ce que je peux poster celle-là de nous deux s’il te plaît ? Je ne suis pas obligée de t’identifier dessus.
Je contemple l’image. Elle est mal cadrée, nous contrastons fortement l’une de l’autre, elle avec ses boucles sauvages et un maquillage très sexy et dark, et moi qui ressemble à un petit poney multicolore, mais elle nous a capturé dans un moment de lâcher prise qui reflète parfaitement la complicité et l’amusement partagée durant cette journée.
- Vas-y, je lui assure, sereinement.
- Hiiiiiii, s’extasie mon amie.
Aujourd’hui, je pensais faire quelque chose d’important pour cette incroyable femme, mais elle m’a rendue la pareille sans que je m’y attende.
Je me couche sans m’être démaquillée, en espérant apporter un peu de cette magique journée dans mes rêves nocturnes.