Chapitre 25

Notes de l’auteur : --> « You shoot me down but I won’t fall, I am Titanium » Sia
https://www.youtube.com/watch?v=PGoCtJzPHkU

Je balaie le fil d’actualité du réseau social, fais défiler les différents posts, quand je reçois une image de la part de ma sœur, accompagnée du message « Je vais le TUER !!! ». Je l’ouvre et crois mourir d’un infarctus. C’est une capture d’écran de son téléphone. On y voit la dernière publication de la page professionnelle de notre père sur le réseau social. Et c’est une photo de moi, une photo de moi que personne n’aurait jamais dû voir. Je n’arrive pas à bouger. Ni même à réfléchir. Je suis paralysée. Seul mon cœur qui cogne douloureusement dans ma poitrine me rappelle que je suis bien vivante.

Ma sœur appelle sur mon téléphone. Mais je suis incapable de décrocher.

Quand enfin le choc s’estompe, c’est d’abord de la honte que je ressens et les larmes affluent. Je ne pourrais plus jamais affronter le regard de ma sœur. Je ne pourrais jamais assumer que d’autres personnes sont en train de me voir comme ça en ce moment même …Mon père a des milliers d’abonnés sur son compte. Je me rends compte des possibles conséquences de son acte. Et c’est maintenant la rage et la trahison qui me prennent les tripes.

Je sors de ma torpeur et appelle mon père, les mains tremblantes.

- Salut mon bébé, il décroche, décontracté.

J’expire profondément et me pousse au courage.

- Papa, je veux que tu enlèves vite cette photo, s’il te plaît. 

- Quelle photo ? De quoi tu parles, chaton ? 

- Celle de moi que tu viens de poster ! je m’exclame, perdant patience.

- Mais enfin pourquoi ? Elle est géniale cette photo ! 

- Tu aurais dû demander mon avis ! ma voix se casse, étranglée par mes larmes. Et je suis nue sur cette photo, papa, nue ! Comment tu as pu poster ça sans m’en parler ? je crie.

J’ai l’impression que je vais vomir. Je n’ai jamais protesté contre mon père, j’ai toujours tout fait pour lui plaire, pour qu’il m’aime, jusqu’à ce que je parte pour mes études et réalise que notre relation n’était pas saine.

- Écoute chérie, détends-toi, tu fais une montagne de pas grand-chose là. C’est une photo d’art, et on ne voit même pas ton intimité. 

Ses paroles me compressent le cœur. Je n’arrive plus à respirer. Et puis je me remémore comment ma sœur s’est rebellée contre lui il y a deux ans et y puise l’inspiration et la force nécessaires.

- Papa, je reprends d’une voix dure et ferme, je connais suffisamment mes droits donc tu vas tout de suite supprimer cette photo, et si tu hésites, rappelle-toi que j’étais mineure. Il est (je regarde l’heure sur mon téléphone) 10h13, si à 10h18 elle n’est pas supprimée, je vais voir la police et je déclenche un scandale sur tes réseaux sociaux. 

Je raccroche et reste plantée debout au milieu de ma chambre, impassible.

Quelques secondes passent, ou quelques minutes je ne sais pas, quand soudain de violents sanglots apparaissent. Mon visage est trempé. C’est trop. Trop. Mes yeux vomissent des torrents de larmes, mes sanglots sont si bruyants que j’en ai mal à la gorge.

- Lilie ?!

La voix d’Hugo se fait entendre mais je suis décrochée de la réalité, à genoux sur la moquette, noyée dans des émotions qui me taillent le cœur. Mon esprit a déserté. Je sens des bras m’étreindre tendrement. Quelqu’un me berce comme un bébé.

- Je suis là, j’entends.

Quand je reprends un peu conscience de ce qui m’entoure, ma sœur est assise devant moi et me tient une main. Des bras m’enlacent toujours. Je devine que ce sont ceux d’Hugo. 

Je lève des yeux emplis de honte vers ma sœur.

- C’est bon, il l’a enlevée, me dit-elle pour me rassurer.

Son regard est bienveillant. Elle ne me juge pas. Je hoche la tête.

- Ça va aller, me promet-elle.

Je laisse mon regard se perdre dans le vide et ne dis rien. Je suis épuisée.

- Viens crebouille, dit Hugo et il m’aide à me relever.

‘Crebouille’ est le surnom qu’il m’a inventé au début de notre amitié, un mixte de ‘crevette’ et ‘petite bouille’. Il ne l’avait pas utilisé depuis le lycée. Il me guide jusqu’à mon lit et m’enveloppe dans la couette. 

- On va rester avec toi jusqu’à ce que tu t’endormes, d’accord ? 

Mais je suis incapable de répondre.

Il s’allonge à ma gauche, contre le mur et m’enlace. Ma sœur se poste à ma droite, son visage me fait face et elle me prend les mains.

Elle chantonne doucement « J’ai demandé à la lune » d’Indochine, que je lui chantais toujours quand elle était plus petite et qu’elle avait peur la nuit.

Et rapidement, ainsi entourée d’amour, je plonge dans un sommeil dénué de rêves.


 

*Martin

 

- Christian Aubry ? 

- C’est moi. 

Je sens mon sang affluer droit dans mes muscles, mon visage se tordre sous la rage. C’est lui. C’est son père. Je ne me rends même pas compte du mouvement de mon bras, je ressens seulement mes phalanges s’écraser contre les os de son visage.

Il gît, incrédule, à terre.

- Quel père prend des photos de sa fille nue ? De sa fille mineure en plus putain ! C’était une enfant qui voulait juste que son père l’aime ! Et vous …! Putain mais vous vous rendez-compte à quel point votre fille est perturbée à cause de vous ?! Et vous, putain vous, vous publiez sa plus grande honte aux yeux de tous !

Je passe la main sur mon visage et me calme.

- C’était pas votre femme, ou votre copine, ou une modèle photo, c’était votre fille. Et vous avez volé son innocence …, je lui dis finalement sans le regarder. Et je tourne les talons.

 

Sur le chemin, j’écris à sa sœur :

« Je reviendrai demain. Là tout de suite, elle n’a pas besoin de moi, c’est trop tôt pour elle. »

 

- Salut Martin. 

Clara me fait la bise, souriante.

Hugo se tient derrière elle et me tend la main. Je la lui serre, il se fige deux secondes en notant mes blessures mais ne commente pas.

On s'assoit à table. Il m’offre une bière.

- Comment elle va aujourd’hui ? 

- Mieux ? dit Clara incertaine. Du moins, elle est sortie de son « coma » (elle mime les guillemets). Elle n’arrête pas d’écrire. On ne sait pas depuis quand mais y a des feuilles partout par terre. 

- C’est une bonne chose.

- Je sais pas …tu sais, elle a eu quelques soucis l’année dernière, elle suit un traitement antidépresseur depuis, j’ai peur qu’elle parte en vrille. 

- Elle souffre de dépression, pas de folie. Et écrire lui permet d’extérioriser. Ce qui s’est passé est horrible, mais c’est un mal pour un bien. Ça l’oblige à faire face à ses démons et à les sortir de l’intérieur, j’explique en mettant ma main sur ma poitrine. Il faut que vous ayez confiance en elle, c’est important pour elle. 

- Tu as l’air de connaître le sujet, s’avance Hugo.

- Ouais …mon père a fait une dépression quand j’étais plus jeune. 

Il hoche la tête, silencieux.

- Tu savais tout ça ? je lui demande en faisant un geste maladroit de la main.

Il fait non de la tête.

- Elle parle avec plus de facilité de sa mère et ce gars …son compagnon. Mais son père, bah je savais que Clara ne voulait plus rien à voir avec lui et que Lilie le fuyait un peu …je me doutais qu’il était un peu spécial mais non …je ne savais rien. Cependant, ça explique beaucoup de choses.

- Elle est morte de honte, confesse Clara. Même moi j’étais pas au courant qu’il y avait des photos de ce genre. Elle n'arrive pas à me regarder dans les yeux. J’ai toujours trouvé qu’ils avaient une relation étrange. Et Emilie était le prototype même de l’enfant sage, qui dit pas un mot plus haut que l’autre, ne fait pas de vague. Je trouvais déjà malsain que notre père veuille nous embarquer autant dans ces shootings parce que même si c’est de « l’art » (elle mime encore les guillemets), il n’en reste pas moins que son sujet de prédilection, c’est les femmes, et de façon sensuelle voire érotique. C’est pour ça que je lui étais rentrée dedans et que j’ai fini par me barrer. Il mélangeait tout. 

Elle lève les yeux sur moi avec un grand sourire.

- J’espère que ta petite visite lui a fait un électrochoc et que ça va lui remettre les idées en place ! 

- Tu vas pas monter la voir, je me trompe ? devine Hugo.

Ce mec est vraiment perspicace.

- Je ne veux pas la déranger dans son processus… 

Je suis sincère mais je meurs d’envie de la voir, de la serrer dans mes bras, de la réconforter … Mais je ne pense pas que ce soit ce dont elle a réellement besoin maintenant.

- Vous me donnez des nouvelles ? 

- Bien-sûr, me répond sa sœur tandis qu’Hugo opine du chef respectueusement.

 

Le lendemain matin, je vais sonner chez Emilie de bonne heure.

- Euh salut ? Hugo ouvre la porte torse-nu, une serviette nouée autour de la taille.

Ce mec est quand même beau gosse, je ne peux nier être soulagé qu’il soit homosexuel.

- Désolé pelo, je sais que c’est tôt. 

Il me jauge un instant, hausse les épaules et me laisse entrer.

Je monte les escaliers qui mènent à la chambre d’Emilie. La porte est juste poussée, pas fermée.

Je toque doucement et l’ouvre précautionneusement.

Elle est allongée dans son lit et me tourne le dos, me montrant le rose de ses cheveux que j’ai eu l’occasion d’apercevoir sur une photo du compte public d’Elsa. Je retire mes chaussures et viens me glisser sous la couette et l’enlace tendrement. C’est si bon de la tenir tout contre moi. Son corps avait tant manqué au mien. C’est comme si enfin je comblais un vide. Je sens ses cheveux, me délecte de cet arôme qui m’avait tant manqué. J’enveloppe sa petite main avec la mienne et m’imprègne de la chaleur de son corps. 

- Martin, elle murmure, presque imperceptiblement.

- Je suis là, Beauté.

Son corps se secoue de sanglots mais elle ne fait aucun bruit. Je remonte ma main à son visage. Ses joues sont trempées.

- Viens là.

J’essaie de la retourner vers moi mais elle résiste.

- M’, c’est lui qui doit avoir honte, pas toi. Pas toi d’accord ? Pour moi tu es toujours la même. Tu es toujours la meilleure personne de ma vie. Tu es toujours aussi intelligente, forte et désirable. N’aies pas honte de toi. N’aies pas honte de ton passé. Tu n’as rien à te reprocher. Regarde-moi, s’il te plaît. 

Je tente à nouveau de la tourner vers moi. Elle résiste encore mais plus faiblement. Alors je décide de lui donner un peu de moi en échange. Je mets ses cheveux derrière son oreille, place ma bouche à côté et lui récite tout bas des vers de Cyrano :

« Baiser. Le mot est doux. 

Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;

S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?

Ne vous en faites pas un épouvantement :

N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,

Quitté le badinage et glissé sans alarmes … »

Je finis ma strophe. Elle ne réagit pas. Je souffle profondément contre sa nuque, déçu de ne pas arriver à la faire réagir comme je l’espérais. Mais soudain, elle se tourne et je n’ai pas le temps de voir son visage que celui-ci se cache dans mon cou. Je serre son petit corps fort, tout contre moi. Je profite de ce moment, qui même s’il est en partie douloureux pour elle, reste hors du temps. C’est nous deux contre le monde. J’espère pouvoir lui transmettre autant de force et de soutien qu’elle m’en a prodigué depuis que je la connais.

- Viens, on va prendre une douche, je finis par lui dire doucement.

Sa tête fait non contre moi. Je souris tristement.

- Si. Ça va aller, t’en fais pas. Tu n’es pas toute seule. Et puis tu pues, tu sais.

Je la sens se crisper.

- Relax M’ je plaisante. 

J’embrasse le sommet de son crâne. Je me lève du lit en la prenant dans mes bras sans difficulté et nous conduis jusqu’à la salle de bain. Je constate qu’Hugo semble avoir quitté les lieux.

Je la pose délicatement sur le carrelage. Elle me tourne le dos, fuyant mon regard, tout en évitant que je puisse l’apercevoir dans le miroir non plus.

Je fais couler l’eau chaude. 

- Je te laisse tranquille, je nous prépare un petit-déjeuner. 

Elle me retient le bras, la tête baissée.

Je pensais que plus que tout, elle aurait besoin d’intimité. J’hésite. 

- Tu es sûre ? 

Elle hoche la tête. Je vide mes poumons et commence à me déshabiller. Comme elle ne bouge pas, je me résous à lui enlever délicatement son haut de pyjama, puis son bas. Je suis mal à l’aise pour elle. Je la guide dans la cabine de douche. Celle-ci est un peu étroite pour nous deux. Je fixe le pommeau de douche en hauteur, prends Emilie contre moi et laisse l’eau nous inonder de sa chaleur réconfortante. Petit à petit, je sens ses muscles se détendre. J’attrape un shampoing et entreprends de lui laver ses cheveux féériques. Faire ça à une fille, ou à qui que ce soit d’autre que moi d’ailleurs, c’est une première pour moi. Et personnellement j’ai toujours eu les cheveux courts donc je m’y prends comme un manche. Ça a au moins le mérite de la réveiller de son introversion car elle ramène ses mains sur sa tête et fait quelques mouvements comme pour me montrer comment faire avant de rebaisser les bras. Je m’exécute : appuyer légèrement le bout des doigts de façon circulaire sur son crâne. Je rince. 

- A mon tour ? je tente avec un petit sourire innocent.

Elle me tourne. J’entends le bruit de la bouteille de shampoing qui s’ouvre. Je plie un peu les genoux pour lui faciliter la tâche. Je dois avoir l’air d’un con dans cette position, mais tout ce qui compte à cet instant, c’est elle et rien d’autre.

Ses petits doigts fins viennent s’immiscer sur mon crâne et me massent avec aisance. Et pour cause, ce n’est pas un simple shampoing mais un vrai massage crânien auquel j’ai le droit et je gémis de satisfaction. Elle me rince. Je me retourne vers elle. Et pour la première fois depuis si longtemps, nos regards se rencontrent. Elle s’est redressée et affronte mon regard. Dans ses beaux yeux noisette en amande, il y a tant d’émotions qui se disputent étroitement que mon cœur se fend. Je lui prends la main, sa toute petite main délicate, et l’amène à mes lèvres. J’embrasse sa paume, le dos de sa main, chacun de ses doigts. Elle laisse échapper quelques larmes. Encore fragilisé par mon deuil, une larme traîtresse vient s’échapper de mon œil droit face à ce spectacle déchirant. La voir dans cet état, c’est difficilement soutenable. Mais quand elle aperçoit mon trouble, son expression change. Elle vient essuyer ma joue avec tendresse et …amour. Son esprit a lâché son obscurité pour se concentrer pleinement sur ma douleur à moi. Je ne peux m’empêcher de sourire, elle est tellement mignonne dans son empathie. J’attrape du gel douche et lui en mets dans les mains, puis dans les miennes. Et chacun se lave en silence, tous les deux un peu intimidés par la situation. La tâche n’est pas non plus aisée étant donné la taille ridicule de cette cabine de douche.

 

J’ai préparé des bols de céréales avec du lait quand elle redescend habillée simplement : jean et t-shirt gris. Je me dis que je dois souffrir d’une grave maladie. Car qu’importe ce qu’elle porte, comment elle s’apprête, je la trouve belle.

A table, elle ne bouge pas, comme si elle était indécise. 

- Mange, je lui ordonne. C’est préparé avec amour, j’ajoute pour la convaincre.

Elle amène une petite cuillère à sa bouche et mâche doucement. J’attends qu’elle ait avalé quelques bouchées avant de lui annoncer.

- Emilie, j’ai prévenu les professeurs et Elsa que tu ne viendrais pas aujourd’hui. 

- Non ! s’exclame-t-elle entre le murmure et la voix, paniquée.

Elle baisse la tête et la secoue de gauche à droite en pleurant.

- Hé, tout va bien ok ? Elsa est au courant, elle sera à tes côtés quand tu te sentiras d’aller en cours. Et je veillerai sur toi de loin.

- Est-ce que …est-ce qu’elle a vu …, essaie-t-elle de me demander avec anxiété.

- Non, elle n’a pas vu la photo. Mais j’ai pris le parti de lui raconter, succinctement. 

- J’ai …honte, elle avoue d’une petite voix.

- Je sais. 

Je lui prends la main.

- Mais tu n’as pas à avoir honte. Et surtout pas avec tes amis. Elsa aussi avait envie de le frapper tu sais, elle était en rogne. Tu n’étais encore qu’une ado, Emilie. C’est lui qui devrait avoir honte.

Elle pose les yeux sur ma main égratignée.

- Tu l’as vraiment frappé ? 

- Oui. Je suis désolé si mon geste ne te plaît pas. Mais je ne regrette pas. Ta sœur et toi avez toujours étaient toutes seules. J’ai eu envie …que pour une fois quelqu’un prenne votre défense. 

Elle éclate en sanglots. Merde. Je commence à me lever pour la réconforter mais je me ravise. Elle doit m’en vouloir à mort. Ça reste son père malgré tout. Et elle ne voulait peut-être pas que je me mêle de leur vie.

Elle serre ma main qu’elle tient toujours. Oh et puis zut, si elle doit m’en vouloir, tant mieux, qu’elle s’exprime, qu’elle expulse la colère qu’elle a en elle contre son père, contre moi, contre sa mère, contre la terre entière, qu’elle expulse toute cette merde.

Je me lève.

- T’as le droit d’être en colère. Mais garde pas ça en toi. Frappe moi, Emilie. 

Elle interrompt momentanément ses pleurs et fronce les sourcils.

- Allez Emilie, une gifle, un point dans la figure, frappe moi le torse, frappe-moi. 

Elle secoue la tête puis se lève et me fait face sans me regarder dans les yeux. 

Au fond de moi je prie juste qu’elle épargne mon entre-jambe, mais bon, si ça peut lui permettre d’aller mieux…

Elle lève ses yeux voilés de larmes et affronte mon regard. 

- T’as…frappé mon père, dit-elle la voix chevrotante.

J’expire un bon coup.

- Oui, j’ai frappé ton père. 

Soudain elle lance ses petits bras autour de mon buste et me serre fort contre elle. Surpris, je me fige les mains en l’air, la respiration en suspens.

- Merci, lâche-elle d’une voix brisée. Merci. 

Je reprends mon souffle et pose délicatement mes bras autour de ses épaules, et je caresse ses cheveux qui m’avaient tant manqué.

- Allez, finis de manger, s’il te plaît. 

Elle se détache doucement et reprend sagement sa place à table.


 

 

Quand je la rejoins dans sa chambre, elle regarde les feuilles éparses abandonnées un peu partout sur la moquette de sa chambre. 

- Tu veux me raconter ? je lui demande.

Elle en ramasse quelques-unes, les parcourt rapidement, et les larmes lui montent aux yeux. Elle s’assoit par terre.

- J’ai très peu de souvenirs de mon père avant le divorce. Ma mère était très maternelle, très dévouée à notre éducation, une vraie mère poule qui aurait aimé nous envelopper dans du papier bulle et qu’on ne grandisse pas. Mon père, lui, travaillait beaucoup, et le week-end il faisait du sport, voyait ses amis, on l’accompagnait souvent.

Quand ma mère nous a quittés subitement, il s’est retrouvé seul, désemparé, perdu, à devoir s’occuper de ses deux filles de 8 et 11 ans… 

Une larme s’échappe et roule sur sa joue.

- C’était horrible de le voir comme ça. Clara ne se rendait compte de rien, était insouciante et ne semblait pas souffrir de la situation. Moi, j’avais tellement de peine pour lui, j’essayais de l’aider comme je pouvais. Mais j’étais aussi apeurée qu’il pouvait l’être. Moi qui avais vécu dans un cocon, surprotégée toute mon enfance, je me retrouvais dans la pré-adolescence, abandonnée par ma mère, vivant auprès d’un père meurtri que je ne connaissais pas bien. Ma sœur ne se rendait pas trop compte de ce qui se passait jusqu’à l’apogée de son adolescence, elle a vécu toute cette période assez sereinement. Elle était moins sensible, plus légère. 

On avait encore quelques contacts avec notre mère, quelques textos et appels téléphoniques par-ci par-là. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne voulait plus de nous. Je l’ai pris personnellement, alors que ma sœur et mon père étaient autant concernés que moi. J’ai commencé à me détester. J’ai été très mélancolique, presque pendant l’entièreté du collège. J’avais besoin du réconfort d’un parent. Et j’ai donc passé quelques nuits dans le même lit que mon père, en quête de ce réconfort. Mais ça ne s’est pas bien passé. Dans la nuit, mon père il …

Il ne se rendait pas compte, il dormait à chaque fois.. Il me touchait entre les jambes. Ça me paralysait, je n’osais plus bouger. 

L’expérience s’est répétée plusieurs fois.

Et un jour, j’en ai parlé à ma mère. Elle a pété un câble, elle est rentrée dans une colère noire. Quand elle s’en est pris à mon père, je l’ai vu se décomposer sous le choc et la honte. Et je me suis sentie honteuse à mon tour. Il souffrait déjà énormément, et n’avait aucune conscience de ce qu’il me faisait. Je me suis détestée de rajouter à ses tourments. Je m’en suis tellement voulue. Ce visage qu’il a eu ce jour-là …je ne l’oublierai jamais. 

Je n’ai plus eu le droit de dormir avec lui après ça.

Cet événement aurait pu être isolé, mais il s’est inscrit dans un contexte bien plus complexe. Mon père et moi avions une complicité qu’il ne partageait pas avec ma sœur, j’étais plus sensible, plus éveillée à ce qu'il se passait autour de moi, je comprenais ce qu’il traversait, malgré mon immaturité. On se confiait l’un à l’autre. Mais j’étais une jeune ado. Et mon père, par son regard d’artiste, a commencé à voir en moi les charmes que j’aurai en tant que femme, que j’avais déjà certaines qualités physiques. Il remarquait mon corps qui changeait, et m’en parlait ouvertement. Moi j’étais affreusement mal dans ma peau, j’avais l’impression d’être une enfant qu’on forçait à grandir. Mon corps était déjà sexualisé alors que j’étais si innocente encore. Je voulais plaire à mon père, je voulais qu’il m’aime. Je n’avais pas le droit à l’amour de ma mère, alors celui de mon père, j’en avais cruellement besoin. Mais lui ne se rendait pas compte qu’il était en équilibre sur une limite à ne pas franchir, avec ses filles toutes deux adolescentes. Il ne voulait pas qu’on ferme les portes quand on se douchait, lui se trimballait toujours nu et nous encourageait à faire de même. Il avait des copines qui venaient à la maison, et on entendait trop clairement leurs ébats. Pour mon père c’était naturel. Il y a même une fois où il dormait dans la même pièce que nous dans un gîte, et avec une de ces femmes, ils ont couché ensemble, à côté de notre lit, pensant qu’on dormait. Mais moi je ne dormais pas. Et grandir en tant que femme, en étant si proche de la sexualité de son père, ça laisse des traces.

Arrivée au lycée, mon père me prenait de plus en plus en tant que modèle photo. D’ailleurs, la photo est vraiment devenue toute sa vie; la photo et les femmes. Et petit à petit, ça allait aussi loin avec moi en tant que sujet qu’avec d’autres femmes. Des femmes qui n’étaient pas sa fille, qui n’étaient pas mineures.

Mon père avait les mains toujours un peu trop haut sur mes cuisses, ou trop bas dans mon dos. Dès que je manifestais un peu de réserve, il me disait que j’étais trop prude, qu’il fallait que je me décoince. En parallèle, je découvrais ma féminité, ma sexualité, je commençais à me rendre compte de l’effet que je pouvais avoir sur les hommes. J’ai commencé à sortir avec des amis, j’ai découvert l’alcool. Et un soir, il s’est passé ce que je t’avais raconté en soirée. Et puis il y a eu la séance photo de trop, celle-là, qui me fait régulièrement faire de mauvais rêves… Après ça, je ne pouvais plus considérer les hommes et la sexualité en général de façon saine.

- Quel genre de rêves est-ce que tu fais? 

Elle semble hésiter, et puis elle doit réaliser qu’il est trop tard pour ressentir de l’embarras car elle me répond :

- Je rêve que je suis nue dans la rue, nue à la fac, nue face à des gens qui ne devraient pas me voir nue. Je cherche toujours à me couvrir, à me cacher, mais il n’y a rien à faire, je suis exposée à la vue des autres et je ne peux rien …y faire. 

Son visage est à nouveau baigné de larmes.

- Je n’ai pas réussi à lui tenir tête comme l’a fait ma sœur » elle reprend. « Je n’étais qu’à moitié consciente que ce n’était pas normal, tout ça. Les vacances d’été après le bac, je n’étais quasiment jamais chez moi. Et aller à la fac à Grenoble ensuite a été une telle libération! Je respirais enfin, j’ai pris du recul sur tout ça et je me suis rendue compte que mon père avait un problème. Je suis restée en contact avec lui mais avec beaucoup plus de distance. 

J’expire, me sentant à la fois profondément peiné, mais aussi soulagé.

- Merci. D’avoir partagé tout ça avec moi. Je me doutais qu’il s’était passé quelque-chose. Je ne suis pas sûr d’avoir été suffisamment avec toi, maintenant … Je suis désolé. 

- Ne le sois pas. Tu sais, j’ai recommencé à vouloir plaire, à vouloir être femme, quand tu es rentré dans ma vie. Enfin non, je ne voulais pas plaire, je voulais TE plaire. Tu m’as aidé à renouer avec ma sexualité. Le désir est revenu si naturellement en ta présence. Tu ne m’as jamais forcé. Avec toi, c’était sain, c’était simple, c’était naturel. Tu m’as appris à faire la part des choses… 

Ses larmes redoublent d’intensité et je ne comprends pas pourquoi.

- M’ ? je demande, affolé.

- Mes cauchemars avaient diminué après notre première fois ensemble, elle m’avoue à demi-mot.

Ma mâchoire se crispe.

- Je suis désolé Emilie.  Je suis sincère.

- Je sais. Merci d’avoir été là pour moi. It means a lot to me. 

Le silence s’installe entre nous quelques instants.

- Je te raccompagne, dit-elle finalement.

En bas de son immeuble, je suis gêné.

- A demain en cours, alors ?  elle me dit.

- Tu te sens de venir ? 

- Oui. Ça va aller. Grâce à toi.

Elle m’adresse un sourire timide, et triste.

Je m’approche et la prends doucement dans mes bras. J’hume une dernière fois ses cheveux. Elle passe sa main dans les miens, me les tire légèrement. Je sens son cœur qui bat aussi fort que le mien. Je relève ma tête pour la regarder. Je fais glisser ses cheveux derrière son oreille. J’aimerais m’attarder. Mais je m’en empêche. Au lieu de ça, je relâche mon étreinte et recule.

- Tu …tu veux que je t’accompagne demain ? 

Elle scrute mon regard puis secoue la tête de gauche à droite.

- Ça va aller.

Mais sa voix n’y croit pas totalement.

- Je vais écrire à Elsa, si elle ne s’occupe pas bien de toi, je lui fais sa fête. 

Elle sourit tristement.

- Fais attention à toi d’accord ? je lui demande, et je tourne les talons sans attendre de réponse, sentant qu’il me devient difficile de me détacher à nouveau d’elle.

- Martin ?

Je m’arrête sans la regarder.

- Tu devrais aller voir ta mère, dit-elle avec tendresse.

Je ne réponds pas et rentre chez moi.

 

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*Emilie

 

Je le regarde s’éloigner. Les larmes surgissent à nouveau. Elles sont différentes cette fois-ci. Je regarde l’objet de mon amour me dire « adieu », « adieu, je ne peux pas t’aimer je suis désolé ». Je le savais, au fond de moi je le savais. Que l’avoir contre moi n’était que temporaire, que l’entendre me parlait serait la dernière fois. Alors pourquoi est-ce que ça fait si mal ?

Le pire, ce n'est pas de ressentir ma propre peine. Mais de ressentir la sienne. S’il pouvait guérir, aller de l’avant et être heureux… peu m’importerait s’il s’éloignait de moi à tout jamais, si seulement il pouvait, lui, être en paix. Je me sacrifierais sans hésiter. J’aimerais tellement avoir le pouvoir de le sauver de ses troubles. Mais je suis impuissante, faible humaine que je suis. 

 

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