CHAPITRE 24

Le 11 juillet, Versailles

Édith avait repris ses fonctions de demoiselle de compagnie en société auprès de la duchesse de Montpensier malgré tout l'effort que cela lui coûtait. Pour l'heure, elle était en train de lui lire un poème dans sa chambre quand on toqua à la porte.

Le valet de pied fit entrer une silhouette au visage bien familier : Anne de Meslay !

— Anne ! s'écria-t-elle instinctivement avant de se taper la bouche pour se reprendre.

Il n'était pas correct de se comporter comme une bourgeoise chez la cousine du roi !

La duchesse de Montpensier ne lui fit aucune réprimande et sourit en invitant d'un geste de main mademoiselle de Meslay à venir auprès d'elle.

— J'ai pensé que retrouver votre amie améliorerait votre humeur, mademoiselle de Montgey.

— Oh Mademoiselle, c'est un cadeau inestimable que vous me faites !

— Alors allez vous promener dans les jardins, il fait un temps splendide dehors !

Ni une, ni deux, les demoiselles partirent bras dessus bras dessous.

Ce fut pour Édith un grand soulagement d'avoir une compagne qui semblait ne pas accorder de crédit à cette immonde rumeur qui faisait encore fureur à la Cour.

En descendant l'escalier face au château, Anne voulut marcher jusqu'au magnifique bassin d'Apollon, tandis qu'Édith la suivait en faisant montre de son courage en évitant les messes basses qui accompagnaient son passage et les commentaires désagréables.

— Ne les écoutez pas, dit Anne sous son ombrelle, ils se lasseront dès qu'un autre courtisan aura fait une bévue.

— Je le sais, mais cela me demande un effort surhumain.

— Sachez que je suis là, vous avez une amie à présent, lui répondit Anne en lui pressant la main.

Édith sourit en pensant que le Dauphin lui avait dit la même chose il y a peu, et elle eut du réconfort à savoir qu'elle n'était plus seule dans cet immense château en construction.

— Je suis étonnée que votre père ait accepté que vous soyez ouvertement en ma compagnie, dit Édith qui avait appris à ses dépends que les courtisans fuyaient comme la peste ceux qui tombaient en disgrâce.

— Pour être franche, il ne l'était pas, cependant un pli portant le sceau de la cousine du roi repousse bien des réticences.

— Mademoiselle vous a fait appeler ?

— Oui, en fait, elle désirait trouver quelque chose pour vous réconforter et elle a pensé à moi. Mon père a bien essayé de refuser l'invitation dans un premier temps, toutefois la duchesse de Montpensier est habile, elle avait prévu son coup. Elle a proposé à mon père que je devienne sa deuxième demoiselle de compagnie, c'est un grand honneur qui ne se refuse pas ! Alors me voici !

— Oh Anne c'est merveilleux ! Nous allons être ensemble à chaque minute ! s'exclama-t-elle en la prenant dans les bras.

— Eh oui, fit mademoiselle de Meslay toute heureuse, Versailles est à nos pieds !

L'espoir des beaux jours revenait en Édith !

En bavardant, elles contournèrent le bassin d'Apollon montant un char tiré par des chevaux, une pure merveille d'autant que le soleil faisait resplendir et briller le doré de leur matériau.

Inspirées par la fraîcheur de l'eau, elles s'assirent sur le rebord de pierre du bassin. Devant elles, les bois environnants couraient sur des lieues à la ronde et Versailles aussi grand fût-il, n'était qu'une perle dans un écrin verdoyant.

— J'ai appris que Val-Griffon était reparti dans les rangs de la marquise de Montespan après que le Dauphin l'ait boudé. Cela ne lui plaît pas, je peux vous l'assurer.

— Comment le savez-vous ? s'étonna Édith qui tomba des nues d'apprendre qu'Anne était au fait de cela.

— Madame de Sévigné(1) en a causé à l'hôtel de la Folie-Rambouillet il y a deux jours chez madame de La Sablière et l'on a fort parlé de cet incident... et du vôtre...

— Les nouvelles sont arrivées jusqu'à Paris ! blêmit-elle en pensant alors à combien de jours il faudrait pour qu'elles descendent à Montgey.

— Édith, me permettez-vous d'être franche ?

— Oui bien sûr, répondit-elle prise au dépourvue par cette requête.

— Maintenant que je suis demoiselle de compagnie de la duchesse de Montpensier, je suis de facto dans son clan contre La Montespan, est-ce bien cela ?

— Exactement, repartit Édith soulagée qu'Anne n'ait pas osé lui demander des précisions sur l'origine de la rumeur la concernant.

— Nous faut-il faire des choses en particulier ?

— Non, non, du moins je n'ai rien eu à faire pour l'heure.

Anne demeura silencieuse et pensive un moment et reprit la parole, étonnée.

— C'est étrange, Mademoiselle passe pour être habile dans les intrigues de la Cour. Sa passivité me laisse perplexe...

Édith repensa à son parcours auprès d'elle et à part sa première rencontre avec Son Altesse Royale Mademoiselle, elle n'avait pas remarqué qu'elle jouait double-jeu ou manigançait des choses... Elle avait une attitude permissive envers la Montespan, même si elle la désapprouvait et cela s'arrêtait là...

— Je suis encore nouvelle ici-bas, sans doute Mademoiselle n'a pas assez confiance en moi pour me charger de ses plans privés.

— Sans doute, répéta Anne peu convaincue. En tout cas, elle a pour vous une grande affection, cela se voit quand elle vous regarde. On dirait que vous êtes un peu la fille qu'elle n'a jamais eue.

— Son célibat est bien extraordinaire, n'a-t-elle jamais eu de prétendants ?

— Si bien sûr, mais elle n'a pas été mariée. Une noce avec monsieur de Lauzun(2) a été envisagée, d'ailleurs, elle est toujours fort éprise de lui et je vous mets en garde de lui parler de lui... Mais ce fieffé ne lorgnait que sur sa monumentale fortune ! Le roi a refusé le mariage et je crois qu'il a eu raison... Cela reste un épisode très douloureux pour Mademoiselle. De surcroît, elle sait que derrière le brutal revirement de l'accord de son cousin se cache la langue perfide de la Montespan, laquelle était insupportée depuis longtemps par monsieur de Lauzun. Jadis son ami, séducteur invétéré au caractère fier des cadets de Gascogne, il est encore emprisonné à Pignerol(3). Les gardes l'ont arrêté en 1671 et depuis Mademoiselle tente de faire changer d'avis le roi, mais c'est une cause perdue... De cet épisode, elle a gardé une dent contre la Montespan qu'elle ne peut plus souffrir.

— J'ignorais tout cela...

— Ne vous blâmez pas, j'imagine que Mademoiselle n'a pas eu la capacité de s'ouvrir à vous... Elle a énormément souffert de cette épreuve et c'est un sujet délicat à la Cour... Et vu votre mésaventure récente, aucun courtisan ne se ferait chroniqueur à votre oreille. Toutefois Mademoiselle doit se réjouir de la défaite de Val-Griffon auprès du Dauphin, cela la marquise doit avoir du mal à le digérer et je n'ose imaginer ses crises ! Oh ! fit tout à coup Anne, n'est-ce pas la reine qui marche vers nous avec Mademoiselle.

— Si, il me semble bien.

Les demoiselles se levèrent et allèrent à la rencontre du cortège royal.

Anne de Meslay fut accueillie avec cordialité et la reine manifesta l'envie de bavarder avec elle en lui montrant l'avancée des préparatifs du souper de ce soir, dans le bosquet de la Salle des Festins.

Ce jourd'hui était le deuxième jour du Grand Divertissement !

Le groupe reprit sa route et Édith se glissa à l'arrière, là où personne ne pouvait la dévisager sans se retourner, ce qui eût été trop malpoli en présence de Sa Majesté et de la Grande Mademoiselle.

Sous peu, l'Églogue(4) de Versailles commencerait au Trianon de porcelaine !

Une fois l'inspection terminée dans le bosquet de la Salle des Festins, il fut décidé de prendre les voitures ou les chaises à porteurs pour joindre le Trianon de porcelaine. Le cortège emprunta une allée pour les retrouver, quand une poigne tira Édith en arrière.

Une main plaquait sa bouche. Édith tenta de se libérer en donnant un coup de talon à son ravisseur et celui-ci la lâcha en étouffant un cri de douleur !

— Ma parole ce que vous faites mal !

— Val-Griffon !

— Oui, qui d'autre voulez-vous que ce soit ?

— Effectivement, il n'y a que vous pour me tirer de la sorte ! Je vous croyais chez la Marquise !

— J'y étais en début de matinée, répondit-il sans s'appesantir sur le reproche qu'elle lui faisait.

— Que faites-vous ici !

— Je voulais m'enquérir...

— Je vous écoute ! dit-elle étrangement nerveuse.

— Je voulais savoir comment vous alliez ! Le Dauphin ne daigne répondre à mes plis et refuse d'écrire une ligne sur vous... et je... m'inquiétais... avoua-t-il en fuyant son regard.

Édith sentit son cœur s'emballer d'une drôle de façon et toussa de gêne, détourna les yeux aussi et tenta de répondre avec un air neutre.

— Je vais bien, merci.

Il la fixa et fronça les sourcils, elle mentait mal. Il fit un pas en avant, elle rougit en revoyant sa cravate de dentelle et pensa ô combien ils avaient été proches dans la pièce vide !

— J'ai entendu les commérages sur vous et je les déplore, vraiment, dit-il sincère.

Édith se mordit l'intérieur de la lèvre pour ne pas dire une bêtise, en vain, elle se jeta avec précipitation dans la brèche qu'avait ouvert Val-Griffon.

— Oh bien évidemment vous devez le savoir puisque que je pense bien que c'est vous qui avez propagé ces infâmes rumeurs pour me discréditer ! tempêta-t-elle en levant le menton fièrement.

— Balivernes ! Je n'ai rien ébruité ! répliqua-t-il en plantant son regard dans le sien.

— Alors qui est à l'origine de ça ! rétorqua-t-elle à chaud.

— Je ne sais pas !

— Mensonge ! Le première fois que je vous ai vu, vous m'avez craché dessus sans raison en m'accusant d'un crime que je n'ai pas commis ! Comment ne pas vous croire fautif !

— Parce que je n'ai point desserré les lèvres, palsambleu !

— Et vous jurez en plus, Ventre-Saint-Gris !

— La critique est sévère venant de quelqu'un qui vient de le faire à l'instant !

— Là n'est pas la question !

— Là est toute la question ! Si je vous avais vilipendé, croyez-vous que je serai venu vous demander des nouvelles ! Croyez-vous que je m'inquiéterais de votre sort !

Édith se dégagea de l'indicible attrait qu'elle avait toujours ressentie en sa présence et fit les cent pas, enragée, avant de revenir près de lui.

— Je vous étriperais si je le pouvais ! Vous surgissez à chaque fois de n'importe où, n'importe quand comme le vent ! Vous êtes insaisissable, vous êtes tour à tour un butor, une personne affable, un arrogant petit séducteur et... et... un membre du clan de la Montespan ! Et malgré tout ça, je n'arrive pas à lire clair en vous ! déclama-t-elle d'une traite essoufflée et irritée.

Ses joues étaient en feu, sa poitrine se soulevait et se baissait dans son corps baleiné, ses mains étaient crispées et pourtant elle était incapable de rompre leur entrevue. Édith aurait préféré le provoquer en duel que de le voir partir et ne plus savoir quand elle le reverrait.

Cette contrariété à son sujet depuis leur rencontre l'épuisait...

— Et moi alors ! Vous apparaissez pendant la fuite de Sanloi, vous approchez Monseigneur, vous vous entichez de lui alors qu'il ne voulait qu'une amitié avec vous et vous avez une singulière manière d'être absente par moment... tout particulièrement quand il y a des animaux ! Tour à tour vous me giflez, vous m'ignorez, vous me fusillez du regard et me criez dessus alors que je venais avec d'honnêtes intentions !

— D'honnêtes intentions !

— Oui je vous l'ai dit, je m'inquiétais pour vous ! La Cour est dure, elle broie les maillons faibles et les discrédite avec plaisir ! Voyez le cas de ce cher Lauzun qu'apprécie tant votre Mademoiselle ! Tout le monde sait qu'elle se meurt de passion pour lui et personne ne lui témoigne du secours ! On se raille dans son dos !

Son sang ne faisant qu'un tour, Édith le prit au col et se rapprocha de lui bien plus qu'elle ne le pensait. Ses lèvres touchaient presque celles de Val-Griffon et malgré un puissant vertige, une attraction irrémédiable à les posséder, elle trouva en elle la force de lui rétorquer :

— Elle l'aimait ! Vous m'entendez, elle l'aimait ! Au mépris de son rang, de son insignifiance, de son manque de respectabilité, de son caractère volage, de son amitié avec votre Marquise, elle l'aimait et l'aime encore ! Savez-vous ce que c'est d'aimer Val-Griffon ! Savez-vous ce que sait de regarder chaque jour l'être aimé s'éloigner, craindre qu'il ne se lie avec un autre, craindre de le perdre, impuissant, terrassé par une peur qui rend muet ! Elle l'aime encore même après avoir été trahie ! Pouvez-vous en dire autant !

— Oui, répondit-il d'une voix lourde de sous-entendu, oui je peux le dire, mademoiselle de Montgey, car je sais ce que sait que d'être réduit au silence pour ne pas troubler la possibilité d'un bonheur d'un ami. Je sais la douleur béante de se taire, de se résigner, de devenir fol, de chercher une personne que tout vous commande à haïr... Quel repos peut-on espérer d'un sentiment que l'on doit tuer comme si la pointe de son épée était dirigée vers soi-même et que de sa propre main, il faille s'occire pour poursuivre à une lutte funeste...

Il prit son visage entre ses mains, caressa doucement ses joues. Édith sursauta cependant ne chassa pas ses doigts qui glissèrent lentement sur la peau de son cou dénudé. Val-Griffon la fixait d'un regard douloureux et sa bouche était parfois secouée de tremblements, tout en lui était lutte, déchirement.

Il esquissa un pauvre sourire, tout en ne la lâchant pas du regard.

— Vous avez décidément un terrible accent du Languedoc, mais ne le changez pas, il vous donne un charme sans égal et sans rival. Dites-moi, chez vous là-bas, loin de Versailles, dans votre village, la haine y est-elle moins tenace ?

Édith céda au silence le soin de répondre et lâcha son col.

Charles remonta ses mains jusqu'à ses joues et l'attira à lui, rompant le vide qu'il y avait entre eux et enfin, alors qu'au loin les coups de marteaux tapaient sur des enclumes, que des brouettes roulaient sur le sol cabossé des jardins et que l'églogue commençait, il l'embrassa.

GLOSSAIRE :

(1) Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, (1626-1696), célèbre épistolière française.

(2) Antonin Nompar de Caumont (1632-1723), marquis de Puyguilhem, comte puis duc de Lauzun.

(3) Prison d'État.

(4) Petit poème pastoral ou champêtre.

 

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