Le 17 juillet, Versailles
Toute la société de la reine avait été invitée au Trianon de porcelaine par la marquise de Montespan, ce qui avait mis la puce à l'oreille à tous. La puissante Athénaïs allait étendre sur eux un piège mortel.
En arrivant dans le carrosse de la duchesse de Montpensier, Édith serrait la main d'Anne et essayait de contenir son appréhension. La rumeur qui entachait sa réputation n'avait pas dégrossie, elle croissait de jour en jour, si bien que la Grande Mademoiselle s'ouvrît à la reine de cette étrange longévité.
Quand elle descendit du transport, Édith vit que le carrosse de la reine passait les grilles et qu'un laquais accourait pour abaisser le marche-pied. Son Altesse Royale Mademoiselle attendit Sa Majesté et les deux femmes se concertèrent d'un regard entendu : la marquise mijotait quelque chose.
La reine était particulièrement mécontente d'être dans le château de la Montespan, résidence où il y avait une chambre appelée : Chambre des Amours, un outrage envers sa personne et Sa Majesté, vaincue, serrait les dents, insultée.
L'angoisse d'Édith fut un temps muselée car elle fut époustouflée quand elle pénétra dans le pavillon ! Il était bâti dans le goût des chinoiseries(1) qui faisaient fureur à la Cour et la beauté de la décoration dépassait de loin ce que l'on pouvait voir ailleurs ! Partout des faïences blanches aux peintures bleues de fleurs, d'arabesques, de fruits et autres merveilles ! Tout était blanc et bleu, même le mobilier ! Onc(2) elle ne vit tant de splendeurs et d'originalité qu'en ce lieu !
Un valet de pied vint les avertir que le salon était prêt pour les accueillir et toutes les dames, la reine en tête, s'y dirigèrent.
Tout le monde remarqua que des fauteuils avaient été disposés suivant le rang de l'occupant, que celui de la reine était le plus beau et le plus grand, mais que celui de la marquise de Montespan était peu ou prou plus petit, sinon égal. Sa Majesté pinça les lèvres et coula un regard éloquent à la duchesse de Montpensier, qui se plaignait de ce que son fauteuil était le plus laid et le plus inconfortable !
Sur quoi, madame de Montespan se retourna et lui servit ce compliment avec le ton coutumier à sa verve, claquante et franche.
— Eh quoi, vous vous attendiez à ce que je vous laisse le mien ?
La Grande Mademoiselle, comprenant l'allusion perfide de la Montespan qui osait lui rappeler que dans le temps de sa jeunesse, elle avait voulu épouser son cousin, accepta ledit fauteuil avec un grand sourire. Car qui dédaignait et rabaissait en public son rival, lui reconnaît sans le dire sa victoire...
Son Altesse Royale Mademoiselle s'assit à droite de la reine et contre toute attente, Édith découvrit que son siège était légèrement avancé par rapport aux autres. Avisant cette distinction, elle jeta un regard angoissé à Anne qui la rassura en lui prouvant tout son soutien et son amitié par un sourire bienveillant.
La marquise de Montespan prit place comme une sultane, toute drapée d'une robe au brocart étincelant, la gorge mise en valeur par de subtils transparents : des gazes peintes, elle surpassait toute l'assemblée. Elle joua à l'hôtesse affable avec ses invités et soutint le regard de la reine qui désapprouvait sa présence ici. Sa Majesté n'était venue que pour contenter le roi qui souhaitait une entende cordiale entre ses dames.
La beauté d'Athénaïs de Montespan parut irréelle à Édith tant la divine marquise était au-delà de l'inexprimable, ou plutôt fort adroitement décrite par madame de Sévigné : « Beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. » Si le compliment était bref, il n'en était pas moins explicite. Malgré ses nombreuses grossesses du roi, dont une quatrième en cours, la Marquise était une fleur épanouie et attirante au charme vif et délicat.
Assis derrière elle, deux hommes lui servaient d'escorte et Édith détourna vitement la tête en découvrant Charles, lequel fronça les sourcils en la découvrant ici. Il jeta un regard furtif à la marquise de Montespan de dos et redoutait la suite des évènements. À ses côtés, son père, le comte de Val-Griffon, exultait, et Marie d'Humières était silencieuse et attentive.
Naturellement, des rafraîchissements furent servis, tout était exquis, des confiseries aux boissons. Tout était en apparence une collation harmonieuse entre gens bien nés, seulement l'orage pointa dans le ciel et la marquise de Montespan changea tout à coup de sujet avec une habileté de courtisans.
Si toutes les dames se tinrent immédiatement sur leurs gardes, Édith allait pouvoir avoir son baptême au verbe de la si superbe Athénaïs de Montespan.
— Votre Majesté, votre présence ici me comble de bonheur, je n'ose vous composer un compliment de peur de vous embarrasser, ma gratitude est éternelle. Vous faites de ce modeste pavillon, le centre de la Cour...
La reine haussa un sourcil et la duchesse de Montpensier donna son verre à un valet de pied, subitement toute envie de boire l'avait quitté. Toutes deux observaient attentivement le manège de la Marquise.
— Vous êtes trop bounne madame, répondit la reine. Je ne pouvais pas ignorer votre si délicoite attentioune.
— Non, il est vrai, repartit-elle à voix basse en sirotant sa limonade. Votre Majesté, je suis toutefois profondément attristée par le refus que m'a retourné Monseigneur, je souhaitais tant lui montrer mes dernières acquisitions de gemmes... il en est si friand, paraît-il.
— En effet, il a été dans l'oubligation de réfuser votre aimable invitation, monsieur Bossuet avait déjà prévu un enseignement qu'il ténait fort à lui inculquer, répliqua la reine, calme.
— Je comprends, je comprends, fit la marquise en tendant son verre à un domestique. Mais peut-être son précepteur a-t-il eu vent de certain danger parmi nous et a ainsi désapprouvé mon invitation, lança-t-elle d'une voix veloutée en glissant son beau regard sur Édith qui baissa la tête.
La guerre était déclarée.
— Madame, coupa la Grande Mademoiselle, à quel danger faites-vous référence ?
Avec cette remarque hardie, la duchesse de Montpensier l'obligeait à battre en retraire au risque de passer pour grossière et malséante. Or, c'était mal connaître la dextérité de la Montespan pour réduire à néant quiconque.
— Je faisais référence à une fable de monsieur de la Fontaine Mademoiselle, vous savez que j'en suis friande. La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf est ma préférée du moment, je la relis souvent pour pouvoir prendre garde de ne la reproduire... Après tout, n'est-il pas sage que de savoir que lorsqu'on est humble, éclairé et à sa juste place, il ne faut pas chercher à imiter les autres... Certaines ascensions sont tout bonnement vouées à l'échec...
Édith serrait sa robe, la tête toujours baissée, humiliée ! La marquise lui jetait du poison à la figure devant tous ! Elle sous-entendait ouvertement qu'elle avait essayait de devenir la favorite du Dauphin pour l'imiter, elle, la presque reine ! Elle qui avait une influence incontestée...
— Attention madame, vous devriez relire attentivement celle de La Grenouille et du Rat, cela vous serait d'une grande aide, car ne dit-on pas qu'un piège savamment ourdi et tendu peut nuire à son concepteur et que toute perfidie se retournera contre lui... répliqua immédiatement la Grande Mademoiselle.
La marquise de Montespan tiqua et se retint de renchérir. Elle préféra ouvrir son éventail où était peinte la scène de sa fable, où la grenouille éclatait devant le bœuf ! Quelle mesquinerie !
Charles ferma les yeux, désolé d'assister à ce triste spectacle.
Un lourd silence envahit le salon. Les dames du palais se glissaient des œillades entre elles sans piper mot, guettant la prochaine manche et les prochains adversaires en lice, tandis qu'Anne bouillonnait. Marie d'Humières esquissa un furtif sourire et jeta un bref coup d'œil à une pendule, impatiente.
Assis à côté de son père, Charles cherchait le regard d'Édith mais n'arrivait à le capturer, la demoiselle n'osait lever la tête de peur de croiser la suffisance de la Montespan et d'afficher sa détresse. La demoiselle comprenait désormais pourquoi la Grande Mademoiselle la méprisait tant !
Après avoir croqué dans une pèche découpée, la marquise jugea qu'il était temps de fusiller cette assemblée avec grâce et de rappeler qui gouvernait. Elle ferma son éventail et trottina en sautillant vers une pendule à pied sur le plateau d'une cheminée. Elle fit mine de lire l'heure et battit des mains en revenant s'asseoir et d'ajouter d'un ton badin.
— Dieu que je suis sotte ! Par mégarde, j'ai oublié que le roi me rendait visite !
La reine fit un « oh ! » qui manifestait une surprise amère, car la marquise venait de frapper fort et de faire très mal. En effet, un carrosse se fit entendre dans la cour du Trianon de porcelaine, le roi arrivait.
Sa Majesté fut introduis dans la pièce et s'étonna d'y trouver un Conseil, selon son terme. La marquise de Montespan se plia en une profonde révérence en débitant maintes excuses et le roi prit son parti de cette assemblée qu'il ne pensait guère rencontrer.
On fit quérir une belle chaise à bras et Sa Majesté s'assit à côté de la reine afin de ne pas la vexer. La marquise de Montespan lui communiqua qu'elle était en train de parler de la morale de la fable : La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, ce qui fit immédiatement dévier le regard du roi sur Édith, livide.
— C'est fort sage à vous madame, si l'on en croit ce que l'on raconte, certaine personne devrait méditer cette morale.
Édith était statufiée et n'osait bouger d'un pouce. On aurait pu entendre une mouche voler tant le silence écrasait tout et quand le roi demanda que tous se retire, exceptées elle, Mademoiselle, madame de Montespan et la reine, elle manqua de s'étouffer !
Tout le monde se leva et partit avec vélocité, le roi n'aimait pas qu'on le fît attendre. Pleine de diligence, la marquise les raccompagna, minaudant des excuses et des petits regrets, et laissa la porte volontairement entrouverte...
Ne resta bientôt dans le salon que les concernées et Sa Majesté s'éclaircit la voix avant de parler.
— Ce que l'on murmure fait grand bruit et cela me déplaît, commença-t-il, aussi j'ai décidé mademoiselle de Montgey, de vous conserver en votre place au service de ma cousine, cependant, je vous défends d'approcher Monseigneur sous aucun prétexte. La médisance nuit à un trop haut degré à l'image de la famille royale et je ne vous renvoie pas dans votre province, sur le seul motif que je sais l'attachement qu'éprouve Mademoiselle pour vous. En plus de votre service restreint en son particulier, j'ordonne que soit prouvée votre ascendance noble, puisqu'il semble y avoir une obscurité sur ce point, et de m'en rendre compte avant le cinquième jour de notre Grand Divertissement. Vous pouvez disposer.
La marquise de Montespan contemplait son chef-d'œuvre en silence.
Toute l'assemblée était plongée dans un grand choc, la reine et la Grande Mademoiselle étaient sidérées, celle-ci voyant ses intrigues tomber comme un château de carte.
Alors qu'elle avait presque réussi à sauver le Dauphin de l'influence néfaste de la marquise, tout était suspendu au fil de la grâce du roi... et voilà que son champion avait une aile brisée en la défaillance présumée de sa noblesse...
Quant à Édith, elle était figée sur son fauteuil et comprenait avec horreur que le fait que son siège fût en avant, la désignait comme animal de foire. Elle était exposée à la mésestime du roi et elle se sentait misérable, écrasée tel un insecte.
Le roi l'avait prise en grippe... Et le roi n'était pas connu pour son pardon, une fois la faute commise... S'il y a peu l'avenir s'éclairait, désormais une tempête se déchaînait contre elle...
Tremblante elle se leva et entendit à peine la voix de la marquise de Montespan qui vibrait en un écho vertigineux dans sa tête. Ses yeux cherchèrent Val-Griffon qui n'était plus là et ne fixèrent que du vide... Tout devint subitement flou, lointain...
— Madémoiselle de Montgey ? Oh moun Dieu des sels, vite !
Édith avait perdu connaissance.
GLOSSAIRE :
(1) Objet d'art, de luxe, de fantaisie, (bibelot, peinture, décor, meuble), venant de Chine ou réalisé en Occident selon le goût chinois, très en vogue au XVIIesiècle.
(2) Jamais.