Je dévisage Vincent, immobile, ignorant la conduite à adopter. Rose a beau continuer à parler, aucun de nous deux ne lui prêtons la moindre attention. Mon médecin fait un pas dans ma direction. Inconsciemment, je recule. Toutefois, ayant le mur dans mon dos, je ne parviens qu’à m’aplatir davantage contre. Mes émotions s’entrechoquent au fond de moi. Colère, haine, tromperie, peur, mais aussi tristesse et déception. Une grimace écorche les lèvres de mon ami tandis que ses yeux laissent transparaitre le plus grand désarroi. Aucun rejet d’affirmation. Sa réaction confirme ce que j’ai cru comprendre. Il est l’un des acteurs du Projet 66. Les craintes de Hans étaient donc belles et bien fondées et moi, trop naïve, j’ai refusé d’envisager cette possibilité. La morsure de la trahison n’en est que plus douloureuse. Vincent fait une nouvelle tentative d’approche.
- El…
En entendant le son de sa voix, je suis incapable de me contenir davantage.
- Je te faisais confiance ! hurlé-je.
L’instant d’après, je plaque ma paume sur ma bouche en me rappelant qu’il est sous-écoute. J’ai agi par réflexe et je le regrette. Pourquoi est-ce que j’essaye encore de le protéger ? Mon interlocuteur remarquant ma réaction soupire.
- Si c’est au micro que tu penses, inutile, j’ai tout inventé, m’avoue-t-il avant de rajouter. En revanche, évite de parler aussi fort, il y a des oreilles qui trainent dans les environs.
Loin de me calmer, ses paroles attisent l’inimitié qui ne cesse de grandir en moi. Mes mains se mettent à trembler.
- Pourquoi m’avoir menti ? m’exclamé-je en ignorant sa remarque.
Son regard s’assombrit.
- Pour te protéger.
- Me protéger ? répété-je incertaine. Mais de quoi ?
Il se tait. Le silence s’éternise. Je me lève brusquement et fonds sur lui pour l’empoigner par sa blouse blanche. Il ne fait rien pour m’arrêter.
- De quoi ? insisté-je.
- J’ai mes raisons, finit-il par lâcher en se dégageant.
Je le fixe perdue, incapable de réagir à ses propos.
- Tu te fiches de moi, dis-je dans un souffle.
J’espère qu’il va me sourire ironiquement comme à son habitude pour m’annoncer que ce n’était qu’une blague et qu’il n’a rien avoir avec tout ça mais c’est avec sérieux qu’il me répond :
- Jamais sur ce sujet.
Un fou rire hystérique me prend soudainement. Il me parle de protection alors que je dépéris dans ce trou à rat me demandant chaque instant si je vais pouvoir sortir vivante de cet enfer. Il me dit qu’il a ses raisons, mais qu’il refuse de me les dire. Je ne le savais pas porter sur l’humour. Mes poings se serrent. Quelle absurdité !
- Mais bien sûr ! m’exclamé-je. Tu as tes raisons !
Je recule avant de me plier en deux pour comprimer mes côtes de mes bras.
- Tu as tes raisons répété-je en hoquetant. Et me faire croupir ici, cela fait aussi parti de tes raisons ?
Je lui jette un regard en coin. Il n’a toujours pas bougé et reste stoïque sur le pas de la porte.
- Elena, calme-toi, me prit-il d’une voix posée.
Je ricane de plus belle.
- Et sinon quoi ? Tu vas appeler ces chiens de garde de Loïs et Enrik pour qu’ils me matent. Surtout, ne t’en prive pas, j’adore ça.
- Pourquoi ferais-je ça ? me demande-t-il sincèrement surpris. Je n’ai aucune envie d’agir de la sorte ou de te faire du mal.
- Tu y arrives pourtant très bien, relevé-je sarcastiquement.
Il soupire.
- Ça suffit, reprends-toi et laisse-moi t’expliquer.
Mon hilarité disparait aussi sec et seule la haine persiste.
- Il n’y a rien à expliquer ! craché-je. Tu n’es qu’un traitre. Tu m’as trahi. Tu nous as trahi Hans et moi. J’ai toujours trouvé cela étrange cette rapidité avec laquelle Tellin a repris connaissance juste après notre séparation, maintenant j’ai ma réponse !
Je le pointe d’un doigt accusateur.
- C’est toi qui l’as réveillé avant de l’envoyer à nos trousses, toi qui as causé notre perte !
Il se secoue la tête.
- Tu délires complètement. Je n’ai rien fait, il est revenu à lui avant que je ne puisse faire quoi que ce soit. Ne me reproche pas d’avoir voulu sauver ma peau en me disant de son côté. De toute façon, il savait que vous comptiez déserter.
Il fait un pas dans ma direction. Je fais de même en arrière.
- Tes excuses, tu peux te les garder ! Hans est mort, voilà la seule réalité qui m’importe.
Son masque de neutralité se fissure et il me fusille du regard. En deux enjambées, il est devant moi et la seconde d’après il m’empoigne sans douceur par les épaules.
- Parce que tu crois que je me réjouis de sa mort ? me demande-t-il furieux. Hans était mon ami et il comptait pour moi !
Ses doigts s’enfoncent douloureusement dans ma peau.
- Comment oses-tu imaginer un seul instant que j’ai désiré ça ? Tout ce que je voulais, c’était que vous ne reveniez jamais ici ! Trouver un remède pour qu’il guérisse était mon unique préoccupation. Vous voir vivre votre vie ensemble, vous voir vous aimer et voir vos enfants grandir étaient mon souhait le plus cher.
Sa voix se brise et son corps semble peser une tonne.
- Alors oui, je t’ai menti. J’ai toujours été un membre de la section médicale. J’ai participé à des expériences sur des humains. J’ai causé la mort de tant d’innocents. Voilà, c’est dit, tu es contente ? Mais, s’il te plait, Elena, ne m’accuse pas de ce que tu ignores. Pas toi ! Je n’ai jamais voulu ces crimes. Je ne les accepte pas et comme toi avec la section spéciale, j’y ai été contraint de force.
Ses paroles ne sont plus que murmure.
- Sauver les victimes du Projet est désormais mon unique raison de vivre. Toi au moins, Elena, tu peux me comprendre quand je te dis que j’essaye de me racheter par tous les moyens.
Une boule grossit au fond de ma gorge. Il a vrai sur un point. Ce désir de pardon, je ne le connais que trop. Pourtant… Je me dégage.
- Quand je suis venue requérir ton aide, tu m’as juré que tu n’avais rien avoir avec ça. J’ai mis ma vie et celle de Hans entre tes mains. Je me suis dévoilée à toi. Je t’ai fait confiance. Tu aurais pu faire de même, je l’aurais accepté et tu le sais. Alors, je te le redemande, Vincent : pourquoi m’avoir menti ce…
Je me tais soudain, car une atroce vérité s’est imposée dans mon esprit. Cela n’a pas échappé à mon interlocuteur qui pâlit légèrement. Je déglutis avant de reprendre d’une voix blanche :
- C’est parce que tu savais. Tu savais que j’étais un cobaye.
Ses yeux se ferment un instant avant de se rouvrir aussitôt.
- Oui, je le savais.
Étrangement, en entendant sa confession je ne ressens plus rien.
- C’est pour ça que tu m’as menti ?
Il hoche du menton, pourtant à mon grand étonnement, il rajoute :
- Entre autres.
Mon estomac se contracte.
- Parce que ce n’est pas tout ?
Il secoue la tête, navré. Tandis que mes doigts agrippent le tissu de mes vêtements, mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure. J’ai beau tenter de le nier, il m’est difficile de cacher que je suis terrifiée. J’attends qu’il poursuive, mais il se mure dans un silence insupportable. J’ouvre la bouche et c’est un ton désormais suppliant qui en sort.
- Parle-moi, j’ai besoin de savoir.
Ses traits se font peinés.
- Si cela ne tenait qu’à moi, je ne me retiendrais pas.
- Mais tu ne peux pas, complété-je à sa place. Pourquoi ?
- S’il te plait, Elena, n’insiste pas, me prie-t-il. C’est déjà assez compliqué comme ça.
- Vincent, toi tu dois savoir ça, qui suis-je ?
Depuis que Tellin m’a appris qu’il était fort probable que je sois née pour les expériences du Projet 66, je ne cesse de me demander à quoi a rimé ma vie jusqu’à maintenant. Pourquoi m’avoir dissimulé la vérité ? Pourquoi n’ai-je pas vécu la même existence que Rose ? Pourquoi ai-je été privilégiée et pas elle ? Est-ce parce que je suis la fille du maréchal ? Mais là aussi, je bloque. Il ne m’a jamais aimé. Pour lui, j’ai toujours été une déception, une honte, une erreur. Cela lui aurait posé tellement moins de problèmes de m’enfermer dès le départ ici. Allez deviner pourquoi il ne l’a pas fait. J’ai beau me torturer le cerveau, je ne trouve pas. Vincent me fixe sans rien dire, une expression indéchiffrable sur son visage.
- Celle que tu as toujours été. Tu es et restes Elena. Crois-moi, c’est sans doute hypocrite de ma part, mais en refusant de te transmettre ce que je sais, je prends la meilleure décision. Cela ne t’apporterait rien de bon.
C’est ce que j’affirmais aussi quand je m’interdisais de révéler quoi que ce soit à Hans sur la section médicale ou à Isis sur la base. Je faisais ça pour les protéger. J’ai finalement parlé à Hans. Cela a causé sa perte et pourtant je ne regrette rien. Je n’ai rien dit à Isis et je n’ai que des remords. Pourquoi ? Parce que si nous avons échoué mon compagnon et moi, cela n’est dû qu’à un mauvais concours de circonstances, alors qu’avec Isis, je ne l’ai jamais considéré autrement que comme un être fragile, sans défense, incapable de survivre dans ce monde par elle-même. Je l’ai laissé dans l’ignorance en me persuadant que c’était « la meilleure décision » comme l’affirme Vincent et en fin de compte je n’ai réalisé que trop tard qu’en agissant de la sorte je ne la protégeais en rien. Comment reconnaitre un danger si on l’ignore ? Je me rapproche de mon interlocuteur et demande dans un murmure :
- S’il te plait, Vincent, dis-moi au moins la vérité sur un point. De quel côté es-tu ?
- Du tien, me répond-il sans ciller.
Il semble si sincère et malgré ça je doute. C’est avec difficulté que je parviens à mettre en sourdine cette crainte qui ne me quitte plus depuis que Rose a nommé Vincent. Je ne lui fais pas confiance, toutefois, j’ai besoin d’un allié pour survivre ici. Je ne peux pas me permettre de perdre ce soutien, surtout maintenant. Cependant, malgré les appréhensions qui persistent, je garde un mince espoir vis-à-vis de mon médecin. Je ne peux pas croire que tout cela n’est que mensonge et que ses inquiétudes me concernant n’étaient que comédie.
- Fais-moi une promesse, dis-je dans un souffle. Si un jour, nous quittons cet endroit, tu me diras ton secret ?
Je le vois retenir une grimace avant de retrouver une certaine neutralité.
- Me fais-tu confiance ?
Décidément, je n’aime pas qu’il dévie mes questions. Malgré ça, je passe outre ma contrariété et lui réponds avec gravité.
- Non.
Nos regards se croisent et je rajoute :
- Mais il ne tient qu’à toi de la regagner.
Il me fait un pauvre sourire, puis empoigne son calepin pour rédiger quelque chose à la hâte dessus. L’instant d’après, il me le met sous les yeux. Je vais te sortir de là et je te dirais tout. À peine ai-je eu le temps de déchiffrer son écriture qu’il arrache la feuille et l’avale.
- Je vais devoir te laisser, déclare-t-il après avoir dégluti. Ils risquent de s’interroger si je reste davantage.
Je l’attrape par la manche. Il y a un dernier point que je souhaiterais aborder avec lui. Il me fixe surpris en attendant la suite.
- Je sais que ça n’a plus d’importance, mais qu’as-tu injecté à Hans avant notre fuite ?
Ses doigts se posent sur les miens et il les pressent légèrement.
- Le résultat le plus aboutit de mes recherches, m’informe-t-il. Ce n’est pas le remède, toutefois il était censé espacer les crises et ralentir la progression du mal.
- Il en a pourtant fait une juste après, relevé-je.
- Le produit n’était pas en cause. Il était trop tôt pour avoir des effets, mais ses analyses sanguines m’ont prouvé que j’étais sur la bonne voie.
Il rompt le contact entre nous.
- Je dois vraiment y aller. J’essaye de revenir très vite, d’ici là ne perds pas espoir.
Je n’ai pas le temps de rajouter quoi que ce soit qu’il ferme la porte de ma cellule. Toutefois, au lieu de s’éloigner, il s’adresse à Rose.
- Désolé de t’avoir ignoré, Rosie.
- Je suis contente de te voir, pourquoi Elena t’en veut ?
- Secret, petite curieuse, mais promets-moi de ne rien dire.
Je suis étonnée par le ton très doux qu’emploie mon ami. Il est facile de deviner que ma voisine compte beaucoup pour lui et qu’il est sincère avec elle.
- Promis.
- On fait le serment ?
- On fait le serment !
Intriguée, je m’accroupis et relève discrètement la trappe. Rose a sorti son bras et son auriculaire à entourer celui de Vincent.
- Juré, murmurent-ils en chœur.
Après un dernier sourire complice, mon médecin se lève et nous quitte pour de bon. Je ferme ma trappe avant que Rose ne me remarque. J’ai besoin de temps avant de pouvoir lui reparler. J’ignore pourquoi mon cœur est étrangement serré. L’évidence m’apparait peu à peu et l’amertume me gagne. Même si Vincent me prouve sa sincérité, plus rien ne sera comme avant, mais l’accepter m’est impossible.