Chapitre 24 : Est-ce que cette chose là a changé ?

Nous traversâmes la foule tant bien que mal. Un garçon manqua de me renverser de la bière dessus, je me décalai et la boisson atterrit sur une fille à côté de moi. Des gens avaient formé une ronde et chantaient à tue tête. Des couples dansaient beaucoup trop proches. D’autre étaient juste… beaucoup proches. 

        Ether nous fraya un passage jusqu’à un endroit pas trop bondé. Elle ne lâcha pas ma main et se mit à danser au rythme de la musique. 

       Sa silhouette gracieuse se mouvait avec agilité, captant les éclats des lumières stroboscopiques pour créer un spectacle hypnotique, comme une cascade d'énergie maîtrisée. Les jeux de lumière soulignaient ses mouvements, révélant la grâce de ses bras qui ondulaient dans l'air électrique. Ses cheveux sombres, éclairés par les lumières éclatantes, s'agitaient autour d'elle comme une aura magnétique. Et les reflets dans ses yeux verts semblaient danser en harmonie avec les pulsations de la musique, ajoutant une intensité vibrante à son regard.

         Elle remua les sourcils, m’invitant à l’imiter. Je pinçai les lèvres, peu encline.

        Elle éclata de rire et se rapprocha de moi. Notre proximité me sembla trop immodérée et je fis un pas en arrière. Elle me tira en avant et plaça sa main derrière mon dos en nous faisant tourbillonner au rythme de la musique.

        Dire que je dansais était un bien grand mot. Ether fit tout le boulot, et je n’eus pas voix au chapitre.

 

        Quelques minutes étaient passées, et même si j’étais un peu moins tendue, je ne pouvais m’empêcher de jeter des coups d’œil suspects à notre entourage et à la porte d’entrée. Comme Cirrus avait décidé que nous ne risquions rien, j’avais pensé que Cosmo aurait pu le raisonner et le pousser à rentrer. Mais il n’en fit rien. À la place, il me dit que nous étions en sécurité parce que jamais cette espèce de secte ne se risquerait à frapper dans un endroit aussi bondé. La logique se tenait. Mais je voulais tout de même rentrer. Rester ici était une perte de temps.

        Je m’entendis penser, et…

        … Très bien. J’étais peut-être coincée.

        La nausée me reprit tandis qu’Ether s’élançait à pleine vitesse. Le jour n’était franchement pas bien choisi pour danser sur du R&B.

        Je déglutis avec peine en tentant de suivre son rythme effréné. 

        Trois morceaux plus tard, elle consentit enfin à me lâcher. Je quittai la piste de danse en prétextant une envie pressante. Heureusement, elle ne me suivit pas. J’avais entendu dire que les filles avaient l’habitude de s’accompagner au petit coin. Drôle d’habitude.

        J’ouvris la porte d’une cabine et mon estomac se tordit à nouveau. Je me penchai au dessus des toilettes aux couleurs peu naturelles, la bouche pleine de salive. Quand rien ne vint, je me laissai tomber au sol et m’adossai à la portière.

        La musique assourdissante me faisait vriller le cerveau. Je fermai les yeux quelques instants et près un moment, je sentis des coups venant de la portière d’à côté. Il me sembla entendre quelqu’un parler.

        — Qu’est-ce que tu dis ? criai-je.

        Une main passa par-dessus la cabine et me tendit une boîte.

       Je fronçai les sourcils.

        — Prends ça, l’entendis-je difficilement me dire. Tu te sentiras mieux.

        Je pris la boite. De l’Emétroxaline. Un médicament assez courant contre la nausée. En temps normal, je n’aurais pas pris un médoc proposé par une inconnue dans les toilettes d’un bar suspect. Mais je m’étais faite empoisonnée deux fois déjà, pourquoi lutter contre la troisième. Je pris deux comprimés et lui rendis sa boîte par-dessus la cabine.

        Je bus une gorgée d’eau du lavabo et avalai les deux comprimés. Advienne que pourra.

        En levant les yeux, je remarquai que mon reflet n’avait rien de flatteur. D’abord, les lumières  chaudes du bar me donnaient un teint plus pâle que celui d'une vieille poupée de porcelaine ébréchée. J’avais l’air débraillée et en sueur, mes paupières semblaient vouloir se fermer de leur propre chef et mes cheveux étaient dans un état lamentable. Je posai mes mains de part et d’autre du lavabo et fixai le drain rouillé.

        Tout ça pour quoi ? 

        La porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaître une Ether paniquée.

        — Jaïna ! appela-t-elle en s’approchant. Tout va bien ? Tu mettais du temps et… Désolée, j’avais oublié que tu n’étais pas forcément en état de…

        Je secouai la tête.

        — Juste un coup de mou, ne t’en fais pas.

        — Cosmo et Cirrus sont sûrement partis, on devrait rentrer se préparer pour demain. Et se reposer, ajouta-t-elle à mon intention.

        Je hochai la tête.

        — Est-ce qu’ils ont dit où on devait se rejoindre ? demandai-je en allant vers la porte.

        — Près du vieux port. On se rendra ensuite aux ruines de Wat quelque chose.       

        Je hochai la tête et nous sortîmes des toilettes. En traversant la piste de danse, plusieurs garçons s’étaient mis sur le chemin d’Ether, se dandinant en l’invitant à les suivre. Elle ne leur jeta pas un regard. Même son habituel sourire forcé s’était fait la malle. 

        En sortant, nous poussâmes un soupir.

        — Ce n’était pas vraiment la soirée à laquelle je m’attendais, commenta Ether en nous éloignant du bar.

        — Merci Cirrus, marmonnai-je.

        Le bar était situé sur les hauteurs de la cité, et devant moi, Sumeru s'étendait dans une mélodie de lumières tamisées. Les bâtiments délabrés, témoins du passage implacable du temps, projetaient des ombres déformées qui dansaient sur les ruelles pavées. La lune, un disque argenté, trônait au-dessus de cette scène urbaine fatiguée. Des nuages, gonflés et éthérés, glissaient silencieusement, voilant par moments sa lueur. C'était une vision différente, un mélange de mélancolie et de beauté décrépite qui caractérisait la cité la nuit.

        Je m'immergeai dans cette atmosphère. Il fallait l’admettre : C’était tellement beau que ça me faisait presque oublier mes nausées et mes articulations frémissantes. Depuis que nous nous étions enfuies, j’avais pu voir de magnifiques paysages — dont je n’aurais jamais prêté attention auparavant, il fallait être honnête. Malgré l’urgence de notre situation, il y avait quelques avantages. 

        Je sentis le regard d’Ether se poser sur moi.

        — Alors… La prison ne te manque pas ?

        Je la regardai en levant un sourcil.

        — D’où est-ce que ça sort, ça ?

        Elle haussa les épaules en regardant au loin.

        — Une impression.

        Je contemplai une nouvelle fois les paysages de Sumeru en grimaçant lorsque je sentis mon pouls pulser sur ma tempe. 

        — Quand j’ai appris que je sortais, commençai-je en me massant le crâne pour apaiser mon début de migraine. Je n’en ai pas été emballée. Et quand je t’ai rencontrée et que j’ai su que ma libération était un paiement anticipé, ça m’a été égal. À ce moment là, je ne voyais aucun intérêt à ma sortie.

        La brise me fit frissonner tandis que nous descendions une pente escarpée dont les escaliers ne faisaient plus qu’un semblant d’acte de présence.

        — Que ce soit parce que j’ai toujours été quelqu’un de renfermé ou non, je ne comprenais pas l’engouement de mon entourage pour la plupart des choses. Je n'avais aucune idée de pourquoi ils riaient ou pourquoi ils étaient heureux. Alors, je me demandais parfois… Si je devais continuer de vivre juste parce que je respirais, ou si le fait que je respire était déjà un but en soi.  Après tout, j’étais là juste parce que j’étais en vie. Je n’avais aucun rêve en particulier. Donc je me suis trouvée la seule attache que je pensais à ma portée, et c’était mon travail. Alors j’ai tout donné. 

       Ether m’écoutait sans dire un mot. Je ne la voyais pas. Peut-être même qu’elle regardait ailleurs. Mais je savais que j’avais toute son attention.

       — Mais je me rends compte aujourd’hui que c’était aussi mon frein. J’avais fait ça parce que c’était ce que tout le monde attendait de moi. Mais finalement, répondre aux attentes des autres ne devrait pas se faire au détriment de son propre bien-être. Cet objectif auquel je me suis donnée corps et âme n’était peut-être pas la finalité dont j’avais besoin. Il fallait peut-être juste que je dévie du chemin pour retirer ces œillères qui me cachaient la vue.

        — Et tu l’as trouvée, cette autre finalité ? me demanda-t-elle.

        Je levai le visage vers le ciel dégagé et laissai la brise caresser ma peau. Je sentais mes nausées s’apaiser.

       — Pas encore. Mais je suis sur la bonne voie.

       — Alors, cette soirée n’a pas été inutile ?

        Je la regardai. Elle esquissa un sourire en coin.

        — …Si, avouai-je.

        Elle ricana en tournant à l’angle d’une ruelle mal éclairée.

        Pour ma défense, nous étions pourchassées et avions plein de choses à faire. Ce n’était juste pas le moment. 

         … D’accord. Même si ça l’avait été, je n’aurais pas aimé. 

        — Chacun son truc, me défendis-je.

        Elle hocha vigoureusement la tête.

        — Et c’est quoi, ton truc ?

        Je réfléchis quelques instants.

        — Lire. Et regarder la télévision. 

        — Tu lis beaucoup ? demanda-t-elle, le regard pétillant.

        — Quand j’ai le temps. (Je la regardai et ajoutai :) J’aime bien le bit-lit. Enfin, celui de l’ancien monde.

        — C’est vrai ?! s’écria-t-elle. Alors tu as lu Vampire Academy ?

        Je hochai la tête.

        — C’est un classique.

        Nous passâmes un petit portail qui donnait sur l’extérieur de la cité. Ether me dégagea le chemin.

        — Je l’ai commencé il n’y a pas longtemps, avoua-t-elle. J’en suis au deuxième tome.

        Je fronçai les sourcils en essayant de me remémorer les évènements.

        — Celui de l’arrivée de Tasha et d’Adrian ? 

        — C’est ça, fit-elle en claquant les doigts. J’adore les triangles amoureux ! Ça me fait ressentir un genre d’excitation pressée. Enfin, uniquement quand la protagoniste finit avec la personne que je préfère. 

        Je secouai la tête et clignai des yeux pour tenter de rester concentrée.

        — Il n’y a pas de doute quant au couple Endgame, ici.

        Elle croisa les bras en grimaçant de froid.

        — Laisse-moi rêver, geint-elle. Brise pas mes espoirs de dramas.

        — Je n’aime pas les dramas, avouai-je.

        — Et je suppose que tu préfères les fins heureuses aux fins tristes où tout le monde meurt ?

        Je la regardai, perplexe.

        — Bah, oui ?

        Elle plaisantait mais en me voyant elle écarquilla les yeux.

        — Sérieux ? Mais c’est chiant à mourir.

        Je secouai la tête.

        — Qu’est-ce qu’il y a de chiant là-dedans ?

        Elle haussa les épaules.

        — C’est plat et ennuyeux. 

        Je souris.

        — Tu m’étonnes que tu aimes les triangles amoureux. 

        — Ça rajoute du piquant. Et toi, tu es trop fleur bleue.

        — Je ne suis pas fleur bleue. Et, tu ne dirais pas ça si ça t’arrivait…(Je me tus.) Ça t’est déjà arrivé ?

        Elle agita les mains.

        — Oula, non. Je parle uniquement d’univers fictif. J’ai bien assez de drames comme ça dans la vie. 

        Elle trifouilla dans son sac en bandoulière et sortit une gourde avant de prendre une gorgée d’eau.

        — Comme je n’arrive pas encore à en rire, je me moque de ceux des autres, reprit-elle en refermant la gourde. Des drames fictifs, toujours. Sinon, je passe pour un monstre.

        Elle me tendit la gourde et je l’acceptai.

        Un silence s’installa pendant que nous avançions dans l’obscurité. Elle se massa le menton, réfléchissant à un sujet de conversation.

        — Tu sortirais avec Cirrus ?

        Je m’étouffai. 

        — Quoi ? 

        Pourquoi tout le monde, tout le monde, me posait ce genre de questions ?

        — Tu t’entends bien avec lui, lâcha-t-elle avec un sourire.

        Je levai les yeux au ciel en refermant la gourde.

        — Ce n’est pas mon genre.

        Elle ricana.

        — Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demandai-je en lui rendant la gourde.

        — " Ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse ".

        — Hein ? fis-je.

        — C’est ce que tu m’avais répondu quand ce gros porc d’Ilbert nous avait draguées devant le stand de churros, expliqua-t-elle avec un sourire en coin.

        — Ah.

        Ether m’avait répondu l’avoir repoussé parce qu’il n’était pas son type. Lorsqu’elle m’avait retourné la question, j’avais déclaré que ce n’était pas quelque chose qui m’intéressait. 

       Je la regardai du coin de l’œil. Les rayons lunaires éclairaient son teint d’ivoire.

        — Certaines choses ont changées, confiai-je distraitement en sentant mes paupières s’alourdir de plus en plus. 

        — C’est vrai.

        Après quelques minutes de marche,  nous arrivons près de la ferme de Sackarias et Chelsea. De là où nous étions, nous pouvions voir l’étendue de leurs terres. Ce serait sympa si les chouettes décidaient de quitter Vargues comme l’avaient fait les Anarchistes pour s’installer dans un endroit pareil. Ether aimerait sûrement, aussi. Et je suis persuadée qu’ils l’accepteraient après un moment.

        Je m’apprêtai à descendre la pente lorsqu’Ether s’arrêta.

        — Est-ce que cette chose là a changé ? demanda-t-elle.

       Je me retournai vers elle et fronçai les sourcils en tentant de me souvenir de notre sujet de conversation.

        — Tout à l’heure, commença-t-elle en prenant un inspiration. Tu as dit qu’il y avait des choses qui te dépassaient parce que tu ne prenais pas le temps de les voir et qu’aujourd’hui, tu voulais commencer à vivre pour toi. 

        — Oui, j’ai dit ça, répondis-je doucement.

        — Alors, aujourd’hui, est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse ? 

        Elle me demanda ça en gardant un air parfaitement impassible, même le ton de sa voix avait été maîtrisé. Alors je ne sais pas si c’était l’ambiance ou le sujet de conversation, ou tout simplement les paroles de Jesca qui me revenaient en tête, mais mon cœur se mit à battre frénétiquement.

        — Et toi ? Pourquoi ma réponse t’intéresse ? demandai-je en la scrutant.

        Elle sourit légèrement en me regardant du coin de l’œil, une main au dessus de l’oreille empêchant le vent de balayer ses longs cheveux bruns.

         — Par curiosité.

         Je souris à mon tour en baissant légèrement les paupières.

        — Drôle de curiosité, répliquai-je.

        — Tu es quelqu’un de mystérieux.

        — Ce n’est pas la pire chose qu’on m’ait dite.

        — Et c’était quoi la meilleure ? demanda-t-elle une lueur taquine dansant dans ses yeux.

        Je pouffai sans m’en rendre compte.

        — Que j’étais quelqu’un de mystérieux.

        Elle ricana.

        — Je t’ai déjà dit mieux que ça, répondit-elle.

        — Par exemple ? 

        — Que tu étais belle, fit-elle.

        Je détournai le regard du sien, insistant, en sentant un fourmillement sur mes joues.

        — Et toi, aveugle.

        — Ce n’est pas la pire chose qu’on m’ait dite, répéta-t-elle avec un beau sourire.

       Dire que j’étais mal à l’aise était un euphémisme. Mais ce n’était un genre de malaise négatif. J’étais plus… Comment on dit déjà ? Intimidée.

        Je pris une profonde inspiration en tentant de reprendre mes esprits. Après tout, je n’avais aucune raison d’être prise de court. Nous ne faisions que discuter, comme d’habitude. 

         — Ma réponse n’a pas changé, répondis-je en me détournant. Ce n’est toujours pas quelque chose qui m’intéresse.

        Je fis quelques pas et lançai par-dessus mon épaule.

        — Pour l’instant. 

        Et je repris mon chemin.

       

 

 

        

        

        Le lendemain matin, l’ambiance semblait un peu tendue. Mais j’allais mieux que la veille. Je n’arrivais pas à croire que j’avais accepté les pilules de quelqu’un dans les toilettes miteuses d’un bar clandestin. J’essayais de me mettre… à la place de la moi d’hier pour comprendre ce qui m’était passé par la tête, mais je ne comprenais décidément pas comment les rouages de mon cerveau s’étaient actionnés.

      J’étais au salon en train d’aider Chelsea qui vantait les mérites de sa tarte aux noix de pécan pendant que Sackarias tentait de convaincre Jesca, affalée sur le fauteuil bergère avec Angela, de venir nous aider à débarrasser la table à manger. Vanessa et Ether avaient disparu quelque part sous la pluie.

        — Si je me lève, c’est toi qui t’occupera d’Angie ? fit-elle en levant un sourcil.

        Sackarias la regarda, incrédule.

        — Où est le problème, si c’est moi qui m’occupe de cette petite ?

        — Toi ? De cette petite fille ?

        — Insolente ! s’exclama-t-il. Qui s’occupait de toi, à son âge ?

        Jesca leva les yeux au ciel pendant qu’Angela les regardait tour à tour.

        — Euh, je ne sais pas, maman peut-être ?

        Chelsea pouffa à côté de moi en me tendant les assiettes à débarrasser.

        — Ta mère, ha ! Et qu’est-ce que je faisais pendant ce temps-là, toi qui sait tout ? 

        Jesca fit mine de réfléchir pendant que je me dirigeais vers la cuisine.

        — Tu cherchais sûrement quelqu’un sur qui aboyer en faisant semblant d’être occupé pour esquiver les tâches ménagères ?

        Je haussai les sourcils en déposant les assiettes dans l’évier. Je versai un peu de liquide-vaisselle sur l’éponge et commençai à nettoyer en m’efforçant de ne pas écouter aux portes. Ce qui était plutôt compliqué étant donné qu’ils braillaient à la mort. Je me sentais un peu coupable de me dire que l’humeur massacrante de Jesca était peut-être en partie ma faute.

        — Tu as passé ces deux derniers jours enfermée dans ta chambre et à présent que tu te décides enfin à descendre, tu te mets à jouer la petite duchesse ? la sermonna Sackarias qui n’avait plus l’air de plaisanter.

        J’entendis Chelsea leur murmurer quelque chose et le fauteuil grinça. Après un soupir exaspéré, le parquet de la cuisine craqua.

        — Tu peux essuyer les assiettes, dis-je sans me retourner à Jesca en en déposant une dans l’égouttoir.

        Elle obéit et, sans me regarder, les rangea dans les placards au-dessus de nous.

         — Tu ferais n’importe quoi pour bien de faire voir, hein, marmonna-t-elle. 

        Je lui jetai un regard en claquant la langue.

         — Tes parents m’accueillent généreusement, répliquai-je. Je ne vais pas rester affalée sur un fauteuil. 

        Elle tapa du plat de la main sur le plan de travail en nous éclaboussant.

         — Je n’étais pas… Tss, peu importe, lâcha-t-elle. 

        J’essuyai les gouttes d’eau qui perlaient sur mon visage du dos de la main pendant que le robinet coulait. Jesca le ferma et se tourna vers moi.

        Je la dévisageai. Qu’est-ce qu’elle me voulait, encore…

        — Tu vas continuer à être comme ça encore longtemps ? dit-elle sèchement.

        — Je te demande pardon ? répondis-je en levant un sourcil.

        — J’ai l’impression que tu m’évites, fit-elle. Comme si je t’avais fait quelque chose que tu n’osais pas me reprocher.

        Je la regardai, incrédule. Elle me faisait une crise de paranoïa aïgue ? À cet instant précis,   à la regarder les mains sur les hanches, les sourcils froncés, j’avais franchement l’impression de faire face à une enfant capricieuse qui exigeait énormément d’attention.

        — Non, Jesca. Je ne t’évite pas.

        J’ouvris à nouveau le robinet mais elle le referma.

        — On dirait, pourtant, insista-t-elle en rapprochant son visage.

        Pour l’amour de Dieu, qu’on me sorte de là. Où était Ether quand on avait besoin d’elle. Au moins, si elle se montrait, l’attention — et les reproches — de Jesca se redirigeraient vers quelqu’un d’autre. Ce n’était pas très courageux comme tactique, mais il était encore trop tôt pour des prises de bec. J’arrivais à peine à garder les yeux ouverts. 

        Je rouvris le robinet. C’était la dernière fois que je restais dehors aussi tard pour des futilités pareilles.

        Elle ne lâcha pas l’affaire.

        — Si tu es en colère, je préférerais simplement que tu me le dises. Parce que je te jure que quand te vois comme ça essayer de le garder pour toi c’est—

        — Je viens de te dire que je ne l’étais pas, m’exclamai-je sèchement. 

        Elle me regarda à nouveau avec ces yeux de biches blessée et je m’efforçai de ne pas lever les yeux au ciel. Oui, il était encore tôt pour que je fasse semblant de prendre sur moi.

         — Je croyais que c’était toi qui l’étais. C’est peut-être pour ça que j’avais l’air bizarre, lançai-je sans en penser un seul mot.

        Elle secoua la tête.

        — Je n’étais pas en colère, dit-elle. Blessée, oui. Inquiète, évidemment. Je pensais que mon avis avait un peu plus d’importance pour toi. 

        Pourquoi est-ce qu’il en aurait ? 

        C’est ce que j’aurais répondu dans d’autres circonstances. Et si ses parents ne nous hébergeaient pas. Et si je n’avais pas développé un minimum de tact.

        Je n’avais rien contre Jesca. C’était juste que je commençais à la trouver de plus en plus suspecte. D’abord sa haine injustifiée pour Ether qui l’avait poussée à se ficher complètement de son sort. Et puis maintenant son "Je pensais que mon avis avait un peu plus d’importance pour toi.". On se connaissait depuis, quoi, cinq minutes ? 

        J’exagérais peut-être un peu et j’étais plutôt dure, je le sais. Mais je trouvais ça sidérant de m’en vouloir parce que je n’avais pas accepté son idée de laisser quelqu’un mourir.

        — L’importance n’était pas le problème, lui dis-je en reprenant la vaisselle. Le problème c’est ce que tu proposais. Tu voulais que je laisse tomber Ether, et pourquoi ? Parce que tu ne l’aimes pas. Et tu penses que je vais me contenter de cette simple raison pour obéir ? Parce que ton avis doit avoir un peu plus "d’importance" ? Selon quels critères ?

        Elle se raidit. Je la vis serrer la mâchoire et, encore une fois, se vexer avant de s'en aller.

       Je ramassai une des cuillères qu’elle n’avait pas essuyées et l’entendis lancer depuis la porte.

        — Cette fille est la mort, elle te tuera, lâcha-t-elle. Je l’ai vu, et je ne resterai plus sans rien faire.

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