Chapitre 24 : Hadjira – Malika -  Enfantement

Hadjira buvait les paroles de Cri qui lui racontait sa vie et celle de ses frères. Après s’être fait mordre par des singes, Cri s’était nourri du sang d’un de ses frères qui lui-même s’était repu de deux autres. Ensemble, ils avaient exterminé tous les autres. Malgré son envie d’être seul, Cri s’était retrouvé incapable de tuer l’ancien. Par amour, Da avait transformé Ka puis Po s’était trouvé une africaine nommée Oumou.

- Nous avions décidé de nous rencontrer à chaque super lune de sang afin de garder le contact, papoter, apprendre les nouveautés découvertes par chacun, mettre en commun nos connaissances. Un jour, Da et Ka sont apparus mais Ba a tiqué. Il a dit qu’il ressentait Ka comme étant son petit. De plus, Ka était visiblement amoureuse de Da mais pas l’inverse. Ka a commencé à nous expliquer que « Ka » avait fait une formidable découverte. C’était bizarre qu’elle parle d’elle-même à la troisième personne. Ka a expliqué que c’était parce qu’il était Da et à ce moment-là, tout son corps s’est modifié pour devenir celui de Da. À ses côtés, Da est devenu Ka.

- Je peux changer d’apparence ? Je peux redevenir jeune ?

- Tu pourras être qui tu veux, quand tu seras au contrôle, répéta Cri sans s’agacer.

Hadjira réalisa une petite danse de la joie, faisant sourire Cri.

- Je ne te l’ai pas dis mais Ka proposait une peau pâle, des cheveux couleur des blé et des yeux d’un bleu profond. Elle vivait dans un clan de femmes à la peau noire.

Hadjira grimaça.

- Elle avait été rejetée toute sa vie à cause de ça. Aucun homme ne voulait d’elle. Da avait été le seul à s’intéresser à elle.

- Ka l’aime en retour ? demanda Hadjira, émue.

- Pas avec la même intensité mais oui, elle l’aime. Ils forment un couple très uni. Tout le contraire d’Oumou et Po. Oumou ne peut pas voir Po en peinture. Elle s’éloigne de lui dès qu’elle le peut. Elle a vite appris à se contrôler afin de pouvoir lui fausser compagnie. Cet éloignement rend Po très malheureux. Il passe beaucoup de temps assis à ne rien faire… à penser. Il ne va pas bien.

Hadjira en fut navrée pour lui.

- Pourquoi Oumou fuit-elle Po ? Je ne t’aime pas mais je n’ai aucune envie de te fuir non plus, précisa Hadjira.

- Po ne nous a présenté Oumou qu’une fois celle-ci au contrôle. Avant cela, il nous a annoncé être en sine condicione. Il nous a demandé l’autorisation de la transformer mais sans nous offrir la possibilité de la rencontrer. De ce fait, j’ignore tout de sa vie humaine, de l’origine de leur interaction.

- Tu ne lui as jamais proposé de t’en parler ?

- Oumou n’est pas du genre bavarde. Elle nous fuit, tous. Lèvres pincées, sourire figé, stature droite, elle annonce sa volonté qu’on lui fiche la paix.

Hadjira fit la moue. Elle n’était pas impatiente de rencontrer cette Oumou. Cri poursuivit :

- Mais bref, Ka était différente physiquement. Ses premiers pas d’Aar n’ont pas été fantastiques. Elle ne parvenait pas à chasser discrètement. Comment faire quand on attire autant l’attention ? Alors qu’elle venait de rater une chasse, Ka a senti son corps changer. Le prédateur venait de s’adapter. Sa peau avait bruni d’un coup. Toute son apparence venait de se transformer. Sauf que Ka adorait son identité. Elle aimait cette différence que Da lui avait appris à s’approprier comme une force. Elle a repoussé ce changement de toutes ses forces et elle est redevenue elle-même.

- Il suffit de le vouloir ?

- Vraiment très fort, ricana Cri. Laisse-toi le temps, ma bien-aimée !

Hadjira explosa de rire. Décidément, elle n’arrivait pas à s’en empêcher. Il lui semblait redevenir une petite fille.

- Da demanda à Ba s’il pouvait expliquer que malgré le changement d’apparence, il aimait toujours Ka. Ba fut incapable de trouver une raison. Nous appelâmes ce sentiment persistant « sine condicione » qui signifie « sans condition ».

- Tu ressens le sine condicione pour moi, c’est ça ?

- Oui, valida Cri. Ba l’a ressenti après Po. Ça lui a causé de sérieux maux de tête et il n’est plus que l’ombre de lui-même depuis.

- Po lui a refusé le droit de la transformer ?

- Le, la contra Cri. Son sine condicione est un homme, un mec, un soldat de base nommé Kol. Là où Ba est réfléchi et posé, Kol fonce dans le tas et saute partout comme un cabri.

- Ba aime les hommes ?

- Ba est comme tous les Aars. Le sexe du partenaire n’a aucune importance. Ceci dit, depuis que mes frères sont en sine condicione, ils n’ont plus d’yeux que pour leur âme sœur.

Ba ne partageait donc plus d’intimité avec des femmes. Hadjira s’en trouva peiné pour ses futurs frères. Entre Oumou et Po qui ne pouvaient pas se voir en peinture et Ba amoureux d’un homme bien que préférant les femmes, ce groupe semblait fissuré. Elle se souvint de se rapprocher de Da et de Ka, les seuls êtres à peu près harmonieux de l’ensemble.

- Mais pas toi. Tu m’as dit que tu ne m’offrirai pas l’exclusivité, se rappela Hadjira.

- Je te le confirme. Je t’aime mais ça ne m’empêchera pas de baiser avec d’autres.

- Ça me va. Je ne t’aime pas comme ça, mais te savoir heureux m’importe.

- Tu m’en vois comblé.

Hadjira ronronna de joie. Elle aimait tant le voir sourire !

 

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Dans la pièce centrale d’un ancien temple en pierre aujourd’hui inutilisé, Hadjira découvrit, sans surprise, un homme à la peau pâle et aux yeux en amande : Po. De l’autre côté de la pièce, très loin, se tenait une grande femme mince à la peau noire. Ses cheveux bouclés encadraient son visage dur : Oumou. Po fixait l’africaine sans ciller. Cette attitude dérangea Hadjira. Non pas qu’il n’eut pas le droit de la regarder, mais quelque chose dans son regard, dans son attitude… Il donnait l’impression de vouloir la posséder, l’enfermer, la manger. Hadjira admira l’impassibilité d’Oumou. À sa place, elle serait allée confronter l’impudent pour lui signifier de montrer un peu plus de discrétion. Oumou n’en avait probablement pas les moyens. Po était non seulement son mentor, mais également le chef du groupe.

Un couple d’amant à la peau blanche, aux cheveux blonds et aux yeux bleus se tenaient par la main : Da et Ka. Ils se dévoraient mutuellement des yeux et bavardaient gaiement, mettant au point la prochaine fête des fleurs, se mettant d’accord sur les invités, la décoration, l’emplacement. Ils finissaient les phrases de l’autre dans une harmonie mielleuse mignonne. Hadjira se demande toutefois combien de temps elle tiendrait face à un tel déferlement de roses et de meringue. Elle comprit surtout qu’elle ne parviendrait jamais à s’introduire dans ce couple fermé. Ils vivaient l’un pour l’autre. Toute tentative de pénétration serait vouée à l’échec.

Un homme aux cheveux poivre et sel scrutait un barbare. Hadjira ne voyait pas bien comment mieux classer le molosse bronzé aux muscles saillants dont la lame effilée d’une hache à deux mains dépassait au-dessus de sa tête. Ba observant Kol, sans aucun doute. Dès que Ba se rendit compte qu’Hadjira avait capté son regard vers son sine condicione, Ba détourna le regard, comme honteux d’avoir été pris en flagrant délit. Hadjira en fut peiné pour lui. Elle ne le jugeait pas. Il avait le droit d’aimer qui il voulait ! Elle aurait aimé le prendre dans ses bras pour le rassurer ou lui dire tout son respect.

- Ma bien-aimée est prête, annonça Cri.

- Excellente nouvelle ! s’exclama Ba en souriant à Hadjira.

Ses yeux ne relayèrent pas le mouvement de ses lèvres.

- Bienvenue, lança Ka.

- Elle doit passer les épreuves, gronda Po.

- Si Cri la dit prête, c’est qu’elle l’est, répliqua Ba. Remettrais-tu sa parole en doute ?

- Non, mais je crois ce que je vois, cingla Po. Prouve-nous tes compétences.

Hadjira s’y plia de bonne grâce, changeant d’apparence pour paraître humaine, charma une proie, la fit ressentir les émotions demandées, pour enfin la mordre sans la tuer ni la transformer. Po valida mais les dents serrées et la gorge nouée. Cela semblait lui arracher la gueule. Pourquoi une telle animosité ? se demanda Hadjira.

- Ma bien-aimée souhaite apporter une précision. Ma douce ? proposa Chris.

Les Aars se tournèrent vers elle, surpris. Qu’est-ce que la petite dernière pouvait bien avoir à dire ?

- Je souhaite me débarrasser de mon prénom humain pour me nommer désormais Malika.

- Très joli ! s’enthousiasma Ka.

- Grand bien te fasse, ronchonna Po.

- Ça faisait longtemps que je voulais changer aussi, s’exclama Ka. Ça sera Caly.

- Super ! ironisa Po.

- Et moi David, dit Da.

- Baptiste, précisa Ba.

Oumou et Kol haussèrent les épaules.

- Chris, dit Cri.

- Paul, marmonna Po, amenant quelques petits rires vite ravalés sous le regard noir du chef du groupe.

Les Aars se séparèrent, n’ayant aucune autre information à se transmettre. Malika découvrit la liberté totale. Elle avait enfin le droit de s’éloigner de Chris. Elle vécut une vie, puis une autre, et encore une autre. À chaque fois, la même peine envahissait son cœur : autour d’elle, les femmes enfantaient. Elle non. Elle aimait pourtant, et baisait, mais non, rien, jamais.

Elle osa en parler à la rencontre séculaire du cercle des Aars. Paul explosa de rire. Caly et Oumou en restèrent bouche bée. Kol resta neutre. Chris arbora un visage abattu. Baptiste lui lança un regard tendre.

- C’est impossible, précisa-t-il.

- Pourquoi ? demanda Malika.

- Sais-tu comment les humains se reproduisent ?

- Il faut un papa et une maman ? répondit Malika, agacée.

Paul soupira. Il ne cherchait pas à cacher son ennui.

- Côté masculin, les testicules produisent ce qui est nécessaire et le tout est envoyé dans le ventre de la femme lors du coït via la verge, expliqua Baptiste. Si l’un de nous éjacule lors d’un rapport avec une humaine, elle pourra tomber enceinte.

- Si je me change en homme, je pourrai… commença Malika.

- Devenir père, finit Chris pour elle. Tu ne le porteras pas.

Malika ferma les yeux, se concentra et obligea son corps à changer de sexe. Elle hurla en levant son regard sur Chris. Prise de panique, elle fut incapable de s’empêcher de fondre en larmes. Chris la prit dans ses bras pour un câlin rassurant.

- Ma douce, qu’est-ce qui t’arrive ?

Malika parvint à trouver étrange de se faire appeler « ma douce » alors même qu’un pénis pendait entre ses jambes.

- Je… Je ne… Ça ne… Vous êtes… C’est… bafouilla Malika.

- Respire amplement et apaise ton esprit.

- Elle devrait méditer, dit Paul. Ça aide à mettre de l’ordre dans ses pensées.

Nul ne répondit rien. Tous ici savaient que Paul passait tout son temps à méditer dans un jardin zen au Japon. Il ne sortait qu’exceptionnellement de cet état mental qui n’était autre qu’une fuite. Éveillé, il souffrait trop de l’absence d’Oumou. Il s’enfermait dans un monde imaginaire, tel un drogué en manque.

- Je ne vois plus, pleura Malika.

- Plus d’aura ? s’exclama Chris.

Malika secoua négativement la tête.

- Remets-toi en femme, proposa Chris d’une voix posée. Suis ma respiration.

Malika se concentra sur son mentor et rapidement, son souffle s’apaisa. Elle ordonna le changement d’apparence requis et pleura de nouveau, de joie cette fois. Son pouvoir était revenu.

- Seules les femmes du peuple du bien pouvaient espérer avoir le don, rappela Chris, sa dulcinée toujours dans ses bras.

- Ce pouvoir me dépasse, maugréa Baptiste. C’est n’importe quoi ! Voilà que ça dépend du sexe maintenant.

Nul ne rie. Baptiste était l’expert du groupe en biologie. S’il ne parvenait pas à expliquer le phénomène, nul ne le pourrait.

- Je ne pourrai jamais devenir père, indiqua Malika. Perdre ma seconde vue est trop atroce.

- Tu ne pourras jamais être mère non plus, insista Baptiste.

- L’adoption, ça marche bien, intervint Caly.

- Je veux le sentir grandir en moi ! précisa Malika en posant ses mains sur son ventre.

- C’est impossible, asséna Baptiste. Déjà, pour qu’un bébé puisse venir, il faudrait que tes ovaires – deux organes à gauche à droite, là, précisa Baptiste en touchant le corps de Malika aux endroits voulus – créent des œufs.

- Je ne suis pas une poule ! s’exclama Malika, vexée.

- Ces œufs n’ont pas de coquille et sont tout petit, mais ils sont là quand même. Ton corps d’immortel n’a plus besoin d’en faire. Tes ovaires ont cessé de fonctionner.

- Pourquoi nos testicules continuent-elles à créer du sperme ? demanda Chris, visiblement intéressé.

- On s’en fout, grogna Paul.

- Ça m’intéresse, répliqua Chris et le reste du groupe se tourna vers le médecin afin d’entendre sa réponse.

- Nos testicules ne le font pas, précisa Baptiste. Chez un humain mâle, les testicules créent du sperme en permanence. Le trop plein est évacué par les voies naturelles. C’est une immense perte d’énergie. Notre corps rentabilise. Comme il est très rapide, il crée du sperme uniquement au moment où il est nécessaire.

- La femme ne crée pas un ovule au moment de la reproduction ? demanda Chris.

- C’est plus compliqué de créer un œuf. Notre corps est doué, mais pas à ce point-là, précisa Baptiste.

- Admettons, le coupa Malika. Il me suffit de demander à mon corps de créer un œuf. Je suis au contrôle. Il fera ce que je réclame.

- Même alors ! s’exclama Baptiste. Ça ne fonctionnera pas.

- Pourquoi ? s’énerva Malika.

- Le palais de coton, dans ton ventre, où l’œuf fécondé ira se nicher, n’est pas capable de l’accueillir. Normalement, chaque mois, l’utérus se gonfle de sang afin de devenir chaud et doux pour le bébé. Le berceau inutile est évacué. Ce sont les menstruations.

- Il me suffit de demander à mon « utérus » de se mettre dans les bonnes conditions, répliqua Malika qui venait d’apprendre un nouveau mot.

- Ça n’ira toujours pas ! s’exclama Baptiste.

- Pourquoi ? répéta Malika, têtue.

- Pour vivre, l’enfant a besoin d’être nourri par sa mère via un cordon lui-même relié à un organe de tri et de traitement : le placenta.

- Je sais. Ils sont expulsés lors de la délivrance, grogna Malika. J’ai déjà vu de nombreux accouchements. Je ne suis pas complètement débile. Et alors ?

- Ton sang ne pourra pas nourrir cet enfant, assura Baptiste.

- Pourquoi ?

- Il est trop différent. As-tu déjà goûté du sang d’Aar ?

- Non, et je n’en ai aucune envie.

Les moues dégoûtées sur le visage des autres membres du cercle indiquèrent que cette pensée était partagée.

- J’ai déjà bu mon propre sang, raconta Baptiste, par curiosité scientifique.

Cela n’étonna absolument pas Malika.

- Ce n’est pas mauvais, juste différent, précisa Baptiste. Le bébé ne pourra pas s’en nourrir.

Malika plissa les paupières. Elle saisissait vaguement sans comprendre pleinement. Elle comprit qu’elle allait devoir goûter son propre sang et faire de nombreux essais. Cela ne lui sembla cependant pas insurmontable.

- Le dernier obstacle sera ta nature d’Aar, précisa Baptiste. Nous avons tous très peu de considération pour la vie humaine. Non pas que nous les détestons ! Au contraire, nous aimons tous passer du temps avec eux.

- Pas moi, grommela Paul.

Les autres acquiescèrent aux paroles du médecin.

- Disons qu’ils sont une très bonne nourriture et des bêtes faciles à élever aux interactions agréables, poursuivit Baptiste, faisant sourire l’assemblée. Ton esprit refusera de dépenser une telle énergie dans le seul but de créer une vie humaine. Ça sera trop dur. Tu ne tiendras jamais les neuf mois. Tu craqueras forcément et ton corps tuera cette vie si appétissante. Psychologiquement, je ne sais pas trop comment tu prendras le fait de tuer tes enfants, encore, et encore, et encore. Je te déconseille vraiment de t’y risquer.

- Ça me rassure de savoir que Malika ne peut pas enfanter, indiqua Paul d’une voix glaciale.

- Pourquoi ? siffla Malika entre les dents.

- Risquer que ton don se transmette ? Hors de question, balaya Paul. Suis le conseil de Caly et adopte. Tu verras : l’enfant t’aimera tout autant.

Malika envoya un regard noir au chef du groupe. Elle n’écouta pas le reste de la réunion. Elle réfléchissait intensément, se créant un plan mental permettant la réussite de la mission. Ça serait difficile, très difficile, mais elle jugea l’objectif atteignable.

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