Chapitre 25 : Malika - Déception

Malika souriait comme une gamine. Paul déclara ouverte l’assemblée séculaire sous la lueur rouge provenant du ciel. Cette fois-ci, elle se tenait dans la pagode de Paul, au Japon, à sa demande. Il ne quittait qu’exceptionnellement ce lieu. Le cercle s’était plié de bonne grâce à sa demande. Les Aars se regardèrent et Malika se leva lentement, ravie de son petit effet.

- Quelque chose à partager, Mal ? demanda David.

Elle sortit huit fioles d’un sac en toile écru posé au sol à ses pieds. Chaque Aar se saisit de la sienne, incertain de quoi en faire. Baptiste, curieux, déboucha la fiole et la sentit.

- C’est du sang, annonça-t-il.

Tous les Aars l’imitèrent et confirmèrent.

- Tu peux nous le décrire ? demanda Malika au médecin.

Baptiste sentit de nouveau le sang en se concentrant.

- Il est de bonne qualité. Son donneur est sain, en pleine santé et jeune.

- Tu accepterais de le goûter ?

Baptiste le fit. Malika fut touchée de sa confiance. Certes, en théorie, rien ne pouvait blesser un Aar mais l’absence de latence lui gonfla le cœur.

Baptiste plaça dans sa bouche une gorgée de sang et les Aars firent de même, sauf Chris qui se contenta d’attendre le verdict de son frère. Baptiste goûta à la manière des œnologues, cherchant à déterminer un maximum de propriétés, puis il avala.

- Donneur universel, annonça-t-il. N’importe quel humain recevant ce sang l’acceptera. Ce sang est d’excellente qualité.

- Il est bon, intervint Oumou. Je ne crois pas avoir jamais bu de sang aussi bon. Tu en as d’autres comme ça ?

- Autant que tu en veux, assura Malika.

Oumou sourit et voulut continuer mais un geste de Chris la fit stopper. Chris se tourna vers Baptiste, lui donnant ainsi la parole. Paul ne fit aucune remarque. Comme d’habitude, Chris commandait en arrière-plan. Pourtant, Malika se permit de prendre la parole en premier.

- Pourquoi est-il bon ? demanda Malika en retour. Oumou a dit qu’il est bon et vu les sourires de tous autour de la table, je dirais que le sentiment est partagé. Baptiste, quelle explication donnerais-tu au fait que ce sang soit bon à nos papilles ?

- Je dirais qu’il est pur, annonça Baptiste, sans saleté. Cet humain mange équilibré. Il est en parfaite santé et n’a rien consommé – avalé ou respiré – de dangereux, pas même la fumée d’un feu. De ce fait, cette nourriture offre uniquement ce dont nous avons besoin pour vivre sans avoir besoin d’être filtrée. C’est agréable pour notre corps qui nous le fait savoir par ce goût savoureux. Je ne crois pas avoir jamais croisé un humain au sang aussi pur. Où l’as-tu déniché ? Une peuplade paumée au milieu d’une jungle ?

- Je ne l’ai pas trouvé. Je l’ai créé.

Malika se retrouva devant une parterre d’yeux grands ouverts et de bouchés bées. Kol fut le premier à se ressaisir :

- Tu as créé du sang ? Tu t’es mise à l’alchimie et tu as créé du sang ?

Un grand silence accueillit cette proposition. Malika constata que tous les Aars restaient interloqués sauf Baptiste, qui la transperçait du regard l’air inquiet. Il la dévisagea, la détaillant de la tête aux pieds, fronçant les sourcils, ses lèvres se plissant dans un tic visiblement incontrôlable. Avait-il compris ce qu’elle cherchait à faire ? La dénoncerait-il ?

Malika savait que le scientifique n’était plus que l’ombre de lui-même depuis son sine condicione avec Kol. Il vivait dans un brouillard permanent. Paul s’enfermait dans sa méditation. David contemplait Caly à longueur de journées. Caly buvait la présence de Seth, dont elle était tombée en sine condicione deux siècles plus tôt. Ils vivaient désormais à trois, concession nécessaire au bonheur de tous mais requérant une sacrée dose de finesse. Seul Chris semblait s’en sortir bien mieux, même si Malika sentait qu’il s’apaisait en sa présence.

Malika avait vite compris que les Aars n’étaient pas de puissants immortels intouchables. Le sine condicione les détruisaient de l’intérieur, les rendant faibles et impuissants. Elle avait espéré rencontrer les maîtres du monde. Quelle déception. Oumou préférant rester seule, Malika la laissait tranquille. Kol ne rêvait que de combat et de mort là où Malika ne souhaitait que créer la vie. Quant à Seth, le jeune loup impétueux sautait partout, désireux de recevoir la fierté de sa créatrice l’ayant transformé malgré la présence intimidante de David. Il cherchait sans aucun doute à dépasser le compagnon de Caly. Peine perdue, jugea Malika.

L’ancienne prêtresse du bien se sentait bien seule. Ce groupe n’en était pas un. Composé d’éléments épars obligés de se retrouver une fois par siècle, ils toléraient leur présence mutuelle sans réel lien. Malika tourna ses pensées vers Chris, le seul à proposer un charisme naturel et une puissance réelle mais cachée, laissée en arrière-plan. Il refusait de s’imposer et Malika le comprenait. Le risque de faire s’écrouler ce groupe déjà branlant était énorme. Ce statu-quo offrait une longévité à l’ensemble. Mais pour combien de temps encore ?

- Je n’ai pas créé du sang en faisant bouillir du foie de lézard avec des yeux de triton, Kol, répliqua Malika. Ne sois pas stupide ! Je l’ai créé moi-même.

Kol fronça les sourcils et sa bouche se tordit dans une grimace étrange. Malika dégaina une dague, se trancha le poignet et ordonna à son corps de ne pas refermer la blessure.

- Bois, dit Malika en tendant son bras en sang au barbare musclé.

- Suite à notre avant-dernière rencontre, j’ai goûté mon propre sang et j’ai détesté alors, non merci.

- Bois, répéta Malika d’un ton plus ferme.

Kol se leva en soupirant et goûta le sang du bout des lèvres avant de le lécher vraiment.

- C’est le même, finit-il par dire. C’est du sang humain… succulent en plus. Comment ?

- Je m’y prends de la même manière que quand je veux changer la couleur de mes cheveux, répliqua Malika. Comme pour tout le reste, c’est une simple question de volonté. Je désire que mon corps produise du sang humain, et il le fait. Voilà le résultat.

- C’est une découverte fantastique, Mal, je te remercie de la partager avec nous, annonça Baptiste. Je vais passer des années à étudier tout cela.

Malika sourit. Elle n’en doutait pas. Elle l’observa. Il semblait absorber par la découverte en elle-même et rater le lien avec l’échange de l’avant-dernière réunion. Malika s’empêcha de secouer la tête de dépit. Elle ne voulait pas que son corps trahisse ses émotions. Le comportement de Baptiste la peinait beaucoup. Chris lui avait raconté les exploits du biologiste durant la période préhistorique. Depuis sa rencontre avec Kol, le scientifique s’était figé, n’avançant presque plus. Quelle pitié !

 

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Malika continua ses tentatives. Maintenant que ses ovaires fonctionnaient, que son utérus proposait un cocon accueillant, qu’elle savait créer un placenta et qu’elle parvenait à créer du sang humain, restait à faire une tentative de fécondation. Elle pouvait très bien s’autoféconder. Créer des gamètes mâles lui était accessible. Pourtant, l’idée de faire cela seule la révulsa. Elle voulait donner la vie à la manière des êtres humains, en suivant les règles de la nature.

Elle rejoignit Chris qui l’accueillit dans son château avec grand plaisir. Lorsqu’elle s’approcha de lui avec la volonté évidente de baiser, il fronça les sourcils, cligna des paupières puis se laissa faire, souriant et gloussant de bonheur. Ils partagèrent un moment intime très agréable et Malika repartit, le précieux sperme au chaud dans son ventre. Chris ne lui posa aucune question, buvant sa présence. Il ne la remercia pas mais ses yeux le firent pour lui.

Les premières tentatives furent des échecs. Baptiste avait raison. Le côté physiologique s’avéra bien plus facile à maîtriser que l’instinct de tueur d’Aar. Elle crevait d’envie d’éteindre cette vie si fragile. Le faire la comblait de joie, la plongeant dans des abîmes de dépression. Le sperme ne survivant pas longtemps, elle retourna voir Chris qui lui offrit à chaque fois la précieuse semence sans jamais s’enquérir de la raison.

Sa première grossesse passant le premier trimestre la combla de bonheur. Le perdre à cause d’un instant de déconcentration la plongea dans des mois d’isolement et de pleurs. Et puis, un jour, enfin, le miracle. Lucy vit le jour, petite fille aussi brillante que le soleil. Ses joues roses, ses cheveux noirs, ses petites mains et ses grands yeux bruns rendirent Malika euphorique. Elle n’eut qu’une idée en tête : présenter sa fille à son père. Chris devait la voir, la reconnaître. Ils devaient l’élever ensemble. C’était juste. C’était dans l’ordre des choses.

Malika se rendit chez Chris, marchant à vitesse humaine afin de s’adapter au rythme de ce nourrisson vulnérable. Lorsqu’elle arriva en vue de son fief, elle tendit l’oreille.

- Mal ? grogna Chris. Et si tu lui foutais la paix. Elle se promène, elle vit sa vie. Je l’encourage à le faire. Son humeur s’améliore à chaque rencontre. Elle semble avoir trouvé sa voie et j’en suis très heureux pour elle.

Il parlait d’elle. Avec qui ?

- As-tu idée de la voie en question ?

Malika reconnut le style et l’intonation de Baptiste. Il y avait toujours une vénération sentie dans son ton lorsqu’il s’adressait à Chris, difficile à percevoir mais très audible pour qui en avait l’habitude.

- Non et je m’en fiche, tant qu’elle est heureuse. Pourquoi t’intéresses-tu tant à elle ? Que lui reproches-tu ? Si tu le disais clairement, ça simplifierait les choses, tu ne crois pas ?

Malika tendit l’oreille, aux aguets. Elle n’empêcha pas sa respiration d’accélérer ni son cœur de battre la chamade. Elle souhaitait ressentir et le corps comptait autant que l’âme. Baptiste mit un moment avant de répondre :

- Si Mal mourrait ?

- Pourquoi veux-tu qu’elle meure ? s’exclama Chris. Qui pourrait être en mesure de s’en prendre à l’un de nous ! C’est n’importe quoi !

- Nous pouvons être en position de faiblesse et l’humanité pourrait bien nous surprendre. C’est encore pire si nous offrons cette possibilité…

- Tu penses que Mal essaye de se suicider ?

- Non, pas du tout, le rassura Baptiste. Je pense que Mal essaye de trouver un sens à sa vie.

- Moi je dirais qu’elle l’a trouvé, annonça Chris. Elle est réellement plus épanouie ces derniers temps.

- Elle désire devenir mère, chuchota Baptiste.

- Tu lui as expliqué pourquoi cela est impossible. Elle est intelligente. Elle t’a écouté et est passée à autre chose, voilà tout.

- Et si ça n’était pas le cas ?

- Comment ça ?

- Si elle parvenait à devenir mère ?

- C’est impossible, s’énerva Chris. Et puis, Paul s'en rendrait compte.

- Paul ? répéta Baptiste. Qu'a-t-il à voir là-dedans ?

- Il la surveille, énonça Chris sur un ton désinvolte.

Malika regarda autour d’elle. Paul la surveillait ? Comment ça ? Depuis quand ? Elle le croyait en méditation dans sa pagode au Japon. Elle trembla, les yeux se posant partout autour d’elle puis elle plongea son regard dans celui de Lucy. Si Paul apprenait son existence, il la tuerait. Plus que jamais, Malika allait avoir besoin de l’aide de Chris. Il allait devoir prendre le dessus et frapper du poing sur la table. Elle s’avança, prête à se mettre à couvert derrière lui, rempart solide face à la fureur de Paul.

- Tu ne le savais pas ? Je sais qu'il va régulièrement la surveiller, de loin, sans lui parler, sans intervenir, alors une grossesse, un bébé ou un enfant ne lui auraient pas échappé.

Malika en eut la nausée. Ses lèvres se mirent à trembler et Lucy s’agita dans ses bras.

- Paul surveille Mal ? répéta Baptiste. Pourquoi ?

- Il ne lui fait pas confiance. Il pense qu'elle va nous trahir à la première occasion.

- Et tu laisses faire ?

- Pourquoi devrais-je m'y opposer ? Je suis totalement certain de la fidélité de ma bien-aimée. Paul perd son temps. Pourquoi devrais-je lutter contre le vent ?

Malika se figea. Chris ne disait rien parce qu’il croyait en elle, en son respect des règles. Elle observa Lucy et se mit à douter. Elle resta immobile au milieu du chemin, le fief de Chris à une centaine de pas à peine devant elle.

- Parce que Malika doit se sentir rejetée d'être traitée de la sorte, comme une paria, exclue de notre groupe, Aar sans l'être. Y as-tu seulement pensé ?

- Malika est intelligente et sûre d'elle, elle…

- …est déprimée, triste et malheureuse ! s'exclama Baptiste. Ceci en est peut-être la cause !

- Je ne pense pas. Si elle se sentait réellement si mal et exclue, elle ne viendrait pas me voir régulièrement pour me proposer de baiser.

- Elle quoi ? Comment ça ? Quoi ? répéta Baptiste.

Malika grimaça. Le scientifique allait faire le lien. Il allait forcément faire le lien. Malika fit un pas en arrière, avalant sa salive de travers.

- Malika me rend souvent visite, comme ça, à l'imprévu, pour des moments intimes fort agréables.

- Depuis quand ?

- Des siècles.

- Avant ou après sa découverte de la création de sang humain ?

- Après, pourquoi ? Quel rapport ?

Baptiste garda le silence. Malika recula encore d’un pas.

- Malika sait que je l'aime et que je lui fais confiance, continua Chris. Elle sait que je la soutiendrai en cas de conflit avec Paul.

Malika en soupira d’aise. Elle sourit et caressa le front de Lucy, reprenant confiance.

- Même si elle venait à enfanter ? Insista Baptiste.

- Arrête avec ça. C'est impossible, gronda Chris.

Malika se figea et un frisson glacial la traversa.

- Mais si elle y parvenait, alors quoi ?

- Je tuerais cet enfant aussi simplement que nous avons réduit en cendres le peuple du bien. Le danger de voir ce gène réapparaître est bien trop grand.

Malika s’immobilisa. Elle eut l’impression que son cœur explosait. Des larmes recouvrirent son visage et elle s’éloigna, les lèvres pincées et le visage sévère.

- Tu es en sine condicione avec Mal, rappela Baptiste. Crois-tu en être capable ?

- Naturellement, cracha Chris.

- Et Mal ?

- Quoi ?

- Si elle devait être capable d’enfanter, tu tuerais l’enfant, d’accord, mais elle ?

Malika entendait encore, mais de moins en moins bien. Elle s’arrêta de marcher le temps d’entendre la réponse qu’elle craignait de percevoir.

- Je la tuerais aussi. Le risque serait trop grand.

- Elle est ta sine condicione…

- Ça ne change rien et puis, de toute façon, peu importe, puisque cela ne peut pas se produire.

Malika s’éloigna. Elle ne voulait pas entendre un mot de plus. Son seul et unique soutien au sein du cercle venait de disparaître. Elle se sut seule, contre tous. Elle confia Lucy à une gentille famille et s’éloigna pour vivre une nouvelle vie. Très attentive, elle repéra Paul, dégoûtée de ne pas l’avoir jamais vu plus tôt. Il venait, regardait une demi-journée, puis repartait. Ses venues sans la moindre logique temporelle interdisait toute prédiction, empêchant Malika d’élever sa fille sans risque.

Elle ne s’approcha de Lucy qu’au crépuscule de sa vie, lui offrant le choix de l’immortalité. Elle la refusa. Malika respecta son choix et fit son deuil.

Elle ne put se résoudre à s’en contenter. Sentir la vie grandir en elle la rendait euphorique. Elle recommença. Elle avait beaucoup voyagé et rencontré de nombreuses femmes ayant accouché sans qu’aucun signe extérieur ne soit visible. Elle avait imité ce comportement. Désormais, même la veille d’accoucher, son ventre était plat. Elle aurait aimé ne pas se cacher. Après tout, elle n’était ni malade ni laide. Elle en voulut aux Aars, à l’ensemble du groupe, de l’obliger à taire ce miracle, à laisser ses filles se débrouiller.

Mary accepta le cadeau. Malika lui transmit tout ce qu’elle savait, sans rien omettre. Mary dut apprendre seule, chaque rencontre comportant un risque. Malika eut la sensation d’abandonner sa fille une seconde fois.

Cela ne l’empêcha pas de recommencer. Mary forma Emelyne et ensemble, elles entourèrent Anaïs. Plusieurs filles avaient refusé le don. Malika ne l’imposait jamais. Shaël accepta, puis Sarah et Émilie. Malika voyait ses enfants dans sa mémoire parfaite, pleurant souvent de ne pouvoir se trouver en leur compagnie. Elles lui manquaient tant !

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