Chapitre 25 - Bintou – Considération

Notes de l’auteur : Souvenez-vous :

Bintou apprend l’art du parfum auprès de Yarhi à Ketema, le village face au foyer. Elle y dénoue un eoshen shale. Elle est priée de rentrer au foyer où elle masse les eoshen afin de la détendre, permettant le dénouement suivant. Elle accroche le fil principal aux deux ricaneurs, leur permettant ainsi de trouver leur « moi intérieur ». Bintou participe à l’épreuve de validation, réussissant haut la main les deux épreuves où son maître lui demande de participer. Il la punit d’une Neck’i kwasi pour avoir parlé sa langue à voix haute, avant de déposer dans son esprit les capacités à compter, lire et écrire en amhric. Il refuse une interaction physique avec elle, la rendant très malheureuse. Il lui réclame un massage et durant la session, son assemblage explose en milliers de petits fragments qui reviennent sagement à leur place à la fin. Bintou apprend qu’elle a le droit de refuser de servir les autres eoshen si elle le souhaite. Elle se met à négocier ses services.

Bintou observa son alambic, ravie à l’idée de pouvoir s’en servir un peu. Des coups sur la porte principale l’en empêchèrent. Elle soupira. Elle devenait bien trop indispensable. Elle s’éloigna à contre cœur pour aller ouvrir la porte.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou.

La jeune femme constata la présence du professeur de régénération naturelle. Il était accompagné de l’apprenti à qui Bintou avait explosé les côtes lors de l’entraînement, celui qui se répandait constamment. La dernière fois, elle ne comprenait pas ce qu’elle recevait, n’entendant qu’un marasme incompréhensible. Aujourd’hui, une idée prévalait « Je ne veux pas ». Bintou tenta d’y faire abstraction afin de se concentrer sur le professeur.

- Que tes nuits soient sombres, eoshen, répondit-elle poliment.

- Accepterais-tu de montrer son moi intérieur à mon apprenti… en ma présence ?

Bintou n’avait pas besoin d’activer le shen. Elle connaissait déjà le problème de l’apprenti. Elle soupira. Elle n’avait guère envie de faire ça maintenant. Elle voulait se poser et créer des produits. « Je ne veux pas ». Bintou grimaça. Elle n’avait guère envie d’aller à l’encontre de la volonté de cet enfant.

- Tu me soignes si je m’écroule ? demanda Bintou.

Le professeur fit la moue puis secoua négativement la tête. Il ne comptait même pas lui sauver la vie si cela s’avérait nécessaire ?

- Non, dit-elle et l’enfant soupira d’aise.

« Ouais ! Elle a refusé ! » L’eoshen se crispa puis s’éloigna sans un mot. L’apprenti fit mine de s’éloigner.

- Attends… lui murmura-t-elle.

Elle attendit que le professeur disparaisse dans le bâtiment pour s’accroupir et lui demander :

- Pourquoi est-ce que tu ne veux pas ?

L’enfant se tortilla de malaise.

- Tu n’as pas envie que je pose mes mains sur toi ? Je comprendrais, rassure-toi !

- Non, je m’en fiche, indiqua-t-il.

- Tu as peur de me faire du mal ?

- Un peu, oui, annonça-t-il d’un ton triste.

Ce n’était clairement pas la raison principale. Les pensées répandues étaient trop confuses pour que Bintou en tire quoi que ce soit.

- Personne ne te ramènera si je te tue, pleura-t-il.

- Je te remercie de ta prévenance, dit-elle sincèrement.

Cela faisait du bien, un peu d’empathie, de compassion et d’émotion dans ce monde morne. Dommage qu’elle fut si négative.

- Tu ne veux pas parce que tu m’en veux de t’avoir frappé ?

- Non, dit-il. Tu as eu raison. Je suis mauvais. C’était mérité.

Bintou ricana.

- Personne ne mérite de recevoir de la douleur, répliqua-t-elle, quelle que soit la raison. Le combat est une discipline exigeante et tu n’apprendras à donner des coups que si tu apprends à en recevoir. Il est impossible de gagner sans recevoir la moindre blessure… sauf si tu es mon maître… mais bref… Si tu t’écroules dès le premier hématome, tu perdras toujours. Tu comprends ? Ça n’est pas une punition !

L’enfant ouvrit de grands yeux surpris.

- Tu parles comme lui. Vous êtes vraiment faits pour être ensemble.

Bintou frissonna. Ensemble, ils ne le seraient jamais, espoir à jamais mort.

- Pourquoi ne veux-tu pas que je te montre ton moi intérieur ? demanda-t-elle.

- Je veux bien, répliqua-t-il.

« Je veux, je veux, je veux ». Les pensées lui sautèrent au visage.

- Au contraire, s’il te plaît, fais-le ! supplia l’enfant.

- J’avoue ne pas comprendre.

Les pensées contradictoires la prenaient en défaut. Plus rien n’avait de sens.

- Je ne veux pas qu’il soit présent, annonça-t-il.

Bintou comprit que le problème n’était pas elle, mais le professeur de régénération naturelle.

- Je ne suis pas un cobaye sur lequel on expérimente ! gronda l’enfant.

Bintou s’adoucit. Elle perçut de la colère envers l’eoshen, une immense frustration mais également une incommensurable déception.

- Il faut avoir beaucoup de courage, commença-t-elle.

L’enfant leva les yeux vers elle, visiblement peu certain d’avoir bien compris.

- Pour admettre qu’on ne sait pas, pour chercher à s’améliorer, alors même qu’on porte un titre inspirant respect et crainte.

L’enfant secoua la tête. Il ne comprenait pas.

- Le professeur de régénération naturelle fait preuve d’une immense humilité en agissant de la sorte. Te rends-tu compte de l’effort que cela requiert ? De ce qu’il doit ressentir maintenant ? À quel point il doit se sentir mal d’avoir été rejeté alors même qu’il essaye sincèrement de s’améliorer et d’apprendre ? Si grâce à toi, il devient capable de montrer à tous les autres apprentis leur moi intérieur, alors cela ne vaut-il pas le coup ? Tu peux te considérer comme un cobaye, ou comme celui qui permettra peut-être une gigantesque avancée dans la compréhension du moi intérieur.

L’enfant grimaça.

- Je vais y réfléchir, promit-il avant de s’éloigner.

Bintou soupira. Voilà un combat qu’elle n’était pas sûre d’avoir remporté. Ceci dit, elle était enfin libre de réaliser des potions.

- Que tes nuits soient sombres.

Ou pas…

- Que tes nuits soient sombres, répondit-elle en souriant au premier frère.

- Tu accepterais de me faire un massage ?

- Non, dit-elle.

Ils étaient sympa mais là, elle en avait assez. Elle voulait juste avoir la paix.

- Notre passage du niveau 1 en régénération naturelle nous a ouvert le droit de nous rendre au cours de projection. Le professeur ne te laissera jamais y participer mais nous pouvons te refaire le cours et nous entraîner avec toi, si tu veux.

Elle n’avait pas refusé par espoir d’obtenir quelque chose en échange, mais juste par manque d’envie. Ceci ne l’empêcha nullement de se jeter sur l’occasion offerte.

- D’accord, dit Bintou. Avec joie.

Elle se rendit soudain compte que ses journées n’y suffiraient pas. Elle ne dormait pas, ne mangeait pas, ne buvait pas, ne chiait pas, ne pissait pas et pourtant, elle n’aurait jamais le temps de tout faire.

- Venez tous les deux demain matin à l’aube. Vous serez mes premiers clients de la journée.

- Tu nous réserves ce créneau tous les jours ? demanda-t-il.

Bintou ricana. Il était doué en négociation.

- D’accord.

- Super. À demain matin !

Bintou avait-elle réussi à se débarrasser des volontaires pour des massages ? Elle entra dans la pièce principale, referma la porte et entra dans la salle de préparation sur la pointe des pieds, comme si cela changeait quoi que ce soit. Personne ne toqua à la porte. Elle soupira d’aise.

Elle passa toute la nuit à créer des produits, ravie d’y trouver sérénité, calme et apaisement. À l’aube, les deux frères se trouvaient au rendez-vous. Après leur massage, Bintou se rendit dans la salle des fourmis.

Le professeur s’occupa d’elle seule. Bintou supposa que les autres apprentis ne voulaient pas passer du temps près d’elle.

- Tu as cessé de répandre tes pensées mais de ce fait, tu es sourde au monde qui t’entoure.

- Sourde ? répéta Bintou. J’entends pourtant très bien l’apprenti qui se répand.

- Tout le monde l’entend, répliqua l’eoshen. Je te parle ici de canaux privés.

Bintou fronça les sourcils.

- Nous communiquons sans cesse à travers le shen, expliqua l’eoshen. Des milliers de communications t’entourent en ce moment-même, certains privées, d’autres publiques.

Bintou en fut très étonnée. Elle ne s’en rendait pas du tout compte.

- Le but des leçons va être de te rendre capable, dans un premier temps, d’être capable d’ouvrir un canal entre une personne désignée et toi, un lien privé. Pour cela, les deux doivent être d’accord. Chacun fait la moitié du trajet.

- D’accord, dit Bintou et la leçon commença.

 

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Après un temps aussi important uniquement consacré à l’esprit, Bintou avait besoin de se défouler. Elle se rendit dans la salle des guépards. Son maître faisait une leçon à des eoshen confirmés de niveau moyen en combat. Il proposa à Bintou d’être son assistante. Elle réalisa les démonstrations demandées, commettant volontairement les erreurs requises.

Le cours touchant à sa fin, les eoshen rangèrent leurs bâtons d’entraînement.

- Merci, Bintou. Maintenant, viens te défouler. Attaque-moi !

Bintou ne se le fit par dire deux fois. Aucun eoshen ne quitta la salle. Ils se collèrent au mur pour regarder l’échange. Le maître de Bintou se montra adorable, stagnant juste au-dessus de son niveau, assez doué pour la mettre en défaut, pas trop pour qu’elle puisse réussir quelques beaux gestes.

Les eoshen sursautaient à chaque coup et murmuraient autour des deux combattants. Au bout d’un moment, le maître de Bintou mit le combat en pause.

- Vous trouvez ça violent ? déclara-t-il en direction des eoshen.

Bintou, concentrée sur le combat, n’avait pas prêté attention aux échanges autour d’elle. Les spectateurs hochèrent la tête. Bintou avait eu quelques bras cassés, des côtes brisées, la mâchoire arrachée deux fois et de nombreux hématomes, mais rien de bien extraordinaire.

- Changement d’arme, annonça-t-il.

Bintou alla reposer le bâton à sa place et se remit au centre de la pièce, attendant que son maître indique le choix de l’arme de remplacement. Pour toute indication, il dégaina sa propre dague. Les eoshen du foyer n’étaient pas armés. Le maître d’armes étant un shale, il portait des lames. Bintou, quant à elle, transportait toujours la dague obtenue au village dans les montagnes. Elle dégaina à son tour.

Combat rapproché… très rapproché, comprit Bintou. Ce n’était pas une bonne nouvelle. Déjà parce que la difficulté augmentait sérieusement et ensuite parce que la proximité avec l’être désiré risquait de déclencher des émotions déstabilisantes.

Il attaqua en premier. Bintou évita… pas assez. Le coup taillada son bras gauche sous les « oh » des eoshen admiratifs. Bintou ne se laissa pas distraire et contre attaqua… en vain. Il dansait avec grâce, ne ratait rien, ne laissait rien passer. Elle n’avait aucune chance.

- Survis à ça, ordonna-t-il la lame sur sa gorge.

Le cri des eoshen explosa dans la salle tandis que la dague tranchait la chair, rompant la tranchée et l’œsophage. Bintou, prévenue par la phrase de son maître, rencontra son moi intérieur. Ainsi, elle ne perdit pas une goutte de sang et tandis qu’il terminait son geste inutile, elle retourna sa lame et frappa en direction de son ventre en frôlant ses hanches.

Les eoshen se crispaient à chaque mouvement, frémissaient à chaque échange. Le maître de Bintou attrapa le poignet et retourna aisément le bras. Bintou en perdit sa lame et il lui envoya un formidable coup de pied dans le ventre, que Bintou reçut sans difficulté. Elle utilisa le déséquilibre de son adversaire pour le contourner et son bras gauche se dirigea vers sa mâchoire.

Les eoshen suivaient la rixe avec admiration et ferveur. Étrangement, Bintou avait l’impression qu’ils étaient de son côté, comme s’ils seraient plus que ravis qu’elle parvienne à le battre. Peine perdue… Il évitait tout, prévoyait chaque geste, interceptait chaque attaque, appuyait ses coups.

Bintou se retrouva au sol, la lame contre l’arrière du crâne. S’il l’enfonçait, elle mourrait, c’était certain. Nul ne pouvait se remettre d’une telle blessure. Elle se figea.

- Tu en as eu assez ?

- Oui, maître.

- Bien, dit-il en se relevant.

Les eoshen s’éparpillèrent en ronchonnant. Oui, vraiment, ils semblaient déçus qu’elle ait échoué. Bintou soupira. Cela avait beau être un entraînement, frôler la mort de cette façon la touchait énormément. Son maître se mit à préparer la salle pour le cours suivant.

- Merci, maître.

- De rien. Bonne journée.

Elle sortit de la pièce pour aller rejoindre sa salle de massage. Un eoshen l’y attendait.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou.

- Que tes nuits soient sombres, le salua-t-elle en retour.

Elle reconnut l’ébéniste de talent créant les lutrins et les rares meubles du foyer.

- J’aimerais profiter de mes créations. Il paraît que c’est agréable.

- Tes créations ? répéta Bintou avant de comprendre.

Il avait taillé les meubles de la salle de massage. Elle contacta le shen pour découvrir un assemblage classique pour un eoshen sédentaire : un filet de mailles grosses emmêlées et hirsutes ponctué d’ancrages de la taille d’un noyau de mangue.

- Bien sûr, continua Bintou. Entre, je t’en prie !

Il ressortit un moment plus tard, un grand sourire aux lèvres, non sans avoir chaleureusement remercié Bintou.

Dehors attendait un autre eoshen, dont la présence surprit énormément Bintou.

- Mon apprenti est venu me voir ce matin, indiqua le professeur de régénération naturelle. Il m’a dit qu’il voulait bien que tu lui montres son moi intérieur. J’avoue avoir été surpris. Je n’avais pas compris que tu avais refusé juste parce qu’il ne voulait pas.

Bintou sourit. Les eoshen avaient deux modes de communication possible – par la voix ou par l’esprit – et pourtant, ils avaient autant de problème de ce type que les gens normaux.

- Est-il capable d’entrer en méditation profonde ? interrogea-t-elle.

- J’en doute, indiqua le professeur.

- Alors non… Je vais mourir si je le fais et tu as refusé de me soigner.

- J’accepte le somnifère, indiqua l’apprenti en sortant d’un couloir adjacent.

Bintou grimaça.

- Quoi ? demanda le professeur.

- Lorsque mon client médite, il m’aide dans mon travail. Les fils se tendent d’eux-même, se rejoignent, se soudent. J’ai peur que s’il est endormi, son fil principal reste volant sans rejoindre le reste de l’assemblage.

- J’accepte le risque, annonça l’enfant.

- Soit, dit Bintou.

Ils rentrèrent dans la salle de massage. L’enfant s’allongea en gardant ses vêtements. Bintou alla chercher le produit dans la salle de préparation. L’enfant prit une grande inspiration et sombra dans un profond sommeil.

- Efficace, murmura le professeur.

Bintou sourit. Elle brancha le shen et commença à observer avec minutie l’assemblage de l’apprenti à la recherche de son moi intérieur, fil minuscule caché là, quelque part. Heureusement cet enfant, très jeune, n’avait guère développé ses compétences magiques. De ce fait, son assemblage était très simple. Il n’avait même pas d’ancrage. Depuis combien de temps était-il au foyer ? Un an ? Deux maximum ?

- Pourquoi as-tu pris la peine de le convaincre ? demanda le professeur sachant que l’enfant, endormi, ne l’entendrait pas.

Bintou ne lâcha pas son client des yeux, cherchant toujours le fil jouant à cache cache.

- Pour te remercier, je suppose, indiqua Bintou.

- Me remercier ? s’étonna l’eoshen. De quoi ?

- De m’avoir permis de trouver mon moi intérieur.

- M’est avis que tu l’aurais trouvé sans moi.

- Ou pas. Tes mots m’ont vraiment aidée. J’étais partie dans la mauvaise direction. Tu m’as recentrée.

L’eoshen resta silencieux.

- Et puis, en y repensant, en fait… continua Bintou.

Elle se tourna vers lui et se figea. Elle ne s’attendait pas du tout à ça. L’assemblage du professeur de régénération naturelle était magnifique ! Le tissu voletait autour de lui. Cela ressemblait à une construction de shale, pas d’eoshen sédentaire.

- En fait quoi ? demanda le professeur qui se crispait.

Bintou plissa des yeux. Cet assemblage aurait pu être beau si ce n’était ce pli, là, qui n’aurait dû exister. Un fil avait été pris par erreur dans un ancrage auquel il n’appartenait pas, déstabilisant tout l’édifice.

- Bintou ? insista le professeur.

Elle sortit de sa torpeur.

- Pardon. Je… Oui, je l’ai fait pour te remercier mais aussi parce que tu as été le premier à m’avoir adressé la parole.

Elle se retourna vers son client à la recherche de l’aiguille dans la botte de foin.

- D’accord, pas directement, continua-t-elle. Ce n’était que des phrases lancées pendant ton cours, au milieu de beaucoup d’autres, qui auraient pu être destinées à n’importe qui. Il n’empêche…

Elle ne sut sa réaction car dans son dos, elle ne le voyait pas et il garda le silence.

- Je t’ai trouvé ! dit-elle avant de plonger la main vers un petit organe sous le cœur, un organe dont elle ignorait le nom ou l’utilité.

Aucune douleur, aucune réaction. Ce corps endormi se laissait faire. Elle tira avec une infinie précaution, le fil ne venant que par minuscules morceaux. S’il se refusait, Bintou le laissait revenir à l’intérieur, comme un animal qu’on tenterait de rassurer, d’apprivoiser, d’amadouer.

Le fil s’étira tandis que la journée avançait dehors. Enfin, il eut la taille requise mais comme prévu, il refusa de se coller à l’assemblage. Bintou passa sa main sous la veste de l’enfant et massa à l’endroit où elle voulait qu’il rejoigne la construction. Cela eut l’effet escompté. Elle soupira d’aise. Elle venait de réussir.

- Tu peux le réveiller, indiqua-t-elle satisfaite.

- Non, dit l’eoshen. Je ne peux pas.

- Parce que ta ligne principale a été prise dans le mauvais ancrage ? supposa Bintou. Tu as perdu la capacité à projeter, n’est-ce pas ?

Il s’en figea de stupeur.

- Tu arrives à savoir cela juste en regardant mon assemblage ?

Bintou hocha la tête.

- Tu veux que j’essaye de régler le problème ?

Les réactions de l’eoshen étaient difficiles à lire sur son visage. Il tremblait, la face blême, la respiration haletante.

- Non, dit-il. Enfin… J’aimerais beaucoup mais… je refuse le massage. Je ne veux pas que tu poses les mains sur moi.

- Tu as le droit, indiqua-t-elle.

- Tes pensées sont sales et impures, indiqua-t-il.

Elle lui envoya un regard ahuri.

- Les humains ne pensent qu’à ça. Tu as déjà connu l’acte intime et ce n’est pas une question. Ton comportement le prouve clairement. Le sexe rend dépendant. Tu en veux encore… davantage même. Je ne tolérerai pas d’être…

- Je ne franchirai jamais la ligne, se défendit Bintou. Je sais me tenir. Ce sont des massages, rien de plus.

- Aujourd’hui, tu te contiens. Et demain ? Et dans dix générations ?

Bintou frémit. Elle ne pouvait nier ne pas en avoir la moindre idée.

- Il est impensable que tu me touches.

- Ce n’est peut-être pas nécessaire, murmura Bintou.

- Je ne prendrai pas le somnifère. Me retrouver aussi vulnérable est inimaginable.

- Je ne pensais pas à ça. Tu étais shale, avant, n’est-ce pas ?

Il hocha la tête. Il avait gagné sa liberté puis l’avait perdue. Bintou n’imaginait pas vivre une telle atrocité.

- Projeter est nécessaire pour être shale, annonça-t-il. Cela arrive parfois… On parvient à réaliser un sort nouveau… et cela en fait perdre un autre. Je n’ai pas eu de chance. J’ai perdu une capacité requise aux shale, m’obligeant à revenir au foyer.

Bintou avala difficilement sa salive.

- J’ai décidé d’aider les jeunes à trouver leur moi intérieur, en espérant que cela m’aiderait moi-même. Jusque-là, ils devaient se débrouiller tout seul. Personne ne l’enseignait avant moi. J’essaye, je tente, je fais de mon mieux. Avant quatre apprentis sur cinq ne le trouvaient pas. Maintenant, seuls deux sur cinq n’y parviennent pas.

- Tu as sacrément augmenté les statistiques !

- Deux sur cinq meurent parce que je suis incapable de les aider, maugréa-t-il.

- Deux sur cinq survivent grâce à toi, répliqua Bintou.

L’habituel verre à moitié plein ou à moitié vide. Il soupira.

- Si tu as été shale, peut-être que tu pourrais… entrer en méditation profonde toi-même, sans mon aide, indiqua Bintou.

- Cela me prendra des lunes !

- Et alors ? Tu as mieux à faire peut-être ?

L’eoshen la transperça du regard. Des lunes à méditer, des lunes de vie jetées dans l’espoir de, peut-être, retrouver une compétence perdue et surtout, sa liberté. Il ricana.

- D’accord. Je le fais.

Bintou sourit.

- Dis-moi où tu t’installes. J’irai te voir de temps en temps pour voir si ta méditation est suffisante pour me permettre de travailler sans risque pour ma vie.

Il hocha la tête.

- Je vais d’abord attendre qu’il se réveille, annonça-t-il.

- Je te laisse avec lui.

- Merci, Bintou.

- De rien, dit-elle avant de sortir pour rejoindre les jumeaux, auprès de qui elle prit sa première leçon de projection.

 

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Bintou boudait. Elle ne voulait pas être là. L’an dernier, elle avait trouvé les épreuves atroces, violentes, brutales. Elle ne tenait pas du tout à y assister.

- Les jumeaux seront tellement heureux que tu sois là, répliqua son maître qui lui avait ordonné d’être présente.

Bintou grimaça. Qu’ils lui indiquent avoir réussi aurait suffi. Pas besoin d’être témoin du massacre.

- Épreuve de régénération, annonça le maître de cérémonie. Trois candidats.

Les jumeaux et l’apprenti sous somnifère. L’enfant passa en premier. Il demanda le niveau 1 et soigna sa main blessée sans difficulté.

- Niveau 5, annonça le second jumeau à la surprise de la foule.

- Pourquoi réagissent-ils de cette façon ? interrogea Bintou qui ne comprenait pas bien les exclamations de l’assemblée.

Son maître ne lui répondant pas, elle se tourna vers lui, pour constater qu’il avait disparu. Elle retourna vers le cercle de pierre pour voir le maître de cérémonie enfoncer une dague dans le cœur du second jumeau, qui mit un long moment à s’en remettre. Pour le premier, ce fut une promenade de santé. Il ne s’écroula même pas, se soignant en restant debout, sur ses deux jambes, sans trembler. Les trois apprentis furent validés.

L’épreuve de maîtrise du shen commença tandis que les jumeaux rejoignaient Bintou.

- Bravo ! Toutes mes félicitations ! leur lança-t-elle.

- Merci, Bintou ! répondirent-ils en même temps.

- Bon, on s’en va ?

- Non, répliquèrent-ils. On n’a pas fini.

- Comment ça ? demanda Bintou mais les jumeaux restèrent silencieux.

Bintou put observer l’épreuve de maîtrise du shen, puis d’esprit et enfin de nature. Ce dernier, elle n’avait pas la moindre de ce dont il s’agissait. Elle n’avait jamais vu ça et ne comprenait rien à ce qu’elle voyait.

- Épreuve de projection, annonça le maître de cérémonie.

Les jumeaux se levèrent et regardèrent intensément Bintou.

- Quoi ? dit-elle.

- Toi aussi, dit le premier.

- Non ! répliqua-t-elle.

- Ton maître nous a dit de t’y traîner, de force s’il le fallait !

Bintou grogna et pesta. Il n’était même pas là !

- Pas de candidat. Épreuve de…

Le maître de cérémonie s’arrêta en constatant l’arrivée des jumeaux et de Bintou.

- Trois candidats, soupira le maître de cérémonie tandis que la foule sifflait et hurlait de contentement.

Le maître de cérémonie se plaça devant le premier jumeau. Il ouvrit la bouche pour parler mais le maître de Bintou, apparaissant soudainement dans le cercle, l’interrompit.

- Elle en premier.

Il soupira.

- Quel niveau ?

- Cinq, répondit son maître.

- Nous n’avons pas… le contra le maître de cérémonie.

- J’ai amené ce qu’il faut, précisa-t-il.

Le maître de cérémonie ronchonna. Les deux jumeaux restèrent stoïques. Leur calme aida Bintou à chasser ses angoisses. S’ils ne perdaient rien de leur superbe, c’était que la suite serait facile, à n’en pas douter. Bintou ne put s’empêcher cependant d’être curieuse. Qu’est-ce que son maître avait donc bien amené de nécessaire pour passer le niveau 5 en projection ?

- Soit, lança le maître de cérémonie. Je te laisse la main.

Il sortit du cercle, donnant autorité à son collègue. Il se désintéressait clairement de la scène, simple distraction amusante. Bintou n’était qu’un clown, un troubadour faisant une représentation. Bintou secoua la tête. Quel intérêt de faire cela ?

Un elfe noir, les yeux bandés et les mains liées dans le dos entra alors dans le cercle.

- Yarhi ? s’exclama Bintou qui reconnut aisément le parfumeur lui ayant tout appris.

Le parfumeur se tourna vers la voix mais resta parfaitement silencieux, avant de s’écrouler. Son sang dégoulinait de la dague tenue par le maître de Bintou. Trois coups, au cœur et aux reins. Il ne lui avait pas laissé la moindre chance.

- Non ! hurla Bintou en se jetant sur le pauvre artisan innocent.

- Tu ne devrais pas pleurer et hurler. Tu perds du temps inutilement, précisa le meilleur des shale.

Bintou ne pouvait pas le croire. Cet homme ne méritait pas un tel traitement. Une telle injustice la révoltait. Elle savait pourtant que les épreuves étaient des monstruosités. Celle-ci ne dérogeait pas à la règle.

- Bintou, tu peux le faire. Tu en es capable. Ne le laisse pas mourir pour rien. Rends-lui la vie.

- Il est mort ! s’écria Bintou. Personne ne peut ressusciter…

- Il n’est pas encore mort. Ressaisis-toi. Projette ta régénération. Sauve-le.

« Nous croyons en toi » lancèrent les jumeaux dans cette partie de son esprit ouverte spécifiquement pour eux. Ses cours d’esprit portaient leurs fruits. Elle pouvait désormais communiquer avec les jumeaux, où qu’ils soient au foyer. Ainsi, elle se sentait bien moins seule.

Le soutien des jumeaux et la foi en elle de son maître la poussèrent à se calmer et à plonger au plus profond de son être. En larmes, elle attrapa sa vie et la donna au parfumeur. La projection fut brutale. Yarhi s’éveilla en hurlant tandis que Bintou s’écroulait, du sang s’écoulant de sa bouche.

- Ne bougez pas, ordonna le meilleur des eoshen.

Les jumeaux se figèrent, obéissant au maître incontesté, mais leurs pensées fusèrent vers Bintou et ils la soutinrent, l’encourageant, l’enveloppant de leur chaleur et de leur amitié. Bintou retrouva le chemin vers son moi intérieur, soigna ses organes déchiquetés puis se leva.

Yarhi avait déjà disparu, ramené chez lui après un moment probablement incompréhensible pour lui.

- Tu vois que tu en es capable. Tes émotions, toujours tes émotions. Tu dois apprendre à te canaliser, gronda le maître de Bintou tandis qu’elle reprenait place à côté des jumeaux. À ton tour, dit le maître de Bintou en se tournant vers le second jumeau.

Bintou constata que le maître de cérémonie haussait les épaules en levant les yeux au ciel. Le meilleur des shale venait de conserver la place qu’il lui avait donnée. Bintou sourit.

- Niveau 5, annonça le second jumeau.

- Je sais, précisa le maître de Bintou. Tu veux devenir shale, n’est-ce pas ?

L’apprenti hocha la tête.

- Prouve que tu en es capable.

Le maître de Bintou attrapa la main du premier jumeau de sa main gauche et sa dague pénétra la chair, frappant à plusieurs reprises.

- Sylenn ! hurla le second jumeau tandis que son frère s’écroulait.

Bintou constata que son maître ne lâchait pas la main du mourant. Il l’empêchait probablement d’accéder à sa régénération naturelle. Pour obtenir un tel résultat, le contact physique était nécessaire, comme il l’avait fait pour elle après l’avoir punie de la Nech’i kwasi. La projection fonctionnait elle aussi par contact direct.

Le second jumeau se rua sur son frère mais ne le soigna pas. Terrorisé à l’idée de le perdre, il pleurait, criait, le secouait, le caressait. Bintou sentit son cœur se serrer. Elle allait perdre un ami, peut-être même deux. Cette pensée la plongea dans une violente rage. Comment pouvaient-ils laisser faire cela ? N’importe lequel des eoshen présent pouvait le sauver et ils regardaient faire.

Bintou tenta de s’avancer vers le jumeau au sol prête à lui offrir le peu de régénération qui lui restait mais un mur de shen l’en empêcha. Elle lança un regard noir à son maître qui ne cilla pas. L’apprenti était censé se débrouiller seul.

- Reprends toi ! hurla-t-elle à son ami. Tu peux le sauver. Projette-toi !

Le jumeau restait sourd à ses appels. Bintou secoua la tête. Elle n’avait plus de régénération personnelle mais son ami, lui, était gonflé à bloc. Il était trop bouleversé pour projeter lui-même mais il savait faire. Bintou lança le shen vers son ami. Rien ne l’en empêcha. La barrière n’était que physique. Si elle ne pouvait pas avancer, la magie restait disponible.

Elle contacta la régénération naturelle de son ami. Elle savait très bien où était son moi intérieur pour l’avoir trouvé elle-même. Elle manipula le shen de son ami pour qu’il projette vers son frère. Cela fonctionna. Bintou refusa de se laisser envahir par la joie procurée par un tel miracle. Ce qu’elle faisait nécessitait une intense concentration. Elle projetait… sans contact direct. Plus exactement, elle forçait son ami à projeter sa propre régénération. Elle cessa de chercher à comprendre, désireuse avant tout d’aider ses amis. Les explications seraient pour plus tard.

Bintou, les yeux fermés, gardait le contact et par les mains du jumeau bouleversé tenant son frère bien-aimé, il le soigna, redonnant la vie. Sylenn – Bintou connaissait désormais son nom – ouvrit les yeux. Le maître de Bintou lâcha son poignet, se leva, se tourna vers l’apprenti en larmes et annonça :

- Épreuve échouée.

Sylenn s’exclama un « Quoi ? » ahuri.

- Tu pourras de nouveau tenter l’année prochaine, annonça le maître de Bintou.

Bintou fronça les sourcils. Quelque chose lui avait-il échappé ? Un échec à une épreuve n’était-il pas puni de mort ?

- Bintou ?

Elle leva les yeux sur son maître.

- Pont de projection validé.

L’assemblée hoqueta de stupeur. Sylenn, qui venait de se lever, hurla de joie avant de prendre Bintou dans ses bras. Un raclement de gorge lui rappela la solennité du moment.

- Pardon, dit Sylenn en redevenant stoïque. Niveau 5.

Bintou observa les deux hommes qui se toisaient. Le regard de l’apprenti disait « vas-y, je m’en fous ». Le maître de Bintou haussa les épaules. Il dut s’accroupir pour attraper le poignet du jumeau toujours à genoux le visage couvert de larmes.

Pour la troisième fois, il arma son bras et frappa. Bintou admira le calme total de Sylenn. Il s’accroupit près de son frère dont la vie s’échappait rapidement et projeta aisément, rendant sa vigueur à son frère, mais pas son sourire. Le jumeau à genoux le resta. Bintou ne s’expliquait pas cette intense souffrance. Son frère était en vie et lui aussi. Où était le problème ?

- Niveau 5 en projection validé, annonça le maître de Bintou.

Le second jumeau hoqueta avant de gémir. Douleur ? Tristesse ? Il semblait déchiré de l’intérieur. Son frère venait de réussir là où il avait échoué, et alors ? Il retenterait l’an prochain, voilà tout !

- Bienvenu parmi nous, eoshen, continua le maître de Bintou.

Eoshen ? répéta Bintou tandis que la foule applaudissait et hurlait de joie. Eoshen ? Bintou comprit enfin. Lors de leur première rencontre, ils lui avaient dit avoir tout validé sauf la régénération naturelle qui ouvrait le droit à la projection. Ils ne leur restaient que ces deux-là. En les validant dans la même année, il venait de gagner son titre… là où son frère restait simple apprenti.

L’un devenait le supérieur de l’autre. L’harmonie, la symbiose, la symétrie du couple gémellaire venait d’être brisée. L’eoshen y semblait indifférent là où l’apprenti haletait et tremblait de partout.

- Épreuve de maîtrise supérieure du shen, annonça le maître de cérémonie tandis que le maître de Bintou sortait du cercle en souriant.

Sylenn prit son frère en larmes sous le bras et l’aida à sortir. L’apprenti était clairement anéanti. Bintou partit à la poursuite de son maître.

- Pourquoi avoir fait cela ? gronda-t-elle.

Il se tourna vers elle.

- Tu as été horrible !

- Tu parles envers lui ou envers toi ? demanda-t-il.

Elle serrait les dents de rage.

- J’ai été extrêmement gentil avec toi, précisa-t-il. Imagine ce qui se serait passé si au lieu de Yarhi, cela avait été…

Ma mère ? pensa Bintou qui en conclut qu’elle aurait réussi aussi.

- Moi, termina son maître et Bintou fondit instantanément.

Elle perdit pied, sentant le sol s’ouvrir ses pieds. Le perdre ? Lui ? Impensable ! Inimaginable ! Elle se mit à trembler et une larme coula.

- Pour devenir shale, il faut contrôler ses émotions. Imagine la situation : ils deviennent shale tous les deux. Ils voyageront ensemble, sans aucun doute.

Bintou le suivait jusque-là.

- Si l’un se fait mortellement toucher, l’autre devient incapable d’utiliser son shen et meurt aussi alors même qu’il est plein de régénération naturelle. C’est ridicule !

Bintou devait bien l’admettre.

- Un seul des deux a le contrôle émotionnel et les compétences pour devenir shale. Tu as vu leurs assemblages. Ose me dire qu’ils sont équivalents !

Bintou grimaça. Celui de Sylenn rayonnait de pureté. Celui de son frère restait emmêlé et brouillon.

- Sa relation avec son frère nuit à son avancée. À force de vouloir à tout prix rester avec lui, il ne voit pas la vérité : ils ne sortiront pas ensemble. Il va falloir qu’ils l’acceptent. Ils resteront connectés, via un lien télépathique mais ils seront séparés de corps. C’est inévitable.

Bintou baissa les yeux. La situation lui semblait tellement injuste.

- Qu’il rate cette épreuve n’était pas grave. Il en avait déjà validé une autre. Ce n’était pas comme si sa vie était en jeu… ni même celle de son frère que j’aurais soigné moi-même au dernier moment. Je n’aurais certainement pas laissé mourir un espoir shale.

Bintou essuya les larmes qui coulaient sur son visage. Elle avait jugé la situation trop vite et s’était montrée injuste envers son maître.

- Tu aurais soigné Yarhi de la même manière si j’avais échoué, comprit-elle.

- Évidemment, répondit-il.

Bintou se sentit tellement bête.

- Il le savait, lui, que tu soignerais son frère.

- Si tu me voyais, moi, par terre, baignant mon sang, comment réagirais-tu ?

Bintou sentit une nouvelle fois une immense angoisse s’emparer d’elle. Son cœur se serra. Sa respiration s’accéléra.

- Si le simple fait de l’imaginer te met dans cet état… murmura-t-il.

Bintou ne pouvait le nier. Même si elle savait qu’il serait soigné, le voir ainsi l’anéantirait.

- Je ne me suis pas porté volontaire pour ton épreuve de projection uniquement parce que tu ne sortiras jamais d’ici alors peu importe que tu saches contrôler tes émotions. Cette compétence est nécessaire aux shale, pas aux autres.

Bintou hocha la tête.

- Pardonne-moi, murmura-t-elle.

- Je vais devoir m’en aller. Je suis là depuis bien trop longtemps.

- Tu ne restais que pour lui ? s’étrangla Bintou.

Il ne confirma ni n’infirma, ce qui démontra à Bintou qu’elle avait vu juste. Si elle avait un instant imaginé être l’objet de son attention, elle venait d’être lourdement détrompée. L’espoir shale, voilà tout ce qui importait.

- Avant de partir, je veux que tu me donnes tous tes produits. Je les répartirai aux shale dehors quand je les croiserai.

- Il y en a…

- Le shen m’aidera à les porter, précisa-t-il. J’ai une requête à te formuler… plus exactement deux…

Bintou lui donna toute son attention.

- Tout d’abord, j’aimerais beaucoup que tu continues à le former au combat. Tu le dépasses largement.

- Mais pas son frère ? comprit Bintou.

- Si tu as du temps à perdre… murmura son maître.

Il y eut un petit silence puis Bintou annonça :

- Oui, bien sûr. Je le formerai au combat. Avec joie.

- Je te remercie. L’autre demande est personnelle.

Bintou ouvrit de grands yeux surpris. Que pouvait-il vouloir ?

- Accepterais-tu de m’enseigner le tir à l’arc ?

Bintou fut prise de court par la question. Elle se reprit et lança :

- Parce que tu ne peux pas aller chercher ces informations directement dans mon esprit ?

- Je l’ai déjà fait mais entre la théorie et la pratique, il y a un gouffre. Rien ne remplacera jamais un vrai cours.

Bintou accepta d’un geste de la tête. Ils se rendirent dans une cour intérieure spécialement aménagée pour l’entraînement au tir à l’arc. Les cibles, les arcs, les flèches, tout y était.

- Tu ne fais rien au hasard, bredouilla-t-elle épatée.

Il tira une première flèche qui rata totalement sa cible. Bintou corrigea la position, la visée, le regard, la tenue de l’arc, la souplesse des chevilles et du poignet, l’alignement des épaules et du bassin. Il s’améliora très rapidement. Après un temps très court, il touchait la cible en plein milieu à chaque coup. D’une caresse du shen, il recula la cible d’une dizaine de mètres et sourit en touchant encore en plein centre. Bintou s’approcha et alors qu’il visait, elle souffla dans son cou. La flèche rebondit sur le toit avant de tomber lourdement sur le sol.

- Alors, eoshen shale, tu perds ta concentration au moindre coup de vent ? le taquina-t-elle.

Loin de lui envoyer un regard noir, il lui sourit puis reprit son entraînement. Bintou ne l’embêta plus. Lorsqu’il considéra que cela lui suffisait, ils se rendirent dans la salle de préparation de Bintou. Il bourra de nombreux sacs d’onguents, de crèmes, de baumes, de pommades et autres produits divers et variés. L’entrepôt de Bintou fut rapidement vide.

- Je vais avoir du boulot ! maugréa-t-elle.

Elle accompagna son maître jusqu’à la porte du foyer.

- S’il te plaît, ne me laisse pas seule ici, murmura-t-elle, consciente qu’il refuserait.

Elle ne pouvait ne pas essayer. Ne rien tenter lui pèserait trop sur la conscience. En le faisant, elle s’évitait tout remord.

- Emmène-moi avec toi, supplia-t-elle.

Il leva les yeux sur elle, sur son visage couvert de larmes chaudes et salées. Sous son regard transperçant, elle fondit. Envahie d’émotions, tristesse et regret, amour et désespoir, angoisse et peur, elle perdit un instant tout contact avec la réalité.

- Si tu te sens trop mal, va à Ketema, dit-il.

Il refusait. Il la laissait là, dans cet endroit sordide, sombre, où elle était méprisée, haïe, rejetée. Le village, il aurait préféré qu’elle n’y aille pas. Il lui concédait ce droit à reculons. Ballottée entre deux courants opposés, elle eut l’impression de se noyer.

- Bintou ?

Elle se rendit compte qu’il s’était rapproché.

- Qu’est-que je viens de te dire ?

Bintou ne l’écoutait pas. Quels étaient les derniers sons entendus par ses oreilles ? Son cerveau les interpréta enfin correctement.

- Pas de shen en dehors du foyer, répéta-t-elle et il hocha la tête.

- Quelques soient les circonstances, pour quelque raison que ce soit. Jamais ! insista-t-il lourdement et Bintou acquiesça en reniflant.

Satisfait, il se retourna et s’en alla, la laissant chancelante à la porte du foyer. Il disparut rapidement derrière un arbuste et Bintou dégaina, prête à faire couler son sang. Une main saisit sa lame et retint son geste.

- Il ne veut pas que tu fasses ça, rappela le second jumeau, toujours apprenti.

Bintou fondit en larmes. Il lui ouvrit volontiers les bras pour un câlin réconfortant. Son frère, désormais eoshen, restait un pas en arrière, neutre. Après quelques instants, Bintou retrouva son calme.

- C’est gentil d’avoir essayé de nous défendre, commença Sylenn, mais ce n’était pas nécessaire.

- Je le comprends maintenant, indiqua-t-elle. Toutes mes félicitations, eoshen. Et toi, l’an prochain, d’accord ?

- Il recommencera, maugréa-t-il en retour en regardant dans le vide derrière Bintou, et j’échouerai de la même manière.

- Lâche l’affaire et il fera de même, gronda Sylenn.

Son frère gémit et baissa les yeux. Il devait juste cesser de vouloir devenir shale. La personne à soigner serait quelqu’un de moins important à ses yeux et il y parviendrait sans difficulté. Bintou pinça les lèvres. Se séparer de son frère jumeau ? Perdre à tout jamais l’espoir de sortir et de voyager à travers L’Jor avec lui ? Il avait un an pour faire à jamais le deuil de ce rêve.

Ils se rendirent ensemble auprès du professeur de régénération naturelle en pleine méditation depuis des lunes.

- Alors ? demanda Sylenn.

Bintou caressa sa ligne principale qu’elle remonta doucement vers l’ancrage, geôlier enchaînant la mauvaise personne. Une violente douleur parcourut le bras de Bintou. Elle secoua la tête en grimaçant.

- Pas encore, annonça-t-elle.

Sylenn fit la moue.

- Tu crois qu’il n’ira pas plus loin ? comprit Bintou.

- Il est déjà bien loin, indiqua-t-il.

Bintou n’aurait pas été capable de le dire. Elle s’agenouilla devant lui.

- On attend encore, dit-elle. Je veux fêter ta réussite !

- Et ta première validation ! s’exclama Sylenn.

- Ce n’est pas la première épreuve que je réussis, répliqua Bintou.

- Non, mais les précédentes, le maître de cérémonie ne te les a pas validées. Le pont de projection est une compétence shale. Il faut être shale pour la valider, ce que le maître de cérémonie n’est pas.

- J’ai validé une compétence shale… sans jamais avoir validé une compétence d’eoshen, c’est ça ? comprit Bintou et Sylenn hocha la tête en souriant.

- Tu m’énerves, d’ailleurs, indiqua l’eoshen.

- Pourquoi ?

- Tu as envie de faire un truc alors paf, tu le fais. C’est exaspérant !

- C’est difficile à réaliser, comprit Bintou.

- Je n’en serai jamais capable, indiqua le jumeau encore apprenti d’une voix triste et lasse.

Bintou grimaça. Qu’elle ait validé cette compétence n’allait pas améliorer ses relations avec les habitants du foyer.

- Un combat amical, Sylenn ? proposa-t-elle.

Elle avait envie de se défouler et supposa que les jumeaux aussi.

- Ne m’appelle pas ainsi, gronda l’eoshen.

- Ce n’est pas ton nom ? s’étonna Bintou.

- Les eoshen n’ont pas le droit d’en porter. Nous ne sommes qu’un membre d’une communauté, sans existence personnelle.

« Je m’appelle Syphry » dit le jumeau apprenti dans la partie de l’esprit de Bintou qui lui était réservé.

Bintou sourit. Dépersonnalisés, ces deux-là ne le seraient jamais. Bintou regarda vers la grande porte ouverte vers L’Jor et soudain, une question la tarauda pour ne plus la quitter : comment s’appelait-il ?

- Repose ta question correctement, demanda Sylenn.

- Un combat amical, eoshen ? se corrigea-t-elle.

- Volontiers, répondit-il.

Son frère grimaça. Il les suivit à la salle des guépards mais ne participa pas à l’échange de coups. Apprendre à se battre n’était utile qu’aux shale. Les eoshen sédentaires n’avaient aucune raison de s’y entraîner, en dehors de se défouler. Après tout, entre ces murs, ils ne risquaient rien. Syphry faisait un pas dans l’acceptation de son avenir emprisonné, permettant par la même à son frère de s’élever, enfin libéré de son boulet.

 

#######################

 

- Tu m’as dit que tu n’avais plus rien à m’apprendre ! gronda Bintou en entrant dans la salle de cours du professeur d’esprit.

Il se tenait assis en tailleur, les yeux fermés, un immense sourire barrait son visage.

- Tu me déranges, indiqua-t-il. Sors, Bintou. Laisse-moi profiter.

- Tu écoutes le canal public ! l’accusa-t-elle. J’ai essayé de me connecter dessus. Je ne comprends rien !

- C’est sûrement parce que tu es une femme. Dégage maintenant.

Il n’avait même pas daigné ouvrir les yeux. Bintou gronda avant de sortir. En quoi son sexe avait-il quoi que ce soit à voir là-dedans ? Normalement, elle aurait dû être en mesure de comprendre tous les échanges télépathiques, de quelques natures qu’ils soient. Non ! Il lui avait menti, voilà tout. Il en avait eu marre d’enseigner à la petite esclave humaine et s’en était débarrassée.

Cela ne lui disait pas comment interpréter correctement le signal. Elle voulait savoir ! Elle se rendit auprès du seul eoshen qui accepterait peut-être, avec un peu de chance, de lui répondre.

- Que tes nuits soient sombres, Sylenn, lança-t-elle dans la salle où il méditait.

- Arrête de m’appeler comme ça ! gronda-t-il en retour.

- Que tes nuits soient sombres, eoshen, se corrigea Bintou d’un ton enfantin.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou. Tu n’en as pas marre de me saluer chaque jour ? On vit ensemble tu sais !

- Ça s’appelle la politesse. Bref. Tu écoutes le canal publique ?

- Non, certainement pas ! gronda-t-il.

Une moue dégoûtée apparut sur son visage. Bintou cligna des yeux, interloquée par la réponse.

- Je n’arrive pas à le comprendre, indiqua Bintou.

- C’est sûrement parce que tu es une femme, répondit Sylenn.

Lui aussi s’y mettait ? Mais c’était une maladie chez eux ! En quoi son sexe influait-il d’une quelconque manière sur ses compétences magiques ?

- Sylenn, je ne…

- Arrête de m’appeler comme ça, siffla-t-il en ouvrant enfin les yeux.

- Quel rapport avec mon sexe ? s’exclama-t-elle, énervée.

Sylenn soupira. Elle ne le laisserait pas méditer de toute façon.

- D’accord, je t’explique.

D’un geste, il lui proposa de s’asseoir devant lui et elle le fit volontiers.

- Il y a peu de femmes à L’Jor, commença Sylenn.

- Elles vivent à Adama, dans les palais de coton, dit Bintou, fière de montrer qu’elle n’était pas totalement ignorante sur le sujet.

- En effet, confirma Sylenn. Elles sont peu nombreuses et mettent rarement au monde une fille. De ce fait, elles sont précieuses alors pour être sûre de ne jamais en perdre, chacune d’elle est escortée d’un eoshen. Sa mission est de prendre soin d’elle. Il la soigne, il la suit pendant ses nombreuses grossesses, il sert de confident, d’ami, de proche, de soutien.

- Je vois, dit-elle.

- Hum… Tu ne sembles pas, fit-il remarquer.

- Comment ça ?

- La transmission que tu perçois sans la comprendre vient des palais de coton, dit Sylenn.

Bintou fit la moue. Qu’importait l’origine de la transmission ? Elle aurait dû pouvoir la déchiffrer, d’où qu’elle vienne ! Sylenn leva alors ses deux mains, fit un cercle avec sa main gauche avant de réaliser des allers et retours dedans avec son index droit tendu.

Bintou en perdit tout sourire.

- Tu déconnes ? La transmission… C’est…

Sylenn hocha la tête.

- Et c’est moi qui ait des pensées sales et impures ? s’exclama-t-elle en comprenant ce que le professeur d’esprit avait voulu dire par « laisse-moi profiter ». Elles sont au courant au moins ?

- Elles savent que les eoshen sont liés par l’esprit, indiqua Sylenn.

- Elles ne savent pas, en conclut Bintou. Si je ne l’avais pas ressenti, jamais je n’aurais cru possible de pouvoir ainsi non seulement voir, mais également entendre, toucher, goûter, sentir comme quelqu’un d’autre. Il transmet également les émotions, n’est-ce pas ?

- Ils transmettent tout… dans les moindres détails, indiqua Sylenn. D’où la raison pour laquelle tu ne comprends pas. Ce sont des sensations masculines qui sont transmises. Ton esprit ne les saisit pas. Comment est-il censé te traduire une érection ?

Bintou grimaça.

- C’est ignoble, conclut-elle. Pourquoi ne le suis-tu pas ?

- Parce que participer, c’est encourager.

- Et tu t’opposes au fait qu’ils transmettent, supposa Bintou.

- Ce n’est pas la transmission que je réfute, mais l’acte en lui-même.

Bintou resta interdite à cette réponse.

- Seuls les reproducteurs devaient avoir le droit de toucher ainsi aux femmes. Que les eoshen le fassent est illégal or nous sommes censés faire respecter la loi.

Bintou transperça Sylenn des yeux et hocha la tête. Il souhaitait devenir shale. Sa droiture et son honneur seraient essentiels dans l’exercice de ses fonctions. Les eoshen du foyer savaient qu’ils ne sortiraient jamais de cette prison. Il s’agissait peut-être de leur seul moment d’évasion, de plaisir personnel.

Finalement, Bintou eut pitié d’eux. Obligés de vivre par procuration un acte aussi intime et naturel. Elle soupira. Elle les plaignait… jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle était exactement dans la même situation… et même pire. Elle n’aurait même pas accès à ce qu’ils recevaient via ce canal.

- Pourquoi les eoshen au palais de coton livrent-ils ainsi leur intimité ?

- Parce que s’ils ne le font pas, ils sont priés de revenir au foyer et sont remplacés. Ce ne sont pas des shale. Ce n’est pas nécessaire. Ils ne risquent rien là-bas. Des Tewagi protègent la zone jour et nuit.

- Si tu veux baiser, tu partages, comprit Bintou. Ce chantage est horrible !

Sylenn haussa les épaules. Futur shale, cela ne le concernait pas.

- Merci, Sylenn.

- Arrête de m’appeler comme ça.

Bintou lui tira la langue.

- Combat ? proposa-t-il.

- Syphry nous rejoint ? demanda Bintou.

- Non. Il lit à la bibliothèque.

Bintou fronça les sourcils.

- Il a accepté de ne sortir d’ici qu’à travers mes pensées. Il se sédentarise. Du coup, il préfère s’éloigner de tout ce qui lui rappelle ses espoirs anéantis.

- Mes massages n’y changeront rien, maugréa Bintou.

- Tu fais beaucoup mais pas des miracles non plus ! Il y a une part de capacité de chacun aussi.

Bintou hocha la tête. L’entraînement agréable fut stoppé en plein milieu par un appel télépathique d’un shale. Sylenn recevait ses leçons de cette façon. Dès qu’un shale avait le temps et l’envie de lui enseigner une compétence shale, Sylenn se rendait disponible pour lui. Bintou avait l’habitude d’être ainsi arrêtée en plein milieu d’un combat, d’un massage ou d’une discussion.

Elle s’éloigna afin de le laisser apprendre tranquillement. Elle comptait se rendre dans la salle de préparation réaliser des produits.

La porte grande ouverte sur l’extérieur la fit frémir. La liberté était à portée de main. Si elle tentait de partir, ils l’en empêcheraient. Elle soupira de tristesse. Il y avait tant de merveilles à voir, là dehors !

Syphry aurait la chance dans son malheur de pouvoir les voir à travers les sens de son frère.

Bintou ouvrit de grands yeux avant de les fermer en calmant sa respiration. Elle plongea au fond d’elle-même et dirigea son esprit vers son maître. Elle le connaissait par cœur, d’âme, de corps, d’esprit, d’assemblage.

« Maître ? » appela-t-elle par pensée.

« Bintou ? » l’entendit-elle répondre.

Elle sourit. Elle avait réussi à lier contact.

« Hé bien, ma chère, télépathie à très longue distance validée » indiqua son maître.

« Quoi ? »

« Je suis loin du foyer… vraiment loin… et c’est toi qui a lancé cet échange donc, je valide la compétence de télépathie à très longue distance ».

« C’est une compétence shale, c’est ça ? »

« En effet... »

« Sylenn va me tuer... » gémit Bintou.

« Parce qu’il est jaloux ou parce que tu l’appelles par son prénom ? »

Bintou fit la moue.

« Tu voulais me parler ? »

« Euh, oui… je… me demandais si… par hasard… tu… enfin... » bafouilla Bintou.

« Et si tu mettais un peu d’ordre dans tes pensées ? »

Bintou respira puis forma la phrase complète.

« Accepterais-tu, lorsque tu croises, je ne sais pas, quelque chose… de remarquable… une fête, de la musique, des danses ou… n’importe quoi d’intéressant… de me le transmettre ? »

« Très volontiers » indiqua son maître.

Bintou explosa de joie.

« Merci, merci, merci » répéta-t-elle.

Le jour-même, il lui envoya la vision du coucher de soleil sur l’océan, vision magnifique et colorée. Il avait tout compris. Bintou profita du paysage magnifique puis se rendit auprès du professeur de régénération naturelle.

Elle toucha son fil principal mal ancré. Il électrisa ses doigts mais cela restait largement supportable. Elle attrapa l’ancrage et commença à l’étirer, l’assouplir, le ramollir afin qu’il lâche ce fil qui n’avait rien à faire là.

L’ancrage réagit à la perfection. De dur, il devint mou. Bintou supporta aisément les chocs de faible amplitude. L’eoshen était dans une méditation profonde.

Ce fil avait envie d’être libre. Il luttait contre l’ancrage, tirait, combattait, se débattait. De ce fait, il était en piteux état. Le retirer allait devoir se faire tout en douceur car le risque qu’il casse était gigantesque.

Bintou estima que le moment était bon. Elle plongea ses doigts dans l’ancrage, accrocha le fil en faisait fi de la douleur irradiant dans son bras et remontant dans son épaule, et tira doucement.

Le fil suivit. Dès qu’il fut libre, l’assemblage tout entier pulsa, voletant au rythme d’un son imaginaire. Il fêtait sa liberté retrouvée, son harmonie recouvrée.

Bintou attrapa le fil endommagé et le caressa. Le massage virtuel associé à la méditation profonde fit disparaître les écorchures. Le fil se consolida, devenant plus solide et plus fin en même temps.

Bintou soupira. Le plus dur avait été fait. Tant qu’à être là, autant en profiter. Elle dénoua la vingtaine de nœuds répartis un peu partout, que la méditation profonde permit de remettre immédiatement en place.

Bintou s’éloigna d’un pas. Le résultat était magnifique. Loin de la soie de son maître, évidemment, mais une belle étoffe tout de même. Elle l’observa danser en souriant béatement. Ce spectacle était tellement beau !

Dommage qu’elle ne parvienne pas à le partager avec quiconque. Elle avait essayé mais la réalité s’était imposée : ses yeux ne voyaient pas réellement. Lorsqu’elle transmettait sa vue par la pensée, le récepteur ne voyait pas l’assemblage. Elle restait donc seule à voir les fils, les ancrages, les nœuds…

Le professeur de régénération naturelle ouvrit les yeux. Il mit un long moment à revenir pleinement au moment présent. Il méditait depuis tellement longtemps !

- Comment te sens-tu ? demanda Bintou.

- Tellement bien ! indiqua-t-il. Bintou, tu veux bien te blesser avec ta lame et me laisser te soigner ?

Elle dégaina et s’écorcha la main. L’eoshen effleura sa main et la plaie disparut. Il hoqueta. Compétence perdue depuis… trop longtemps. Espoirs anéantis. Retour au foyer. Liberté durement acquise reprise. Voilà qu’il la retrouvait. Il resta figé un instant tandis qu’une larme dévalait sa joue. Bintou constata qu’il tremblait légèrement.

- Merci, Bintou.

Il se leva et sans la laisser rien dire, il sortit du foyer comme s’il avait la mort à ses trousses. Bintou sourit. Un shale de plus signifiait moins de travail pour les autres mais également davantage de réactivité pour le peuple et donc plus de gens sauvés.

Bintou retourna voir Sylenn. Il se trouvait en plein cours alors elle partit faire des potions. Elle fut alpaguée par un shale.

- Tu peux me décoincer, moi aussi ? lui demanda-t-il.

Il avait dû courir sacrément vite pour arriver aussi rapidement. Bintou activa son shen pour découvrir un tissu retenu dans le dos. Bintou ignorait totalement quelle compétence cette erreur lui avait fait perdre. Pas une nécessaire pour être shale, visiblement.

- Je ne peux pas faire de Nech’i kwasi, annonça-t-il. Je bluffe en permanence. C’est pour ça que je reste près du foyer… afin de pouvoir m’y réfugier en cas de problème.

Bintou hocha la tête.

- Tu veux aller méditer ?

- Aucune chance que je reste des lunes ici.

- Somnifère ? proposa-t-elle.

- Tes massages me conviennent parfaitement. Je ne trouve pas tes pensées sales ou impures, indiqua-t-il en lui envoyant un clin d’œil.

Bintou sourit avant de le regarder intensément. Aucune salutation, aucune formule de politesse. Les shale avait l’habitude d’ordonner et de se faire obéir. Il ne changea en rien son comportement.

- D’accord, finit par lâcher Bintou.

Il plongea très vite en méditation profonde. Bintou savait maintenant comme faire. L’ancrage se ramollit aisément et le fil retrouva son trajet normal. Tous les nœuds disparurent rapidement. Quelques instants plus tard, Bintou voyait apparaître une Nech’i kwasi dans la main du shale qui souriait intensément.

- Merci, Bintou.

Première formule de politesse ! Cela fait plaisir.

- Je t’en prie.

Il sortit et Syphry fit son apparition.

- C’est l’heure de ton massage ? s’exclama Bintou en regardant rapidement le ciel dans l’encadrement de la porte. Je n’ai pas vu le temps passer !

- Pas de souci, sourit-il.

Dénouer Syphry demandait énormément d’énergie. Bintou avait fini par utiliser un sablier afin de limiter le temps passé avec lui. Il y avait tant de travail ! Son assemblage de mailles grossières demandait beaucoup de finesse et de motivation.

Sylenn se présenta peu après. Ce massage-là fut agréable. Naviguer sur une étoffe aussi douce et soyeuse plaisait énormément à Bintou.

- Combat ? proposa-t-il dès qu’il fut rhabillé.

- Carrément ! s’exclama Bintou qui avait bien besoin de se dégourdir un peu.

 

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« Bintou ? Quelqu’un pour toi à la porte. »

Elle reçut ce message en pleine passe et il la surprit tellement que pour la première fois, Sylenn l’atteignit.

- J’ai été déconcentrée, indiqua-t-elle alors que son adversaire montrait son étonnement. On m’attend à l’entrée visiblement.

- Vas-y, dit-il. On reprendra plus tard.

- Tu es sûr ? Ça ne te dérange pas ?

- Non, je vais m’entraîner, précisa-t-il en désignant son crâne.

- À plus tard, Sylenn.

- Ne m’appelle pas comme ça ! gronda-t-il tandis que Bintou disparaissait dans un couloir en riant.

Bintou courut jusqu’à la grande porte pour y découvrir…

- Yarhi ? s’exclama-t-elle.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou. Je me rends de nouveau à Adama, indiqua-t-il.

- Que tes nuits soient sombres, Yarhi. Excellente nouvelle !

- Je me fais vieux… et les femmes sont très exigeantes.

- Ah ?

Il lui tendit trois flacons. Elle ouvrit le premier et sentit son contenu.

- Elles le trouvent trop fort, trop âpre, trop rugueux.

Bintou sentit le second.

- Trop fleuri, indiqua-t-il.

Le troisième fut annoncé comme insipide et inintéressant.

- Tu aurais quelque chose à proposer ? demanda-t-il.

Bintou sourit puis hocha la tête.

- Je vais dormir chez Milom, indiqua Yarhi.

- Je t’apporte ça dès que c’est prêt.

- Tu as le droit de sortir ? demanda-t-il en observant l’encadrement de la porte entre elle et lui.

Elle dedans, lui dehors, aucun des deux n’avait franchi la limite invisible.

- Oui, sous certaines conditions mais oui, indiqua-t-elle.

Même si son maître aurait préféré qu’elle s’abstienne.

- Super, s’enthousiasma Yarhi avant de retourner au village.

Bintou passa la nuit à distiller, mélanger, touiller, extraire, jeter, recommencer. Enfin, le parfum fut prêt. Elle n’en fit que quelques bouteilles. Yarhi ferait le reste directement sur place.

Bintou donna leurs massages aux deux jumeaux puis se rendit au village. Tous les habitants furent ravis de la voir et la saluèrent gaiement. Cela lui fit chaud au cœur. Elle dut répéter pas moins de cinq fois la recette avant que Yarhi la retienne enfin. Il se faisait vraiment vieux. Il la remercia chaleureusement.

- Tu m’aides avec l’alambic ? demanda-t-il.

- Pas comme la dernière fois, si telle est ta demande.

- Ah ?

- C’est la condition requise. Pas de shen.

- Je vais chercher du monde, en conclut Yarhi en souriant.

De retour au foyer, un shale l’attendait.

- Que tes nuits soient sombres, Bintou, dit-il.

Il la saluait. Cela changeait.

- Que tes nuits soient sombres, eoshen shale. Un fil à décoincer ?

- Non, mon aumônière est vide. Tes produits, s’il te plaît.

Et maintenant une formule de politesse. Bintou activa le shen pour voir un assemblage sans pincement mais plein de nœuds.

- Tant que tu es là, tu es sûr de ne pas vouloir profiter d’un massage ?

- L’un n’empêche pas l’autre, précisa-t-il en souriant.

- Allons-y alors, dit Bintou.

Il la salua de nouveau au moment du départ et les jours s’enchaînèrent. Bintou ne risquait pas de s’ennuyer. Entre les massages aux eoshen de plus en plus nombreux à se porter volontaires, faire découvrir leur moi intérieur aux jeunes apprentis, réaliser des produits, créer de nouveaux parfums pour Yarhi et les femmes des palais de coton, les entraînements au combat avec Sylenn, les merveilles transmises via le canal télépathique par son maître, les shale à décoincer… heureusement que Bintou n’avait plus besoin de dormir ou de manger depuis longtemps !

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blairelle
Posté le 06/09/2023
Bintou est décidément ma préférée des trois. J'aime beaucoup les descriptions des tissus et des maillages qui entourent les eoshens.
Je dois sûrement passer à côté de quelque chose d'évident, mais je ne vois pas encore de mystère à comprendre du côté de Bintou. Pourtant, elle doit bien être impliquée d'une manière ou d'une autre dans l'apparition des terres noires et l'exil des elfes des forêts ?

le canal publique => le canal public
« Ce sont des sensations masculines qui sont transmises. Ton esprit ne les saisit pas. Comment est-il censé te traduire une érection ? » : via des membres fantômes ? Ou tout simplement via son propre appareil génital ? Je n'ai jamais été dans un corps différent du mien mais j'ai vu des témoignages d'hommes trans dont le corps a été beaucoup modifié suite à l'hormonothérapie et qui confirment qu'on peut avoir une érection avec un clitoris sous testostérone. Donc ça me semble bizarre qu'elle ne puisse pas ressentir le "canal public", au moins certaines sensations transmises. Bon après, c'est de la magie.
Nathalie
Posté le 06/09/2023
Bonjour blairelle

Bintou est ma base, mon support. Elle ne semble pas avoir de lien avec les deux autres et pourtant, on sent bien que ça va venir. Elle possède les clés de tout. C’est par elle (mais sans sa volonté) que tout s’explique. Son histoire est plus douce, moins violente. Moi aussi, je l’aime bien !

Voilà, on va dire que c’est de la magie et qu’une femme ne peut pas ressentir des sensations trop masculines. Aussi parce que je ne voulais pas décrire ça (lectorat cible oblige).
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