Chapitre 24 : Une simple soirée

Par la fenêtre entrouverte, un filet du vent froid du soir s’engouffrait dans la chambre. Alangui dans le fauteuil le plus près de la cheminée flamboyante, Alàtar fut parcouru d’un frisson.

— Peux-tu fermer cette fenêtre ? lança-t-il.

— Tu me prends pour ton valet ? répliqua Tyeltaran d’un ton acerbe.

Mais il se leva néanmoins pour accéder à sa demande. Après un léger claquement, les vitres furent refermées au nez du vent.

— Et tire les rideaux, ajouta Alàtar en savourant la chaleur du feu, les yeux mi-clos comme un chat satisfait.

— Pas question.

A pas lents, son frère revint vers lui pour se laisser tomber dans le fauteuil voisin. Alàtar lorgna avec mécontentement la nuit du ciel à travers les carreaux de verre épais. Quelques étoiles commençaient à apparaître par-dessus les murailles.

— Je déteste la lune de Drogö, marmonna-t-il en replongeant son regard dans les flammes.

— Et je ne comprends toujours pas pourquoi, répliqua Tyeltaran avec un haussement épaules. Tu ne trouves pas fascinant cette soudaine tombée du froid, la brutalité avec laquelle la pluie chasse le souvenir de la chaleur de l’été ?

D’un geste élégant, il souleva la coupe de vin posée sur le guéridon près de lui pour la porter à ses lèvres. Alàtar ne lui fit pas remarque concernant ses choix de boissons à de telles heures, quoiqu’il en brûlât d’envie.

— Fascinant ? souffla-t-il. C’est sinistre.

— Comme toi.

Alàtar ne répondit pas, le regard fixé sur l’hypnotisante danse du feu en essayant de ne penser à rien d’autre. Il se sentait mal, ce soir, nerveux. Une chance que Tyeltaran se couche à des heures indues et lui ait permis de s’installer avec lui dans sa chambre, comme quand il était petit.

— Tu veux du vin ? demanda l’objet de ses pensées au bout d’un long moment de silence.

Une vieille plaisanterie. Cet idiot connaissait déjà sa réponse.

— Évite de vider le cellier avant la Fête de Cyrmë, persifla le cadet. Nous serons beaux si nous n’avons que de l’eau à proposer aux ducs pour le banquet.

Avec un ostensible soupir, Tyeltaran renversa la tête en arrière et but une longue gorgée. Avachi dans son fauteuil comme s’il était déjà ivre, il passa ses jambes par-dessus l’accoudoir – la position qu’il avait toujours trouvé la plus confortable pour s’asseoir.

— Au fait, le duc d’Ustan est arrivé à Eäran il y a quelques heures, signala Alàtar en faisant mine d’inspecter ses ongles. Je ne crois pas que tu l’aies salué.

— Qu’est-ce qu’il fait là si tôt, celui-là ? répliqua Tyeltaran avec dédain. La Fête de Cyrmë a lieu dans deux décades et il n’est qu’à trois jours de cheval d’Eäran.

— Tu n’as pas entendu parler de la convocation du conseil vassalique ? fit Alàtar de son ton le plus innocent. Les magistrats l’ont fixée lors de l’assemblée de ce matin.

— Eh bien je vois que tu t’es empressé de m’en informer, gronda son frère en dardant sur lui un regard mécontent. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas eu l’occasion de nous voir depuis ta sortie de l’assemblée.

Alàtar préféra détourner le sien sans chercher à le provoquer davantage. Il ne se sentait pas d’humeur à chercher le conflit.

— D’après les derniers rapports, la situation des duchés frontaliers n’est pas reluisante, expliqua-t-il platement. Les Arenoriens s’enfoncent de plus en plus loin à l’intérieur des terres.

— J’ai constaté des phénomènes semblables en Daneimion, soupira Tyeltaran en calant son visage au creux de sa paume. Quoique j’espère que l’arrivée de l’hiver les arrête bientôt, Ustan et Teharion n’auront pas la chance de bénéficier de la protection de la neige.

— C’est bien pour cela que le conseil vassalique va être levé pour discuter des mesures à prendre.

L’air ennuyé, son frère lui décocha un coup d’œil.

— Inutile que j’y participe. Je sais exactement comment protéger mes terres.

— Il ne s’agit pas que de toi, répliqua vivement Alàtar, le poing serré. Tu ne peux pas faire cavalier seul face à une telle instabilité.

Tyeltaran le coupa d’un geste de main négligeant, comme s’il chassait un insecte. Le prince cadet sentit un coup de colère bouillir dans ses veines, mais il parvint à la juguler et à demeurer de marbre face à l’expression suffisante de son frère.

Il le connaissait assez bien pour pouvoir prévoir la plupart de ses réactions. S’il insistait, Tyeltaran lui rappellerait d’un ton cinglant qu’il gouvernait son duché depuis huit ans alors que lui-même ne possédait même pas une baronnie, et qu’il n’était pas le plus à-même de lui faire la morale. Ce qui était en partie vrai.

— En parlant d’Ustan, fit le prince aîné en se servant un nouveau verre avec décontraction, j’imagine qu’il te colle au train depuis son arrivée ?

— Ce n’est pas la formulation la plus élégante que tu pouvais trouver, sourit Alàtar, mais en effet, l’idée est là. Quoiqu’Aenos – je veux dire, Lancasia – m’a tiré de ses griffes assez rapidement…

— C’est vrai que cet arhîl a l’air de beaucoup t’apprécier, acquiesça Tyeltaran, l’œil brillant. Tu l’appelles par son prénom ? Intéressant.

Alàtar sentit une légère rougeur lui monter aux joues, et de nouveau, lutta pour se maîtriser.

— Ustan n’a jamais manifesté une profonde affection à l’égard des Dejclans, poursuivit son frère en regardant au fond de son verre de vin avec intérêt. Il s’était d’ailleurs frontalement opposé à ce que cette alliance avec la Dejclencie se fasse, si je me souviens bien.

— Oui, lui et la duchesse de Calcède.

— Ces deux-là, ricana Tyeltaran. D’éternels ennemis qui ont pourtant tellement en commun… et qui s’allient toujours lorsqu’il s’agit de contrarier la couronne.

Son frère dut admettre qu’il était dans le vrai. Puis, se souvenant d’une chose, il annonça :

— La duchesse ne viendra pas au conseil, de ce que j’ai entendu dire. Elle délègue son siège à son fils.

— Amaran ? s’exclama Tyeltaran d’un air ébahi. Cet imbécile prétentieux, au conseil ?

Il éclata d’un rire plein de sarcasme.

— J’ai hâte de voir ça, conclut-il en portant de nouveau sa coupe à ses lèvres. Mais n’essaye pas d’esquiver le sujet principal, reprit-t-il d’un air goguenard. Ustan t’a-t-il encore proposé d’épouser sa fille ?

S’attendant à cette question – qu’il avait un instant cru esquivée – Alàtar soupira en levant les yeux au plafond.

— Pas encore, mais la question ne tardera pas, sois en sûr.

— Je me demande si la Calcède et lui ont fait le pari de marier leurs filles à l’une d’entre nous en premier, lança Tyeltaran d’un air pensif. Cela ne m’étonnerait pas.

Retenant un sourire, Alàtar ménagea son effet avant de déclarer avec nonchalance :

— Dans ce cas, ils risquent alors d’être fort déçus si nous nous faisons offrir la main de princesses Dejclanes à la place.

Du coin de l’œil, il observa l’expression de Tyeltaran se faner et revêtir la plus complète incompréhension.

— Comment ça, des princesses Dejclanes ?

— J’ignore si tu es au courant, répondit Alàtar d’un ton railleur, mais depuis quelques semaines, notre père essaye de consolider nos relations avec la Dejclencie…

— Ne me prend pas pour un idiot.

Tyeltaran s’était redressé comme un serpent prêt à frapper, avant de se laisser retomber en arrière, la mine sinistre.

— Ils auront mis du temps avant de mettre le sujet sur le tapis.

Les coudes appuyés sur les genoux, le cadet esquissa un sourire sans joie :

— Les Dejclans affectionnent trop les ronds de jambe pour laisser s’écouler moins de deux mois avant d’aborder les choses sérieuses.

Son frère laissa échapper un petit ricanement.

— Quoi qu’il en soit, reprit Alàtar, nous sommes tous deux encore célibataires et que le roi Révéré dispose de nombreuses filles.

— Une magnifique transaction en perspective, gronda Tyeltaran en se levant d’un mouvement brusque.

— Ce serait revenu au même s’il t’avait fait épouser la fille de Calcède ou n’importe quelle autre fille de noble, souligna tranquillement Alàtar. Je suis heureux que tu découvres enfin comment fonctionne la politique.

Il regarda son aîné arpenter la pièce, sa silhouette découpée dans les flammes de la cheminée, son visage partagé entre colère et résignation.

— Cela ne me réjouit pas plus que toi, assura-t-il en s’autorisant un soupir. Mais c’était inévitable, et cela fait partie de notre devoir.

Il s’interrompit abruptement quand un son s’éleva à l’extérieur. D’abord faible, semblable à un lointain écho, il monta en puissance dans une note grêle qui le fit violemment frissonner. Tyeltaran s’immobilisa, le visage tourné vers la fenêtre aux rideaux toujours ouverts.

Au dehors s’élevait la voix de leur frère cadet.

— Ferme les rideaux, souffla Alàtar.

Tyeltaran ne bougea pas. Il semblait statufié sur place, le regard perdu dans le ciel noir à travers les carreaux de verre embués.

Les mains nerveusement jointes sur ses genoux, Alàtar ferma les yeux. Le chant de Lün portait toujours un accent angoissant qui le prenait à la gorge comme un accès de larmes ; il haïssait cette sensation. Il aurait voulu aller lui-même fermer les rideaux, se calfeutrer pour ne plus l’entendre, mais l’idée de s’approcher ne serait-ce que d’un pas de cette fenêtre le paralysait. C’était une peur d’enfant qui coulait comme du plomb dans ses veines, de la peur primaire, l’unique contre laquelle il n’avait rien pu faire. Lün réveillait cela en lui.

Il tenta de faire abstraction de la voix qui les nimbait, de se renfermer dans son propre esprit comme dans une forteresse, de compter les secondes en attendant la fin de son supplice. Il eut l’impression que le temps s’éternisait dans le seul but de le faire languir. Sa mâchoire contractée lui faisait mal et ses paumes pressées ensemble étaient moites.

Puis enfin, le chant décrut et s’évanouit lentement dans le lointain. Alàtar eut la vague sensation qu’une migraine qui lui vrillait les tempes s’était enfin estompée. Le silence s’étendit de nouveau, à peine troublé par le crépitement du feu. Il prit une ample inspiration et rouvrit les yeux.

Posté près de la fenêtre, Tyeltaran le regardait d’un air inquiet.

— Tout va bien ?

— Hîl Caraghon est près de lui, n’est-ce pas ? demanda Alàtar, ignorant sa question.

— Si tout s’est bien déroulé, oui, acquiesça son frère en revenant vers lui à pas lents.

La colère semblait l’avoir déserté. Aucun d’eux n’éprouvait l’envie de revenir au sujet que Lün avait interrompu.

Alàtar laissa filer quelques secondes, le temps d’entièrement retrouver son calme.

— Il y a quelque chose qui m’intrigue, à ce propos.

Tyeltaran haussa un sourcil en se laissant tomber sans grâce dans son fauteuil. Il avait l’air soudain très fatigué.

— Quoi donc ?

Alàtar hésita encore un instant, se demandant s’il adoptait le bon angle d’attaque. Mais sa curiosité lui brûlait les lèvres.

— Comment parvient-il à rentrer dans la tour ?

Son frère fronça légèrement les sourcils, comme surpris par cette question. Devant son silence, Alàtar insista d’un ton un peu sec :

— J’ignorais d’ailleurs que Lün était capable d’en sortir pour venir te voir.

Ce qui n’était qu’un demi-mensonge ; il s’en doutait depuis longtemps, sans cependant avoir de preuves.

— Qu’est-ce que tu trafiques, Tyeltaran ? Est-ce que c’est toi qui as touché à la clef ?

Il prononça ces mots sans y croire, mais le prince aîné fut piqué au vif.

— Pardon ? Accuse-moi d’être celui qui a agressé Lün, tant que tu y es !

— Ce n’est pas ce que…

Tyeltaran le fit taire d’un regard courroucé.

— Est-ce que cela te regarde, d’ailleurs ? Je t’ai déjà fait assez confiance pour te mettre dans le secret…

— Et je me demande bien pourquoi tu m’as choisi, moi, gronda Alàtar, les poings contractés. Pourquoi n’avoir pas fait appel à ta veneresse préférée, cette Kanska ? Tu lui confie bien plus de choses qu’à moi. Tu ne me parles presque jamais de rien, Tyeltaran, sauf pour me provoquer…

Il maudit la fêlure de sa voix qu’il aurait voulu cinglante. Son frère lui jeta un regard étonné.

— Ce n’est pas pour ça que je ne te fais pas confiance, dit-il avec douceur. Tu n’en as peut-être pas l’impression, mais c’est toujours vers toi que je me tourne en premier quand j’ai besoin d’un conseil.

Ces mots réchauffèrent le cœur d’Alàtar d’une manière qu’il n’aurait pas cru possible ; mais l’amertume qu’il avait osé exprimer lui comprimait encore la gorge comme un poids dont il n’arrivait pas complètement à se débarrasser.

— Sans avoir tous les éléments en main, il est difficile pour moi de t’aider, rétorqua-t-il farouchement. Tu te complais dans les mystères, mais c’est de réponses dont j’ai besoin.

Tyeltaran le dévisagea encore quelques instants avant de détourner la tête.

— Tu n’en auras pas à cette question-là. Je suis désolé.

Il ne lui présentait que son profil, mais Alàtar perçut le changement de son expression, l’affliction qui passa brièvement sur ses traits.

— Pourtant, Caraghon le sait, lui, souligna le jeune prince d’un ton soigneusement dépouillé de toute émotion.

Il vit le visage de son aîné se contracter, et eut brièvement la sensation d’être une buse agile harcelant un puissant aigle.

— Ce n’est pas la même chose.

Alàtar s’autorisa un petit rire, mais sans ressentir aucune joie.

— Oh, ça, je sais bien que ce n’est pas la même chose. Si tu nourrissais pour moi les mêmes envies que tu as pour lui, je m’inquiéterais.

Il n’était pas dans ses habitudes de proférer ce genre de plaisanterie, et Tyeltaran fut aussi pris de court que lui.

— Tu ne lui fais toujours pas confiance.

C’était une constatation.

Alàtar préféra éluder la question, et rétorqua sèchement :

— Il ne s’agit pas de mon opinion à son sujet, mais de la tienne. Je ne te demanderai pas de te défier de lui, bien sûr que non – mais simplement de prendre garde.

— Je n’ai pas envie de continuer cette conversation, Alàtar, le coupa Tyeltaran d’une voix sombre. Je sais ce que tu vas me dire.

Il avait détourné la tête pour que leurs regards ne se croisent pas.

— Et tu dois savoir aussi que quelque part, j’ai raison, souffla le prince cadet à regret.

La dernière chose qu’il voulait était blesser son frère. Mais faisait-il plus de bien en gardant le silence ?

Il se tut cependant, comme l’avait demandé Tyeltaran, espérant que cela suffirait à le faire réfléchir. La pente sur laquelle il le voyait s’engager ne lui plaisait pas du tout. Restait à espérer que Caraghon aurait assez de jugeote pour comprendre par lui-même que se laisser entraîner dans son jeu était une erreur.

— Il commence à être tard, tu ne veux pas aller te coucher ? fit Tyeltaran en se penchant vers le feu faiblissant pour se saisir du tisonnier.

D’un geste distrait, il remua les braises des bûches presque complètement consumées. Alàtar le regarda faire, baigné par le calme de la chambre, sans se décider à bouger. Il avait déjà vécu cette scène bien des fois, enfant, et un brusque accès de nostalgie le clouait à son fauteuil.

Il chercha le courage de se lever pour s’asseoir au pied du fauteuil de son frère, de poser la tête sur ses genoux, comme il le faisait souvent à une époque passée. Il ne le trouva pas. Une boule de regret commença à se former dans sa gorge alors que le silence s’épaississait.

Il n’aurait pas dû venir voir Tyeltaran, pas quand Lün chantait.

— Tu as raison, fini-il par articuler avec difficulté. Je vais partir.

Sans même le regarder, son aîné le gratifia d’un vague geste d’assentiment.

Quand Alàtar quitta sa chambre, il se rappela, pour la première fois depuis de nombreuses années, ce que à quoi ressemblait l’envie de pleurer.