Le silence régnait. Un silence trop parfait, artificiel, presque conçu pour l’oppresser. Ce n’était pas qu’un silence. C’était une chape invisible qui écrasait ses épaules, alourdissait ses gestes. Étienne fixait le sol, les muscles crispés, sentant la moindre fibre de son corps se tendre sous l’effet de cette atmosphère oppressante. Son esprit oscillait entre rationalité et panique, incapable de trouver un point d’ancrage, un repère tangible.
Tout était absurde. Pourtant, c’était la seule réalité autorisée.
Les mots de Renard résonnaient encore dans son crâne, vides et glaçants, conçus non pour expliquer, mais pour détruire ses certitudes. Un écho insidieux, se répétant en boucle, s’insinuant dans les moindres recoins de sa conscience. Mais il refusait de se laisser happer par cette spirale.
Renard et David l’observaient en silence. Leurs regards pesaient sur lui, évaluateurs, méthodiques. Ils attendaient qu’il plie. Qu’il abdique. Qu’il prenne leur vérité pour la seule possible. Mais une fissure s’était formée en lui. Une faille, ténue mais indéniable. Un détail imperceptible qui refusait de s’aligner avec le reste. Une anomalie qu’il ne parvenait pas à identifier, mais qui creusait une brèche, élargissant le doute jusqu’au gouffre.
Il joua le jeu.
Il redressa légèrement la tête, inspira profondément et offrit un hochement de tête mesuré, un geste calculé, suffisamment lent pour paraître naturel, mais pas assez marqué pour trahir une adhésion trop soudaine. Il ne devait pas se précipiter. Ne pas éveiller leur méfiance.
— Vous avez raison, lâcha-t-il d’une voix faussement posée, contrôlant chaque intonation, chaque fluctuation dans son souffle.
David échangea un regard avec Renard. Étienne connaissait ce regard. Il savait qu’il mentait. Son mensonge était une construction fragile, un fil tendu au-dessus du vide. Il suffisait d’un faux pas, d’une infime hésitation, pour qu’il s’effondre. Mais il devait être prudent. Jouer la carte de l’acceptation totale serait suspect. Ce serait trop net, trop rapide. Il devait feindre la confusion, l’hésitation. Leur faire croire qu’il était sur le point de se briser, mais qu’il lui fallait encore quelques instants pour s’effondrer complètement.
Il baissa les yeux, souffla lentement. Il devait ressembler à un homme dont les repères s’étaient pulvérisés.
— C’est… difficile à admettre, ajouta-t-il d’une voix légèrement tremblante, calculant avec précision l’intonation, la manière dont ses lèvres se tordaient, dont son souffle semblait plus court. Il passa une main nerveuse sur sa tempe, comme s’il tentait de repousser une douleur lancinante. — Mais… je veux comprendre.
Un silence suivit sa déclaration. Pesant. Électrique.
Renard se pencha légèrement en avant, tel un scientifique examinant un sujet sous microscope. Étienne sentit son regard le disséquer, cherchant les traces d’une faille, d’un mensonge, d’un refus dissimulé sous le masque de l’acceptation.
David, lui, resta en retrait, les bras croisés. Il ne bougeait pas, mais Étienne percevait la tension dans ses épaules, la façon imperceptible dont ses doigts s’agrippaient à son bras opposé. Son regard était analytique, froid, perçant. Il n’était pas dupe. Pas totalement.
Renard sourit, à peine.
— C’est un bon début.
La voix de Renard flottait dans l’air, légère, mesurée, presque bienveillante. Mais elle était feinte, fabriquée, calibrée pour lui donner l’impression d’une avancée, alors qu’il ne faisait que tourner en rond, enfermé dans une boucle dont il n’avait pas encore trouvé la sortie.
Mais peu importait.
Parce qu’Étienne venait de repérer ce qui n’allait pas.
Il resta impassible. Mais une alerte s’était déclenchée.
Il y avait un problème. Un détail anormal.
Une erreur.
Son regard glissa discrètement vers l’écran allumé derrière Renard. Il n’aurait pas dû y prêter attention. Il n’aurait même pas dû y avoir accès. Mais son esprit, affûté à repérer les anomalies, capta instinctivement ce qui n’allait pas.
Des données défilaient à une vitesse impressionnante. Des lignes de code complexes, des analyses biométriques, des graphiques dont il ne comprenait pas immédiatement la signification. Mais une chose attira son regard. Son propre nom.
Il apparut fugitivement parmi les informations, suivi d’un signal en fluctuation constante.
Il plissa les yeux, essayant d’interpréter ce qu’il voyait sans éveiller les soupçons. Son cœur accéléra imperceptiblement. Il n’avait jamais vu ces données auparavant, mais il savait que leur existence même était une anomalie. Il n’aurait pas dû être en mesure de voir son propre statut, ses propres paramètres.
Mais ce n’était pas ça qui l’avait alerté.
Juste en dessous, une autre ligne.
Patient Zéro – Statut : inconnu.
Un frisson remonta lentement le long de sa colonne vertébrale. Patient Zéro. Un fantôme sans visage. Ou pire… son reflet.
Il n’avait aucune idée de ce que cela impliquait, mais une part de lui comprenait instinctivement que c’était crucial. Que c’était la pièce manquante.
Que c’était la clé.
Patient Zéro.
Qui était-ce ?
Ou plutôt… qu’était-ce ?
Son instinct hurlait : ce n’était pas anodin.
Pas une donnée parmi d’autres.
Il ignorait pourquoi.
Mais il savait que ce détail changerait tout.
Et il était maintenant certain d’une chose.
On ne lui disait pas tout.
Il détourna rapidement les yeux avant que Renard ne capte son regard, avant que son intérêt pour cet écran ne devienne une faiblesse exploitable. Il devait jouer la prudence. Ne rien laisser paraître.
Il inspira lentement, se força à relâcher imperceptiblement ses épaules, à adoucir son expression, à masquer la tension grandissante qui menaçait de le trahir.
Ne pas trembler.
Ne pas montrer qu’il savait. Pas encore.
— Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? demanda-t-il, adoptant un ton volontairement docile, teinté d’une légère hésitation.
Renard l’observa une seconde de plus, comme s’il cherchait à détecter la moindre trace de résistance cachée derrière sa question. Puis, satisfait, il se leva lentement, avec la posture calculée d’un homme qui avait déjà répété cette scène des dizaines de fois.
Il lissa sa blouse, la réajustant d’un geste absent, puis croisa les mains dans son dos.
— Accepter ce que tu es, répondit-il enfin d’une voix posée, comme s’il énonçait une vérité absolue.
Il marqua une pause, un sourire effleurant brièvement ses lèvres avant qu’il ne poursuive :
— Nous avons déjà traversé cette phase de nombreuses fois, Étienne. Cette fois… peut-être que nous obtiendrons un résultat différent.
Cette fois.
Ces mots étaient lourds de sens.
Ce n’était pas une simple expérience.
Ce n’était pas la première fois.
Et il y avait donc eu d’autres tentatives.
D’autres avant lui.
D’autres versions de lui ?
Son estomac se noua.
Il n’avait jamais eu autant besoin de réponses.
Et il savait maintenant qu’il devrait les arracher lui-même.
Un pic d’adrénaline. Une décharge brutale. Ses muscles se contractèrent d’un coup. Ses doigts se crispèrent légèrement sur le bord de la chaise où il était assis, mais il se força à ne pas réagir davantage. Il devait rester sous contrôle. Ne pas trahir ce qu’il venait de comprendre.
Nous avons déjà traversé cette phase de nombreuses fois.
Les mots de Renard tournèrent en boucle dans sa tête. Une phrase anodine en apparence, mais qui contenait un sous-entendu bien plus profond. Il y avait une répétition, un cycle. Une itération.
Ce n’était pas la première fois qu’il était là.
Ce n’était pas la première fois qu’ils lui disaient cela.
L’idée lui donna le vertige.
Il leva lentement les yeux vers Renard, jouant encore l’incompréhension, feignant l’ignorance, comme s’il n’avait pas pleinement saisi la portée de cette révélation.
— Cette fois ? articula-t-il d’une voix mesurée, teintée d’un doute calculé.
David, toujours en retrait, toujours à l’affût, lui adressa un sourire à peine perceptible. Un sourire qui n’avait rien de chaleureux, rien de rassurant. Un sourire de prédateur qui observait sa proie tenter de comprendre qu’elle était prise au piège.
— Tu n’as jamais remarqué à quel point tout semble… familier ?
Le sol sous lui sembla vaciller légèrement, la pièce elle-même s’était déformée l’espace d’un instant. Une scène jaillit de son esprit, avec la violence d’un souvenir qui refusait d’être ignoré.
Un bureau.
Un commissariat.
Un meurtre.
La même scène de crime. Encore et encore.
Les visages identiques.
Les mêmes gestes.
Les mêmes dialogues.
Un frisson d’effroi lui traversa la colonne vertébrale.
Il secoua la tête dans une tentative désespérée d’effacer cette sensation de déjà-vu oppressante, comme si un voile allait se lever et lui permettre de voir ce qui se cachait derrière. Mais non. Tout restait flou, disloqué, incomplet.
— Ce que tu ressens, poursuivit Renard d’une voix douce, mesurée, presque bienveillante, c’est une fracture cognitive.
Un terme clinique. Froid. Précis. Conçu pour expliquer l’inexplicable.
— Ton esprit essaye de relier des souvenirs qui ne sont pas censés coexister.
Un frisson d’horreur se glissa sous sa peau.
Un mensonge.
Un mensonge bien huilé, pensé, répété, perfectionné. Un script qu’ils lui jouaient encore, une explication clé en main pour qu’il ne remette jamais en cause ce qu’il voyait.
Un scénario qu’ils avaient dû lui servir d’innombrables fois.
Mais cette fois, il ne s’y laisserait pas prendre.
Parce qu’il savait maintenant que quelque chose d’autre se cachait derrière.
Et il allait le découvrir.
Il était prêt à voir la vérité.
Et c’est à cet instant précis qu’un murmure s’infiltra dans son esprit.
Subtil. Lointain.
— Tu es sur la bonne voie… mais il te manque une pièce.
Étienne sursauta imperceptiblement.
Son souffle se bloqua.
Son regard fouilla la pièce, cherchant une origine à ce qu’il venait d’entendre. Mais rien. Personne.
David et Renard n’avaient pas bougé.
Ils étaient là, figés dans leur théâtre morbide, attendant patiemment qu’il franchisse l’étape suivante de leur jeu infernal.
Pourtant… il savait qu’il ne l’avait pas imaginé.
La voix résonnait encore dans sa tête.
Elle semblait distante. Filtrée. Déformée, un écho provenant de très loin, d’un autre endroit, d’un autre espace.
Mais elle était bien là.
Et elle s’adressait à lui.
Un frisson incontrôlable lui parcourut l’échine.
Son cœur s’accéléra brutalement.
Une faille.
Non. Une brèche.
Quelqu’un… quelque part, essayait de lui parler.
Il n’était plus seul.
La sortie existait. Il devait juste la trouver.