Après notre tournée Chez Mario, nous raccompagnons les filles. Déchaînés, nous avons beaucoup ri, dansé et bu à la victoire écrasante d’Elijah. Désinhibés par l’alcool, Anna et moi sommes sortis pour trouver un endroit plus discret, elle m’a nargué et s’est mise à courir croyant m’échapper, mais je l’ai rattrapée derrière le combi, et lui ai fait l’amour contre la portière en soulevant sa jupe légère jusqu’à ce que l’orgasme nous surprenne tous les deux. Fatigués, nous nous sommes réfugiés dans le véhicule pour nous endormir sur la banquette arrière, serrés l’un contre l’autre.
Au petit matin, allongé dans mon lit, je me refais la journée de la veille. Je n’arrête pas de me remémorer ce que j’ai vu au moment de partir de l’entrepôt pour rejoindre Anna et Lexi sur le parking. Qu’est-ce que foutait Elijah à s’engueuler avec un gars ? À ce moment-là, j’étais trop loin de lui et avec tout le bruit environnant, je n’ai pas pu entendre un traître mot de leur altercation. Elijah était à deux doigts de lui casser la gueule, au point qu’il a chopé cet imbécile et l’a soulevé comme si l’autre ne pesait rien, avant de le repousser brusquement, l’envoyant valser par terre. Sur le moment, en parler à Derek me paraissait une bonne idée, mais pour une raison qui m’échappe encore, j’ai gardé ça pour moi. Finalement, Elijah nous a rejoints, son attitude fermée ne m’a pas incité à aborder le sujet, je n’ai donc pas insisté, pour l’instant du moins !
À l’issue des combats, nous conservons toujours un peu de fric pour nos sorties, le reste atterrit dans notre cache secrète située dans la chambre d’Elijah. La somme amassée depuis deux ans est devenue conséquente. Il nous arrive souvent de discuter de ce que nous voulons faire avec cet argent. Chacun y va de ses rêves, mais parfois nous savons être plus pragmatique ; et en ce moment, faire réparer le combi est notre priorité. Marlène n’a pas les moyens, elle a déjà du mal à joindre les deux bouts, et si on ne peut pas régler les factures ouvertement, on s’arrange toujours pour l’aider à payer la bouffe. Elle ne s’aperçoit de rien, bien trop occupée par ses gardes de nuit et les heures supplémentaires de journée.
Elijah et moi décidons d’aller voir Tyrone Rodriguez. Lui et son fils, Jairo, sont réglo. Ils tiennent un garage en dehors de la ville, ne prennent pas trop cher et font du très bon boulot.
Pendant que Jairo s’affaire sur notre bagnole, on parle de boxe. Elijah lui propose de le mettre en relation avec Mike et Taylor.
— Ce n’est pas pour moi, mais pour Alex, mon fils. Traîner dehors ou dans les jupes de sa tante ça va un moment, une nouvelle activité ne lui fera pas de mal.
La mère du gosse s’est barrée avec un autre mec, et depuis, il s’en occupe comme il peut avec l’aide de sa sœur et de ses parents. Son histoire a fait le tour de la ville avant d’être oubliée au profit d’une autre.
— Quel âge a-t-il, 8 ans c’est ça ?
Tyrone nous sourit avant de répondre fièrement :
— Tu peux en ajouter deux. C’est un vrai diable ce gamin. Ma fille le gâte trop, à mon avis.
Je ne me souviens absolument pas d’elle, mais pour une raison qui m'échappe, je me retiens de lui demander son prénom. La réparation effectuée, Elijah tend l’argent au garagiste en lui suggérant :
— Tu devrais passer à la salle avec lui, il n’est jamais trop tard pour s’inscrire, j’en toucherai deux mots à Mike si tu veux.
De retour à la maison, l’arôme des plats nous accueille dès le pas de la porte. Derek, déjà attablé, prend un air désespéré.
— On vous attend depuis dix minutes, ça vous dérangerait d’être à l’heure ?
Comme personne ne lui répond, j’enchaîne.
— J’ai une petite question en passant. Sauriez-vous par hasard comment s’appelle la sœur de Jairo Rodriguez ? dis-je en me lavant les mains avant de passer à table.
Remplissant l’assiette de son fils Marlène s’arrête dans son élan.
— Tu parles du garage Rodriguez, celui en dehors de la ville ?
Derek me lance un regard menaçant.
— Allez m’man, s’il te plaît, j’ai les crocs, râle-t-il.
— Tu as toujours faim, c’est à se demander si tu n’as pas le ver solitaire, réplique-t-elle l’air découragé.
Elle tend l’objet tant convoité, puis suspend son geste, au grand désespoir de mon frère.
— Ça y est, je vois de qui tu parles ! Une jeune fille un peu enrobée avec des tresses, elle portait des lunettes et un appareil dentaire à l’adolescence. Elle a des yeux marron chocolat magnifiques, je m’en souviens très bien ! d’ailleurs avec un regard pareil, elle doit faire fondre tous les garçons. Elle est un peu plus jeune que vous, il me semble. Et elle s’appelle… euh… comment déjà ? Rosita, ou Carmela. Zut, j’ai oublié. D’ailleurs, pourquoi poses-tu cette question ?
Excédé, Derek essaie d’attraper son dû.
— Moi j’en ai une : peux-tu me passer mon assiette ? Et avant demain, enfin si vous avez fini avec vos histoires ! J’ai trop la dalle là ! dit-il d’un ton énervé.
Tout à ma réflexion, je me coupe un morceau de poulet. Elle ne doit pas savoir pour les réparations, sinon elle se demandera d’où vient l’argent.
— Son neveu aimerait faire de la boxe. On a rencontré son père, il voulait qu’on le renseigne sur les tarifs et l’inscription, explique Elijah.
Je croise son regard un bref instant, avant de commencer à manger, bien joué. Derek, sourcils froncés, réplique entre deux bouchées :
— Si cette nana ressemble vraiment à ça, au secours, je préfère ne jamais la voir, même si ses yeux font penser à de la bouffe.
Marlène, choquée, dévisage son fils.
— Ce n’est pas possible ! Comment peux-tu dire une chose pareille ? Le physique ne fait pas tout tu sais. Ce n’était qu’une ado, et nous savons tous ici, à quel point certains âges peuvent être ingrats, elle a dû changer depuis.
Derek pointe sa fourchette en direction de Marlène.
— Ouais ben, faut espérer ! Sinon, elle se tapera que des vilains. Et crois-moi, deux moches qui s’embrassent, ce n’est pas beau à voir.
— Derek Campbell, je ne veux plus jamais entendre ce genre d’absurdité sortir de ta bouche. Tout le monde a le droit d’être aimé dans la vie.
**
Une rafale de vent me surprend à l’instant où je sors de l’épicerie. À tour de rôle, nous allons nous ravitailler pour remplir la réserve et le frigo qui ne restent, au grand désespoir de Marlène, jamais pleins très longtemps. Faire des courses ne m’a jamais dérangé, le gérant est sympa et son commerce est à deux blocs de notre quartier.
Au moment où je traverse la rue, un gars me bouscule. D’un geste rapide, je replace les sacs pour ne pas les renverser, quand deux autres mecs m’attrapent chacun par un bras et m’entraînent dans une impasse. Comme le papier se déchire, je vois s’écraser au sol toute la nourriture. Furieux de ne rien pouvoir faire, je me prépare du mieux que je peux à ce qui va suivre. Les rixes, ça me connaît, la peur et l’adrénaline m’envahissent. Dès l’instant où ils me lâchent, en me poussant violemment, je leur fais face et me redresse en évaluant mes chances.
La ruelle est un cul-de-sac. Merde, impossible de fuir ! leur tronche ne me dit rien, mais leur tatouage les trahit, ils font partis du gang pour qui Elijah combat. Le plus gros des deux soulève son tee-shirt, me montrant le flingue glissé dans son jean.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Ils se regardent. L’autre me sourit, une balafre épaisse et boursouflée s’étire de sa tempe droite à la commissure de ses lèvres. Il fait craquer son cou, un rictus sur le visage.
— Un simple avertissement. Dis au Tigre que les combats continuent. On vous fera signe pour le prochain.
Il se rapproche, me faisant reculer jusqu’à m'acculer contre un mur. D’un air sadique, il secoue la tête puis, d’un geste brusque, me bloque entre les briques et son corps. Ses doigts jaunis, empestant la nicotine, m’enserrent méchamment le visage.
— Dis-lui bien de se pointer, sinon on reviendra pour s’occuper de vous. Et crois-moi, ça ne sera pas joli à voir.
Son haleine de chacal me donne envie de vomir. Je ferme les yeux et m’efforce de ralentir mes battements de cœur et ma respiration. Une main attrape mes burnes à travers mon jean. J’essaie de me dégager, l’arrière de mon crâne frappe violemment la brique.
— T’es mignon tu sais. Et si je te donnais une chance de m’échapper ? J’adore traquer les petites salopes avant d’en faire mes quatre heures. À moins de me sucer tout de suite, t’en dis quoi blondinet ? Ça te plairait de sentir ma queue au fond de ta jolie gorge ?
— Tu fous quoi, bordel ? On n’a pas le temps pour ça, intervient son acolyte.
Malgré la menace, cet enfoiré ne bouge pas, un gun se pose sur sa tempe. Il continue à me reluquer un moment, puis recule en émettant un grognement.
— Laisse-le tranquille, espèce de taré. Allez, on se tire d’ici.
Le flingue du gros toujours pointé sur le pervers, ils finissent par s’éloigner, en écrasant au passage le peu d’aliments encore récupérables. Putain de merde ! Je prends une grande inspiration tremblotante, et les regarde quitter les lieux avant de m’écrouler par terre. Sous le choc, je reste là, apathique.
Dans un état second, les bruits de la rue me parviennent, le claquement des chaussures sur le trottoir, le vacarme des voitures, les gens qui s’interpellent et déambulent sans me prêter attention. Dans mon esprit, la scène repasse en boucle. Le flingue, les menaces, le sourire effrayant de l’autre psychopathe, la bouffe qui s’éparpille, son corps collé au mien, ses mains sur moi… J’essuie les gouttes de sueur me tombant dans les yeux et plaque mes paumes contre le mur pour me relever. Titubant vers les sacs éventrés, je ramasse, tant bien que mal, la nourriture sur le bitume. Je m’arrête en prenant une bouffée d’air pour éviter de vomir, mais rien n’y fait, un hoquet de renvoi, et mon déjeuner se déverse sur l’asphalte. Chancelant, je m’adosse, une nouvelle fois, contre une façade, et m’essuie la bouche d'un revers de main. Combien de temps suis-je resté ici sans bouger ? Et si j’avais été blessé ou pire ? Un passant serait-il venu me voir ? Aurais-je revu ma famille, Anna ? Je n’arrive pas à penser à autre chose, je serre les poings, la colère prend le dessus. Je ne la retiens pas, je la laisse couler dans mes veines, m’injectant l’adrénaline nécessaire pour réagir. Je jette tout dans la première poubelle venue et me mets à courir, intimant à mes pieds d’aller encore plus vite.
Arrivé à la salle de sport, je cherche Elijah. Une corde entre les mains, il sautille à pieds joints. Ses gestes rapides et fluides sont d’une coordination parfaite, mais à cet instant précis, je m’en bats les steaks. Je fonce vers lui, lui arrache la corde, la balance dans un excès de rage, et l’agrippe au passage par le haut de son tee-shirt. Je sens toute l’attention braquée sur nous, mais je suis bien trop furieux pour y prêter de l’importance.
— Tu peux m’expliquer pourquoi je viens de me faire agresser par deux enfoirés armés jusqu’aux dents ? Quand allais-tu me dire que tu avais l’intention de mettre fin aux combats ?
À mes oreilles, ma voix me paraît bizarre, plus forte, bien plus sèche et beaucoup trop éraillée.
Mon frère n’a même pas l’air surpris, et ça me rend fou. Il me regarde, cherchant sur moi des traces de coups, puis s’attarde sur mon visage. Ses yeux s’écarquillent quand il aperçoit l’arrière de ma tête.
— Kyle… On devrait parler de ça ailleurs…
— Oh vraiment ! En voilà une idée géniale. Allons donc dans un endroit tranquille, je pourrais te détailler la vision de ma cervelle étalée sur le bitume. Nom de dieu, j’ai été à deux doigts d’y passer. Mais le pire c’est qu’ils auraient pu s’en prendre à Derek ou à Marlène. Y penser, me donne envie de t’en mettre une, bordel !
Je perçois de la peur dans ses yeux, elle n’est pas liée à mon envie de le frapper, mais à celle de mettre notre famille en danger.
— Allez, viens. Je vais tout t’expliquer.
Son regard plonge dans le mien. En douceur, ses mains écartent mes doigts toujours crispés autour de son maillot. Furieux contre lui, contre moi, je fonce, sans l’attendre, dans le bureau.
— On ne sera pas dérangés, Mike et Taylor m’ont confié la salle pour une heure ou deux.
Il se frotte la nuque nerveusement. Incapable de rester debout, je m’écroule sur un siège et serre mes poings pour ne pas les voir trembler. Je me mets à tout lui raconter, gardant pour moi le côté malsain et pervers de la scène avec le balafré. La boîte de premiers secours sur la table, Elijah sort de quoi nettoyer une plaie et se place derrière moi.
— Tu pourrais les reconnaître ?
Égaré, je tourne la tête pour le regarder.
— Quoi ?
— Attention, ça va piquer. Qui t’a cogné ?
Ma main se pose sur l’arrière de mon crâne. Sous mes doigts, le renflement d’une bosse, du sang imprègne mon cuir chevelu. La douleur se réveille, je grimace et crispe les épaules.
— Je n’étais pas prêt. J’étais là avec les sacs de courses, deux secondes plus tard j’étais menacé par deux tueurs. Tu peux m'expliquer bordel ?
Impassible, il continue de me prodiguer des soins.
— Désolé, je ne peux rien mettre dessus. Ça collerait à tes cheveux, tu n’as pas besoin de points de suture, de toute façon. Décris-les-moi.
Je serre la mâchoire, énervé de le voir aussi maître de lui, sans parler de ses manières de mère poule.
— Arrête avec ça et réponds à ma putain de question pour une fois ! Je t’ai vu après les matchs soulever un gars à bout de bras, tu étais hors de toi ! qu’est-ce que tu nous caches ?
Il contourne le bureau, range la boîte, puis s’installe dans le fauteuil de Mike. Je remue sur mon siège, trop mal pour rester en place, mais rien n’y fait, seules ses réponses me donneront un semblant d’apaisement.
— Je veux stopper les combats. Ça devient trop dangereux.
— Trop dangereux ! Développe.
Son visage se ferme. Je frappe du poing la surface du bureau.
— Oh non ! je te préviens, ce n’est pas le moment de la fermer ! tu nous as délibérément laissés à l’écart des problèmes, et voilà le résultat. J’ai été à deux doigts de me prendre une bastos à cause de tes conneries.
Il se lève et se met à faire les cent pas, les deux mains sur son crâne presque rasé.
— Et merde, Kyle, s’en prendre à toi c’est… Ces enfoirés d’organisateurs menacent les boxeurs de représailles, truquent les matchs. Ils refusent de payer ceux qui transgressent leurs règles, et apparemment très peu ont réussi à sortir du circuit. Leur petit chantage ne date pas d’hier. Les rumeurs vont vite, dans les vestiaires les mecs parlent entre eux. Il se raconte que des gars ont disparu, ils se sont envolés juste comme ça, dit-il en claquant des doigts. Au début, je n’y prêtais aucune attention, me battre en gagnant du blé était le combo parfait. Et puis un jour ils m’ont approché, ils voulaient me faire participer à plus de matchs, pas seulement dans les environs, dans d’autres états. Ils m’ont proposé beaucoup de fric, de prendre plus de risque, je me suis dit que c’était le moment de retirer nos billes.
Je le regarde, interloqué.
— Mais… ça date de quand ? dis-je abasourdi.
— la semaine après Halloween.
— Et depuis, il te harcèle ou quoi ?
— On peut dire ça, me répond-il d’une voix éteinte.
— Ça veut dire quoi ? Il te menace de mort, c’est ça ?
— Kyle…
— Elijah, nom de dieu, répond.
— Oui.
J’écarquille les yeux d’effroi.
— Tu te fous de moi ?
— Je suis désolé Kyle.
— Pourquoi n’es-tu pas venu m’en parler ? On aurait pu trouver une solution, leur redonner leur pognon, au lieu de se retrouver dans ce merdier !
— Crois-moi, j’ai essayé de négocier mon départ plusieurs fois déjà. Lors du dernier combat, j’ai perdu mon sang-froid, et en représailles ils s’en sont pris à toi. Ils ne veulent rien entendre, seul l’argent les intéresse. Il faudrait un miracle ou une catastrophe pour tout arrêter. Il n’y a rien à faire, en tout cas pas pour le moment, alors je vais continuer, mais pas un mot à Derek, compris ?
Je me lève et arpente la pièce, pour finalement stopper brusquement devant lui.
— C’est du délire, il faut le dire à Mike ! On pourrait tous se faire descendre… je n’ai aucune envie de vous perdre, vous êtes ma famille.
Il me dévisage, l’air coupable.
— Je sais, je ressens la même chose. S’il le faut vraiment, on mettra Mike au courant, mais pour le moment, gardons ça pour nous. Impliquer plus de monde pourrait aggraver la situation.
Incapable de refréner ma peur, je place mes paumes contre mes paupières, les images de la ruelle me reviennent en force.
— Ces mecs sont de vrais tarés !
Je fourrage dans ma tignasse, grimace sous la douleur.
D’un air déterminé, mon frère pose les mains sur mes épaules.
— Tout ira bien, Kyle. Je n’ai pas l’intention de les laisser gagner.
Cette fois, on est vraiment dans la merde, mais j’ai confiance en Elijah, en nous. Comment faire autrement ? Alors j’acquiesce, et m’accroche à l’idée qu’on trouvera une solution.