Chapitre 26 - Les oubliés du projet Fracture

Par David.J

L’écho de cette voix résonnait encore dans son esprit. “Tu es sur la bonne voie… mais il te manque une pièce.”

Ces mots tournaient en boucle, s’infiltrant dans les moindres recoins de son esprit, résonnant comme une anomalie. Une preuve irréfutable qu’il n’était pas seul. Que quelque part, dans l’ombre de cette prison aseptisée, quelqu’un voulait qu’il trouve la vérité.

Mais qui était cette voix ? Et pourquoi lui envoyait-elle un message maintenant ?

Son cœur cognait. Sa respiration s’emballait. Mais il devait rester impassible, ne rien laisser paraître sous le regard perçant de Renard et David. Ils le scrutaient, évaluant chacun de ses mouvements, chaque fluctuation dans son expression.

Étienne força son corps à la neutralité. Il fit mine de ne pas être affecté, comme si les secondes précédentes n’avaient pas existé. Une tension glaciale dans ses veines.

Une certitude : il devait se réveiller.

Et quelqu’un, quelque part, le voulait aussi.

Il serra les poings sous la table, hors de leur champ de vision. Il devait voir ce qu’ils lui cachaient.

Les jours passèrent. Ou peut-être seulement des heures.

Le temps n’avait plus de sens ici. Tout était conçu pour lui ôter ses repères.

Des questions. Des dizaines. Des centaines. Chaque réponse disséquée. Chaque hésitation notée. Chaque micro-expression enregistrée.

Chaque test était une répétition. Les mêmes phrases. Les mêmes stimuli. Un cycle infini.

Mais Étienne jouait le jeu. Il se contentait de répondre ce qu’ils voulaient entendre. Pas trop vite. Pas trop lentement. Juste assez hésitant pour paraître encore perdu.

Il attendait son moment.

Puis il le trouva.

Une nuit où tout semblait anormalement calme.

On le sortit de sa chambre sous prétexte d’un nouveau test. Un test « avancé », selon Renard. Une « opportunité de mieux comprendre ce qui le différenciait des autres ».

Un mensonge.

David restait en retrait, les bras croisés, l’œil attentif, froid et méthodique. Étienne le savait : il était là pour observer, pour s’assurer qu’il ne déviait pas du protocole.

Il devait être plus prudent que jamais.

Étienne ne savait pas pourquoi, mais une sensation tenace s’accrochait à lui, une certitude rampante qui s’insinuait sous sa peau, entre chaque battement de son cœur.

C’était un piège.

Il le sentait dans l’air, dans les silences trop lourds de Renard, dans la posture trop rigide de David. Ils attendaient quelque chose.

Mais quoi ?

Aucune erreur. Pas une.

La moindre hésitation, le moindre faux pas, et tout serait perdu.

Alors il fit ce qu’il savait faire de mieux : observer.

Et c’est à ce moment-là qu’il l’aperçut.

Derrière Renard, légèrement à l’écart, une console informatique était allumée. Un écran aux reflets bleutés, illuminé de données, de graphiques, d’analyses biométriques.

Mais ce qui attira son regard, ce qui lui fit l’effet d’un électrochoc, ce furent les noms.

Des dizaines de noms.

Ils défilaient sous ses yeux, classés en catégories.

Certains étaient rayés.

D’autres accompagnés de notes.

D’autres encore… effacés.

Ce n’étaient pas des patients, mais des sujets.

Il plissa les yeux, lisant rapidement les annotations en bord de ligne.

Et ce qu’il découvrit le foudroya.

Sujet 014 – Réintégré avec succès.

Sujet 021 – Effacé.

Sujet 037 – Défaillance cognitive. Suppression recommandée.

Sujet 042 – Échec d’adaptation. Fin de cycle.

Patient Zéro – Statut : inconnu.

Un frisson, aiguisé comme une lame, lui déchira le dos.

Patient Zéro.

Encore ce nom.

Le même qu’il avait vu sur un autre écran.

Le même qui apparaissait dans les données de Fracture.

Pourquoi ce sujet était-il le seul sans verdict ?

Pourquoi son statut restait-il en suspens, quand tous les autres avaient été soit réintégrés, soit effacés ?

Une seule possibilité. Brutale. Implacable.

Patient Zéro n’était pas une anomalie.

Patient Zéro… c’était lui.

Une présence. Lourde. Furtive. Quelqu’un l’observait.

Son instinct hurla danger.

Il releva légèrement les yeux, sans bouger la tête.

David.

Il l’observait.

Fixement.

Comme s’il avait perçu son hésitation.

Une seconde de trop.

Une seconde où son regard avait trahi l’anomalie qu’il venait de découvrir.

Merde.

Il détourna immédiatement les yeux, feignant l’indifférence.

Ne pas laisser transparaître la moindre faille.

Ne pas montrer qu’il savait.

Ce qu’il venait de voir… changeait tout.

Il n’était pas là pour être évalué.

Il n’était pas là pour être guéri.

Ce programme n’était pas un simple projet de réhabilitation.

C’était une usine de transformation.

Ils ne se contentaient pas d’enfermer les sujets.

Ils les sélectionnaient.

Ils les disséquaient.

Ils les reprogrammaient.

Et ceux qui échouaient…

… étaient tout simplement effacés.

L’idée le heurta avec la violence d’un coup de massue.

Chaque patient avant lui…

Chaque “échec”…

Chaque version précédente…

Ils avaient disparu.

Effacés.

Pas morts.

Pas envoyés ailleurs.

Juste… dissous.

Comme s’ils n’avaient jamais existé.

Et lui, alors ?

Une rage sourde monta en lui.

Une brûlure insidieuse, qui commença dans sa poitrine avant de se répandre dans tout son corps.

Et moi ?

Depuis combien de temps était-il là ?

Depuis combien de cycles était-il enfermé dans ce scénario infernal ?

Depuis combien de fois Renard et David lui faisaient-ils croire qu’il était malade, brisé, dangereux ?

Chaque souvenir, chaque échange, chaque regard…

Tout était peut-être faux.

Un programme. Une boucle. Une réécriture sans fin.

Son souffle s’accéléra.

Il devait se maîtriser.

Ne pas craquer maintenant.

Attendre.

Observer.

Comprendre…et frapper.

Le lendemain – ou peut-être juste quelques heures plus tard – on le ramena à sa cellule.

Ou plutôt…

À sa chambre d’observation.

Un autre nom pour une cage.

Un autre décor pour une prison.

Et puis, en chemin…

Une conversation furtive.

Un échange chuchoté.

Il ralentit imperceptiblement.

Renard.

Sa voix était presque un murmure, un fil ténu dans l’air pesant.

— L’anomalie persiste. Cette version est plus résistante que prévu.

Puis, la voix de David.

Tranchante.

Sèche.

Sans la moindre émotion.

— On peut toujours réinitialiser. Tout effacer.

Réinitialiser.

Repartir de zéro.

Effacer.

Comme les autres avant lui.

Puis un léger rire.

Un rictus sonore.

Renard.

— Comme pour le patient Zéro ?

Un silence.

Un battement de cœur suspendu.

— Tu sais bien comment ça s’est terminé.

Un vide.

Une absence.

Une hésitation.

David soupira.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Renard prit son temps avant de répondre.

Puis, d’un ton presque négligent :

— On attend encore un peu.

Un silence.

Puis…

— Il va nous le donner.

Qu’est-ce qu’ils attendaient ?

Un goût métallique. L’amertume de la vérité.

Ils ne cherchaient pas à le guérir.

Ils ne cherchaient pas à le comprendre.

Ils attendaient quelque chose.

Mais quoi ?

Qu’est-ce qu’il était censé faire ?

Pourquoi patienter au lieu de le briser définitivement ?

Pourquoi le laisser dans cette boucle infernale ?

Une seule possibilité s’imposa à lui.

Ils attendaient un résultat.

Le patient inconnu

Alors qu’il avançait dans le couloir, un frisson glissa sur sa nuque.

Quelque chose…

Non.

Quelqu’un.

Un poids invisible.

Un regard.

Une présence.

Il le sentait.

Étienne ralentit imperceptiblement, son regard balayant l’espace devant lui, cherchant la source de cette sensation oppressante.

Puis… une ombre. Silencieuse. Tapie derrière la vitre.

Un homme.

Il était de l’autre côté du couloir vitré.

Immobile.

Mais éveillé.

Là où les autres ressemblaient à des coquilles vides, lui semblait encore vivant.

Il ne baissa pas les yeux.

Il ne détourna pas le regard.

Il observait.

Il attendait.

Un échange silencieux

Une seconde s’écoula.

Une seconde de trop.

Une seconde où tout changea.

L’homme fit un mouvement de tête.

Infime.

Presque imperceptible.

Mais Étienne comprit immédiatement.

Ce n’était pas un tic nerveux.

Ce n’était pas un geste involontaire.

C’était un signal.

Un message muet.

Un avertissement.

“Moi aussi, je sais.”

Il voulait en être sûr.

Il voulait lui répondre.

Mais il ne devait pas.

Il ne pouvait pas attirer l’attention.

Alors il garda le silence.

Mais il comprit une chose essentielle.

Il n’était pas seul.

Pas encore.

Nuit ou jour, il n’en savait plus rien, mais Étienne resta éveillé.

Son esprit était une tempête.

Les pensées tournaient en boucle.

Les noms effacés.

Les expériences précédentes.

Le patient Zéro.

L’autre patient.

La phrase de Renard : “Cette version est plus résistante que prévu.”

Un puzzle qu’il n’arrivait pas encore à assembler.

Mais il savait qu’il s’en approchait.

Puis, un son.

Léger.

Presque imperceptible…un signal.

Impossible.

Venait-il de l’extérieur ?

Non.

Il venait…

De l’interphone de sa chambre.

Un souffle dans l’air.

Un crépitement…puis une voix.

Sa propre voix.

— Si tu m’entends… c’est que l’heure est venue.

Son sang se glaça.

Ses doigts se crispèrent contre les draps.

Ses yeux s’écarquillèrent.

Impossible.

Cette voix…

C’était la sienne.

Mais pas lui.

Un autre lui.

Une version passée.

Ou pire encore… une version oubliée.

Un vertige le prit.

Il se redressa lentement, son souffle court.

La boucle avait cédé. Cette fois… il ne disparaîtrait pas.

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