Chapitre 25 - Le cri

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Les ongles aiguisés du conseiller Melchior me brûlaient encore la peau, là où sa main avait saisi ma cuisse. Mes jambes devenues coton peinaient à gravir les petits couloirs pentus en direction de la Salle du Conseil. Je ne pouvais cependant pas perdre de temps. La peur de me faire prendre affluait dans mes veines, et me poussait toujours un peu plus en avant, un pas devant l’autre.

Lorsque j’arrivai au niveau de la petite porte, l’angoisse me saisit. Qu’allais-je pouvoir découvrir cette fois ? Je ne pouvais encore la voir et pourtant la femme aux yeux verts me fixait déjà de son regard assuré, tandis que sa présence résonnait tout autour de moi.

D’une profonde inspiration, je fis le plein de courage et ouvris avec la porte pour révéler le long couloir noir. Au fur et à mesure de ma progression, des reflets bleutés apportaient de la clarté, qui me donnèrent la sensation d’être immergée dans une eau calme et profonde. Incapable d’expirer, je commençai à croire que j’allais me noyer ici même dans cet interminable tunnel…

La Salle du Conseil m’accueillit comme endormie, avec pour seule source de lumière le scintillement des étoiles qui peinaient à percer les vitraux bleus des fenêtres. Soulagée de découvrir une fois encore la pièce déserte, je respirai à nouveau normalement, et me dépêchai de la traverser pour finalement m’arrêter comme retenue par un fil invisible. Devant moi se tenait la porte close, dont l’absence de serrure la rendait si spéciale. Sa petite poignée ronde gravée du symbole de la Montagne semblait m’attendre, et me lançait le défi de l’ouvrir à nouveau. La main tremblante, l’index en avant, je l’effleurai lorsque le cliquetis retentit.

Un infime filet de lumière lunaire éclairait le cagibi, qui ne paraissait pas avoir changé. Des colonnes sombres, que je devinais être des documents, s’élevaient toujours éparpillées au travers de toute la pièce, ainsi que sur le bureau poussiéreux. Cependant, le désordre qu’Adélaïde et moi avions ajouté à cette pagaille avait été arrangé, donnant la sensation qu’il existait une organisation dans tout ce désordre. Se pouvait-il que ce bureau soit réellement celui du Roi ?

La raison de ma venue en ce lieu se rappela à moi. Je pouvais sentir sa présence, et levai le menton, les yeux plissés pour la chercher. Au cœur de cette pénombre, ses iris verts ne furent pas difficiles à trouver. Ils luisaient de manière fantomatique, et me transpercèrent pour de bon.

Dans un nouveau cliquetis de serrure, la porte se referma dans mon dos et m’offrit un instant d’intimité avec cette femme. Silencieusement, je m’avançai vers elle, le cœur au bord des lèvres, et attrapai le portrait. Des fourmillements parcouraient mes mains et mes bras, tandis que l’odeur de poussière mêlée à celle de la peinture et du bois emplissait mes narines.

« Vous dois-je la vie ? », me vis-je lui demander, alors que ma voix se perdit dans le vide. Nulle réponse ne s’éleva dans le silence. Ce portrait continuait de me renvoyer les traits de mon visage, comme l’aurait fait un miroir, sans cesser de me terrifier. Tandis que j’observai ses interminables cheveux lâchés et ondulés, ses pommettes saillantes et intactes, ses lèvres plus pulpeuses que les miennes, et ses pieds nus dont les tatouages noirs brillaient sur sa peau nacrée, il m’apparut clairement que même si nous possédions des traits identiques, nous étions complètement différentes. La femme du tableau exhibait une beauté peu commune. Une beauté à couper le souffle. Une beauté sauvage. Une beauté libre !

Tandis que la douleur de ma cuisse me remémorait encore les propos du conseiller Melchior, j’entrepris de retirer le fin cadre de bois. Il râla et craqua longuement entre mes doigts, avant de se briser, et de libérer la femme aux pieds nus. Au dos de celle-ci, une écriture délicate attendait d’être parcourue. La cadence de mon cœur fit vibrer mes côtes, pendant que mes yeux se posaient sur ce qui semblait être un poème.

 

« Astre, mon astre.

Que ta clarté dissipe les ténèbres.

Que ton harmonie calme les eaux tumultueuses.

Que ta sagesse embrasse les hommes.

Que ta bienveillance me guide.

Fais de moi ta Reine,

Je ferai de toi mon île. »

 

Instinctivement, mes lèvres prononçaient ces mots, et la faible clarté de la pièce sembla se renforcer. Me permettant de mieux en mieux discerner les lettres manuscrites, une lumière bleue intense se mit à inonder le bureau tout entier. À chaque syllabe libérée dans l’air, cette lumière brillait plus encore que la seconde d’avant, et m’éblouissait presque. L’épais rideau de velours, qui obstruait alors toutes les lueurs de la nuit une minute plus tôt, était transpercé par cet éclat qui redonnait de la vigueur à son rouge.

Ce fut avant de prononcer les deux derniers vers qu’un bruit étouffé me parvint. Coupée dans mon récital, je me trouvais à nouveau plongée dans la pénombre. En dépit de l’épaisseur de la porte en bois qui me séparait de la pièce voisine, je pus entendre des bruits de pas accompagnés d’un raffut métallique se rapprocher à toute vitesse. La voix d’un homme résonna dans la Salle du Conseil :

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

— Qu’est-ce qu’c’était qu’cette drôle de lumière ? demanda une seconde.

— Je t’avais bien dit que c’était une mauvaise idée d’aller au banquet en douce.

— J’pouvais pas savoir ! J’le croyais paranoïaque. Comme t’tes les aut'es fois.

— Il avait peut-être finalement raison de penser que quelqu’un essayait de s’introduire dans son bureau…

Tandis que les deux hommes continuaient leur bavardage, je restais pétrifiée de l’autre côté de la porte. Parlaient-ils du Roi ? Avaient-ils vu cette étrange lumière eux aussi ? Et surtout, comment allais-je pouvoir sortir d’ici ?

Osant à peine respirer, je me savais prise au piège, et forcée d’attendre que les deux hommes quittent la Salle du Conseil pour m’enfuir. Armé de patience, mon esprit se tourna à nouveau vers ces mots d’encre écrits par la main délicate de maître Bartolomé. Que pouvaient-ils bien signifier ? Alors qu’une nouvelle envie furieuse de les prononcer à voix haute s’empara de moi, les deux hommes se mirent à pousser des cris de l’autre côté de la petite porte close.

— Enlève-la ! Enlève-la ! hurla le premier.

— Boug'pô ! répondit le second.

Tout d’un coup, dans la pièce voisine, un son d’une puissance extrême retentit. Un cri tellement aigu que mes mains couvrirent mes oreilles d’instinct. Un son si inattendu que mon corps tout entier se recroquevilla au sol. Un cri tellement violent que la tête se mit à me tourner.

L’évanouissement, apogée de ma douleur, me gagnait quand la porte vitrée du balcon se brisa ! Le rideau de velours me protégea des projections de verre, malgré l’énorme bourrasque provoquée par l’explosion.

Mes oreilles bourdonnaient, tandis que mon sang battait avec puissance contre mes tempes. Une odeur accrue de poussière envahit mes narines. Ma vision était trouble, mais je devinais le chaos qui m’entourait. La bibliothèque s’était effondrée sur le bureau et les nombreuses piles de documents s’étaient écrasées au sol, tandis que certains voletaient encore dans les airs. Le rideau de velours se ballottait paisiblement au rythme du vent, invitant la lune, blanche et étincelante, dans le bureau.

Abasourdie et captivée par ce spectacle, je me mis péniblement à genoux. Me frottant les yeux avec les mains, je réalisai soudainement que celles-ci étaient vides. Paniquée, mon regard cherchait avec désespoir celui de la femme du portrait, quand sous mes genoux je vis un œil vert me fixer. J’attrapai la toile avec délicatesse, et la déplissai pour finalement l’enrouler et la glisser dans mon décolleté.

Mes cuisses tremblantes avaient du mal à me soutenir, mais le mutisme de l’autre côté de la porte me poussa à sortir malgré tout. Vacillante, je m’accrochai à la poignée de fer de toutes mes forces. Le cliquetis distinctif résonna dans le silence, et le poids de mon corps fit ouvrir le battant de bois, me traînant à demi dans la Salle du Conseil.

À seulement quelques pas de moi, se dessinèrent les silhouettes de deux hommes, emmitouflées dans leur épaisse et lourde armure, effondrés au sol au milieu d’innombrables débris de verre. Étaient-ils morts ?

Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Mes jambes incapables de me porter, je rampai maladroitement à proximité du premier. Son buste se levait à un rythme régulier. Il était simplement évanoui. Une fine traînée de sang s’échappait de son oreille. Un coup d’œil au second homme un peu plus loin, me révéla le même spectacle.

« La porte du bureau a certainement dû me protéger et m’empêcher de défaillir complètement », pensai-je, quand un bruit de succion étrange attira mon attention vers la table du conseil. Sur cette dernière, l’air tout à fait décontracté, une petite chauve-souris noire y faisait sa toilette, et nettoyait méticuleusement le duvet de son ventre, se grattant ou se léchant par endroits. Kira leva finalement ses deux billes jaunes vers moi, lorsqu’elle se sentit observée. Elle se mit alors à virevolter tout autour de moi, et agrippa les mèches folles de mon chignon au passage. Les petits cris inquiets qu’elle poussa me firent grimacer de douleur tant mes oreilles étaient encore sensibles.

La chauve-souris avait toutefois raison, il fallait que je quitte cet endroit au plus vite. Un tel fracas n’avait pas dû passer inaperçu, et d’autres gardes pouvaient arriver à tout instant. Je serai à coup sûr tenue pour responsable. Mes jambes ne m’obéissaient cependant toujours pas. Je me traînai jusqu’à la table, et m’agrippai à elle pour me hisser debout. Immédiatement, un voile noir s’abattit devant mes yeux et il me fallut attendre quelques instants pour que celui-ci se dissipe. Mes tempes continuaient de tambouriner, et il me paraissait impossible de faire le moindre pas en avant sans tomber à la renverse.

« Boum boum, boum, boum boum ». Le cœur de Shangaï se mit à battre au creux de mon ventre, déversant une chaleur réconfortante en moi. Sa force envahit mes membres. À la fois vif et délicat, mon étalon prit le contrôle de mes jambes capricieuses et entreprit immédiatement de me faire quitter la Salle du Conseil.

Kira continuait de voler autour de moi, et poussait un cri strident de temps à autre pour nous inciter à presser l’allure. Mon étalon me soutenait et mettait tout en œuvre pour m’éloigner de cette pièce et de son étrange bureau, couloir après couloir. Notre lien grondait dans tout mon être.

Nous ne tardâmes pas à entendre le bruit de nombreux pas en direction de la déconcertante Salle du Conseil. Les gardes allaient bientôt découvrir l’étonnante scène, quand Shangaï me fit encore accélérer, alors que mes forces semblaient m’abandonner complètement. Mes lourdes paupières se débattaient contre la fatigue, et me plongeaient dans le noir par instants. Le haut du corps affalé contre les parois rocheuses, seules mes jambes conservaient cette vigueur et cette énergie mystique.

Mes repères avaient disparu, et je ne savais plus dans quelle région de la Montagne je déambulais telle une somnambule. Seul le bruissement des ailes de Kira à mes côtés me semblait familier.

— Merci Kira ! Tu pourras cependant dire à Alphonse que cela ne change rien…

Avec ces mots s’envolèrent mes dernières forces, scellant mes paupières pour de bon, tandis que mes membres eux continuaient de s’actionner. Dans ma tête résonnaient des bruits de sabots.

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