Les Terres du Crépuscule portaient bien leur nom. C'était une grande île isolée, à l'extrême nord-ouest du royaume, privée de la lumière du jour, du moins en partie. Le ciel était voilé par un écran magique qui filtrait les rayons du soleil. L'astre solaire brillait faiblement d'une lueur orangée tirant parfois sur le rose ou le mauve, à peine plus puissante que la flamme d'une très grosse bougie, puis quand les lunes se levaient pour prendre sa place, il mourait lentement, l'orange virant à l'écarlate jusqu'à disparaître derrière l'horizon.
La magie du Cristal ne rayonnait que faiblement sur cette contrée éloignée, mais cela ne suffisait pas à expliquer ce phénomène si particulier, et la légende racontait que ces terres maudites avaient été la demeure de dieux démoniaques avant l'avènement de l'Oracle. En vérité, la magie qui protégeait cette île n’était pas si mystérieuse. Même si personne ne savait qui avait dressé cette barrière ni comment, on en comprenait le fonctionnement, et certains mages avaient même réussi à exploiter ses pouvoirs. Les Terres du Crépuscule étaient entourées de ce qu’on appelait Le Voile. Cette barrière magique permettait de retenir les prisonniers exilés marqués d’une rune qui étaient alors condamnés à rester confinés dans ce bagne à ciel ouvert.
Si un prisonnier franchissait le Voile dans une vaine tentative de prendre la fuite, la rune s'activait et il était frappé d’une malédiction mortelle. Il ne disposait que de quelques heures pour retourner dans l’enceinte du Voile pour échapper à une mort certaine. Pour les criminels les plus dangereux qui cherchaient à s’évader, la mort était instantanée. C’était pour cela que personne ne se souciait que les criminels exilés sur l’île soient libres de leurs mouvements. De plus, ils étaient surveillés par les Sentinelles qui s’assuraient qu’ils ne causent pas de problèmes sur les terres du Prince Noir. Les criminels qui ne respectaient pas la loi voyaient leur peine prolongée, ils pouvaient écoper de punitions sévères ou même être exécutés en cas de transgression grave.
La désolation hantait ces terres faites de marais putrides, de landes brumeuses, de déserts caillouteux et de forêts décharnées et épineuses. Dans certaines régions, les vapeurs toxiques rendaient l'air irrespirable, ce qui avait forcé les gens à bâtir des villes souterraines. Il n'y avait que deux types de faeries qui vivaient dans ce pays : les parias qui y avaient été exilés et ceux qui s'épanouissaient dans les ténèbres.
C'était dans cette province que l'on retrouvait le plus de nécromanciens, de mages noirs et de sorcières dont les pratiques étaient bannies dans la plupart des autres pays. La reine Solana Parvish, dernier monarque de la dynastie de l’Ambre, soucieuse de contenir une telle menace, avait accordé aux Terres du Crépuscule le statut de principauté autonome. Un statut qui avait été maintenu par le roi Hélios, premier souverain de la dynastie du Soleil Radieux, lorsqu’il était monté sur le trône.
En échange de leur loyauté au royaume, les Crépusculaires – comme ils se faisaient appeler – jouissaient d'une certaine liberté concernant les pratiques et rituels magiques jugés dangereux et interdits dans le reste du royaume. C'était une zone de non-droit et un bagne peuplé de criminels en semi-liberté à qui on avait accordé un laissez-faire royal.
Un nécromancien pouvait lever une armée de morts si cela lui chantait tant qu'il s'en tenait aux limites de son territoire. Dans le cas contraire, il devenait responsable aux yeux de la loi et punissable en conséquence. En réalité, une armée de morts ne servant à rien s'il n'y avait pas de guerres à mener, il s'agissait d'une simple manœuvre politique pour contenir les éléments les plus dangereux en les cantonnant à un territoire donné, tout en leur donnant l'illusion de liberté et de tolérance, au lieu de les opprimer au risque de soulever un vent de protestation et de rébellion.
Le pacte de non-agression signé entre le Prince Noir et le royaume d'Eldarya n'avait encore jamais été violé, et la paix n'avait jamais été aussi stable dans ces confins du royaume que depuis ces trois derniers siècles.
***
Après deux jours de voyage en diligence, les deux gardiens arrivèrent enfin à Ardeal où ils louèrent des montures pour rejoindre Puits-Noir. C'était la première fois qu'ils avaient l'occasion de voyager à dos de griffons et ils étaient impressionnés par la carrure imposante des bêtes. Le propriétaire les rassura bien vite en vantant la docilité et l'intelligence de Typhon et Zéphyr. Trois heures entrecoupées de pauses plus tard, les deux amis se posaient sur la place du village, devant l'Auberge du Pal, où un palefrenier était venu récupérer les deux félins ailés pour qu'ils soient nourris, abreuvés et brossés.
Si ça n'avait tenu qu'à lui, Nevra se serait aussitôt rendu au manoir, mais Rena lui fit remarquer qu'ils étaient fatigués, sans compter qu'il leur faudrait marcher une bonne heure à travers les bois et la lande avant d'atteindre la résidence de Lord Dragoman. S'ils voulaient l'affronter dans les meilleures conditions possibles, ils devaient se reposer. Le vampire, suivant les conseils avisés de son amie, avait réservé une chambre à l'auberge.
La soirée se déroula dans le calme, l’ambiance plutôt chaleureuse et conviviale, aux antipodes du nom assez morbide de l'établissement. Les deux gardiens étaient les seuls étrangers, le reste de la clientèle étant composé de villageois qui étaient des habitués de l'endroit. Ce n'était pas souvent qu'ils voyaient des voyageurs venus de si loin, surtout d'aussi jeunes.
Curieux de savoir ce qui amenait deux jeunes faeries à Puits-Noir, petit village sans exception de quelques centaines d'âmes, ils n'hésitèrent pas à engager la conversation avec eux. Un silence de mort s'abattit sur l'assemblée lorsque Nevra leur apprit qu'il était venu voir Lord Dragoman. La sensation de malaise était presque palpable. La peur, même, se lisait sur certains visages.
— Le seigneur Dragoman ne nous a jamais accablés de taxes mirobolantes, nous ne manquons ni de nourriture ni d'argent, mais le prix qu'il demande en échange de sa « générosité » depuis ces quinze dernières années est bien pire que la disette ou l'indigence que nous pourrions – préférerions même – connaître.
Nevra fronça les sourcils.
— Qu'exige-t-il de vous et pourquoi ?
— Chaque famille doit lui livrer leur premier-né, fille ou garçon, dès l'âge de douze ans. Dès que ces enfants entrent au service du seigneur Dragoman, plus personne ne les revoit jamais, on ne sait pas ce qui advient réellement d'eux... La plupart d'entre nous préfèrent imaginer qu'ils sont sains et saufs et remplissent leur devoir de serviteurs au manoir. Vous voyez l'homme là-bas ? Celui qui a déjà un bon coup dans le nez ? Sa petite fille a eu douze ans hier et le Croquemitaine – le majordome de Lord Dragoman je veux dire, c'est comme ça qu'on l'appelle – est venu la chercher ce matin. Elle était si douce et si gentille... Personnellement, je me suis juré de ne jamais fonder de famille pour ne jamais avoir à vivre ça.
— Vous n'avez jamais essayé de vous rebeller ou de quitter le village ? demanda Rena qui peinait à contenir sa stupéfaction et son indignation.
— Ceux qui ont tenté de le faire ont connu une fin des plus horribles... Lord Dragoman est un vampire très ancien qui possède des pouvoirs puissants qui nous dépassent. On ne peut ni fuir, ni se cacher, encore moins s'opposer à lui.
— Cela risque bien de changer, dit Nevra avec détermination.
— J'aimerais bien vous croire, soupira l'aubergiste, mais je ne vois pas ce que deux jeunots comme vous pourraient faire contre un seigneur vampire de la trempe de Lord Dragoman. Vous courez à votre mort... Suffisamment d'enfants ont été sacrifiés comme ça, ce n'est pas la peine que vous veniez vous rajouter au lot. Vous devriez rentrer chez vous tant qu'il en est encore temps.
— Nous ne sommes pas des enfants, objecta Rena. Nous sommes des gardiens d'Eel et notre rôle est de protéger les sujets du royaume d'Eldarya dont vous faites aussi partie. Si un seigneur abuse de son autorité pour imposer un traitement aussi cruel aux villageois dont il a la charge, c'est à nous de l'arrêter.
La jeune fille avait l'air d'en avoir fait une affaire personnelle, ce qui arrangeait plutôt les affaires de Nevra. Son statut de gardienne lui tenait très à cœur et elle abhorrait les abus et l'injustice, elle ferait tout pour libérer les villageois de la tyrannie de leur seigneur. Pourtant, ce genre de tribut payé en sang ou en vie était monnaie courante dans les Terres du Crépuscule, son grand-père n'était pas le seul à s'adonner à ce genre de pratique barbare, mais si elle voyait Lord Dragoman pour le monstre qu'il était et condamnait ses actes, elle aurait peut-être moins de scrupules à laisser son ami le tuer pour éliminer définitivement la menace.
***
Le manoir était juché au sommet d'une colline lugubre. Quelques fleurs nocturnes rouges ou blanches ornaient les talus, le reste de la végétation n'étant composée que de rasoirs et d'aiguillons herbeux, de rhododendrons, de chardons et de bruyères. Un spectacle macabre attendait les jeunes gardiens sur le chemin qui montait au manoir.
Quelques dizaines de mètres avant la grille principale, des corps avaient été empalés sur de grands pieux de bois. Il y avait trois hommes et deux femmes d'un côté et cinq enfants de l'autre, deux filles et trois garçons. Le plus jeune d'entre eux avait l'air d'avoir à peine plus de dix ans. Des vampires, à en juger par leur bouche édentée, leurs canines ayant été méthodiquement arrachées.
Il n'y avait pas de mutilation pire pour un vampire que de perdre ses crocs, c'était à la fois une arme, un moyen de se nourrir, et une façon de communiquer et de transmettre ses sentiments à autrui. La façon dont un vampire s'en servait façonnait sa personnalité, et les perdre revenait à perdre son identité. Mieux valait encore se faire arracher le cœur et en finir avec la vie que subir une torture aussi dégradante.
La scène morbide avait ravivé le souvenir des corps mutilés de Lundiva et d'Emilia. Le sang du vampire bouillonnait, son cœur assombri par la colère et la haine. Il sentait monter en lui l'horrifiante mais irrépressible envie de tuer.
— Nevra, ça va ? fit Rena en posant une main sur son bras.
— Oui, ne t'en fais pas.
— On devrait les descendre…
— On n'a pas le temps. On s’en occupera plus tard…
La yôkai jeta un regard douloureux en direction des victimes. Leur expression de souffrance laissait deviner qu'ils avaient été empalés vivants, leur bourreau ayant soigneusement évité de toucher leur cœur afin de les garder vivants dans un état de tourment perpétuel jusqu'à qu'on vienne enfin les achever.
À l'odeur de sang qui flottait encore dans l'air, on leur avait arraché le cœur récemment – la veille ou le matin même. Tout comme son ami, Rena était écœurée et enragée par ce spectacle d'une sanglante cruauté, mais elle avait plus de peine pour les victimes que de haine envers le responsable.
— On leur donnera la sépulture qu'ils méritent lorsque tout cela sera fini, promit le vampire. Allez, viens.
Il la saisit par la main et l'entraîna loin de la scène cauchemardesque, vers l'antre de l'être démoniaque qu'ils devaient affronter. Ils gravirent les marches du perron, flanqué de deux rampes couvertes de lierre mort, dont les doigts filandreux s'insinuaient dans la pierre fissurée, écartant un peu plus ses plaies chaque jour.
Nevra se saisit du marteau en bronze dont l'anneau était formé par la queue enroulée d'un dragon aux yeux rubis, son corps aux ailes déployées venant parachever l'ornement. Il frappa trois coups, puis la porte s'ouvrit aussitôt. Ils furent introduits par un majordome vampire à l'âge indéfinissable, son uniforme impeccable et ses manières irréprochables. Nevra comprenait pourquoi les villageois le surnommaient « Croquemitaine ».
— Mon maître vous attend, annonça-t-il en s'inclinant avec plus de raideur qu'une branche morte. Veuillez me suivre, je vous prie.
— Après tout ce qu'il nous a fait subir, la moindre des choses serait qu'il vienne nous accueillir lui-même, vous ne croyez pas ? répliqua Nevra. À moins que je ne sois finalement trop insignifiant pour qu'il fasse le déplacement lui-même…
— Monseigneur est indisposé, mais veuillez me croire, s'il avait été en mesure de se déplacer, il serait venu à la rencontre du jeune maître en personne. À présent, si vous voulez bien me suivre.
***
De couloir en couloir, d'escalier en escalier, le majordome les conduisit jusqu'aux appartements de Lord Dragoman, installés au sommet de la plus haute tour du manoir. La demeure était vaste et froide, mais chacune des pièces était décorée avec harmonie – à défaut de goût étant donné les thèmes plutôt macabres qui avaient inspiré la décoration – et d'une propreté remarquable.
Ce qui interpella Nevra fut le silence qui régnait en ces lieux, ainsi que le fait qu'il n'y avait pas âme qui vive. Le majordome semblait être le seul domestique présent, ce qui faisait bien peu pour entretenir à lui tout seul un endroit aussi grand. Sans prendre en compte les enfants réclamés par son grand-père – Nevra avait peu d'espoir de les retrouver vivants – où était passé le reste des serviteurs ?
Le majordome les fit d'abord entrer dans une antichambre où attendait déjà une troisième personne ; un dhampire entre deux âges – du moins physiquement – d'ascendance elfique, probablement issu du métissage entre un elfe du Chaos et un vampire. Il était vêtu d'un superbe costume en soie et en cuir noir brodé de fils d'argent, une longue épée d'apparat à son côté gauche. Ses cheveux argentés mi-longs, noués en catogan par un ruban de soie rouge, étaient presque aussi blancs que ceux de Rena, à la différence qu'ils étaient agrémentés de quelques mèches noires.
Nevra se surprit à le trouver extrêmement beau – séduisant même – et se sentit troublé par la prestance et le charisme naturel de cet homme dont les yeux vairons, l'un gris et l'autre rouge, avaient quelque chose d'hypnotique. Il jeta un coup d'œil à Rena qui, elle, semblait totalement insensible au charme du troisième invité et se contenta de le saluer d'un signe de la tête qu'il lui rendit à son tour, sans prononcer un mot.
Le majordome revint quelques minutes plus tard pour les guider tous les trois dans la chambre à coucher. Au centre de la pièce, éclairée par quelques chandeliers aux flammes vacillantes, se trouvait un grand lit à baldaquin dont les rideaux avaient été écartés. L'homme qui y était alité était déjà redressé, le dos soutenu par de gros coussins, prêt à recevoir ses invités. Son regard se posa d'abord sur Nevra, son expression apparemment satisfaite, puis il plissa les yeux en direction de Rena, un sourire méprisant se dessinant sur ses lèvres livides.
C’était un vieillard à l’âge inestimable dont la silhouette décharnée tenait plus du mort que du vivant. Ses joues étaient creusées par la maladie. Ses yeux d'un rouge pâle et terne, presque rosé, étaient enfoncés dans leurs orbites, et il avait perdu une bonne partie de ses cheveux gris clair. Patte-Folle avait dit vrai, il était mourant.
— Oberon, tu peux disposer, dit-il en congédiant son majordome d'un geste de la main qui le fit grimacer.
Nevra avait remarqué qu'il gardait son bras droit dissimulé sous les couvertures.
— Vous vouliez me voir, je suis là maintenant. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Tu as l'insolence de ton père, renifla son grand-père avec dédain.
— Vous m'avez fait venir ici tout en sachant que je n'ai aucune loyauté ni aucun amour pour vous, pourquoi ?
— Parce que mes jours sont comptés sans toi. Tu es mon dernier espoir.
Il rejeta les couvertures en arrière puis, lentement, il commença à retirer les bandelettes qui entouraient son bras totalement nécrosé dont émanait une odeur de putréfaction à faire tourner de l'œil l'odorat le moins développé. La chair était rongée depuis le bout des doigts qui n'étaient plus que des os blancs, et des pans entiers de tissus morts prêts à se détacher pendaient le long du membre décrépi. Ainsi, même le terrifiant seigneur vampire était aux portes de la mort. Une mort lente et douloureuse. Nevra n’avait aucune sympathie pour le vieil homme. Ce qu’il redoutait en revanche, c’était la raison pour laquelle son grand-père tenait tant à le voir. Ce n’était clairement pas pour lui léguer toute sa fortune, et il commençait à se faire une idée de la véritable raison de sa présence en ces lieux, ce qui ne lui plaisait pas du tout.