Chapitre 26 : Lord Dragoman

Lord Dragoman était un véritable mort-vivant, un squelette qui se formait à vue d'œil, jour après jour. Nevra soupçonnait l'auteur du sort d'être particulièrement vicieux. Son grand-père perdrait d'abord ses jambes et ses bras avant que la malédiction n'atteigne ses organes internes. Le cœur viendrait en dernier, et quand la nécrose l’aurait touché, le vieillard mourrait dans d’atroces souffrances.

— Vois-tu, dit Lord Dragoman d’une voix éraillée en bandant lentement son bras, j'ai vécu très longtemps, plus longtemps que tu ne peux l'imaginer, et on ne devient pas l'un des plus vieux vampires d'Eldarya en agissant de manière irréfléchie et précipitée. Pourtant, j'ai fait une petite erreur de calcul, une erreur de débutant même, celle de sous-estimer mes adversaires. Ton grand-père maternel est venu me voir juste après la mort de sa traînée de fille et de ton imbécile de père, il s'était mis en tête que j'étais responsable de leur mort. Ce vieux bouc a essayé de me tuer, j'ai frappé le premier, mais je ne me doutais pas qu'il était versé en nécromancie. Il a réussi à me maudire mortellement dans son dernier souffle. Par vengeance, mais aussi par prudence, j'ai fait traquer tous les membres restants de son petit clan de chasseurs de primes et ils ont payé pour les offenses de leur patriarche. Les derniers membres de la famille Rosenfield du clan Rex Rosalis, ainsi que tous ceux qui se sont opposés à cette purge, ont été éradiqués. Ceux que tu as croisés en venant sont des rebelles qui ont refusé de me prêter allégeance et qui complotent contre le Prince Noir. Les autres familles n’ont pas levé le petit doigt, j’imagine qu’elles savent ce qu’elles risquent si elles essayent de s’opposer à moi. Je compte les soumettre à mon autorité et rebaptiser leur clan en Odarion-Rosalis. Tu pourrais en prendre la tête et te faire un nom dans les Terres Crépuscules. Qu’en penses-tu ?

Nevra n’en pensait rien. Il ne savait pas grand-chose des clans de vampires. Il ne s’y était jamais vraiment intéressé. C’était une organisation complexe basée sur la pureté du sang, la puissance des flux vampiriques, et les alliances contractées via le mariage entre différentes familles. Nevra, lui, était un déraciné qui avait grandi loin de toutes ces histoires. Lundiva n’avait pas jugé utile de lui faire un cours de généalogie, car elle désapprouvait ouvertement ce système de castes qui enfermait les vampires dans des rôles plus ou moins serviles selon leur hérédité. Sa marraine ne lui avait parlé que de ses parents, et à quel point c’était des gens formidables. Une qualité qu’ils n’avaient pas héritée de Lord Dragoman, c’était certain.

— J’ai d’autres projets, déclara Nevra avec détermination, ses yeux gris fixés sur son grand-père. À commencer par mettre fin à vos ambitions malsaines. 

À ses côtés, Rena dévisageait le vieillard avec une hostilité glaciale, la main crispée sur le manche de son sabre, tandis que l’air ambiant s’était considérablement refroidi. Elle n’attendait qu’un signe de son ami pour dégainer.

— Comment avez-vous pu faire une chose aussi horrible ? souffla Rena, la voix tremblante de colère. Vous avez empalé des enfants ! Vous méritez un châtiment pire que la mort ! Jamais Nevra ne vous donnera ce que vous voulez ! Vous êtes un monstre ! 

— Les chiennes de yôkai comme ta petite amie devraient être tenues en laisse, lâcha Lord Dragoman avec un ricanement méprisant. 

— Rena, calme-toi, fit son ami en posant une main sur son bras. Tu as promis de me laisser faire et de ne pas t'en mêler. Reste en dehors de ça.

Rena ouvrit la bouche, mais Nevra la fit taire d’un regard. Les lèvres pincées, elle recula à contrecœur. Nevra paraissait peut-être plus calme que sa camarade, mais il mourait d’envie d’égorger cet ignoble personnage. S'il ne l'avait pas déjà décapité, c'est qu'il avait besoin de réponses à ses questions.

— C'est pour cela que vous voulez faire de moi votre héritier ? Pour que je reprenne les affaires familiales ? Vous pensiez vraiment que j'allais accepter aussi facilement juste parce que vous êtes sur votre lit de mort ?

Lord Dragoman lui jeta un regard étonné puis éclata de rire. Un rire granuleux comme le gravier sous une semelle de cuir. 

— Je ne m’attendais pas à ce que tu acceptes ma proposition. Je sais bien que tu es une cause perdue. Un vampire dénaturé et dénué d’ambition, émasculé par toutes ces femmes qui te bourrent le crâne avec leur morale dégoûtante. Si j'avais pu te récupérer alors que tu n'étais qu'un enfant, j’aurais pu faire de toi un héritier digne de ce nom, mais cette harpie de Lundiva a fait son œuvre, il n'y a plus rien à tirer de toi, maintenant. 

— Combien de temps vous reste-t-il ?

— Je ne saurais dire. Cinq ou dix ans si je continue à consommer du sang de jeunes faeries, peut-être plus si la chance est de mon côté, le fait étant que la mort finira inexorablement par me rattraper. J'ai perdu mon immortalité, mais grâce à toi que je la retrouverai.

— Ces enfants que vous avez pris au village, c'était uniquement pour vous maintenir en vie ?

— J'ai besoin de leur force vitale pour ralentir la progression de la malédiction. Quoi de mieux que de jeunes adolescents encore dans l'âge de Tendresse, dont le maana est au sommet de sa pureté et de sa puissance ?

— Où sont-ils maintenant ?

— Morts. Il y en a une qui est arrivée ce matin, je pensais me refaire une santé avant votre arrivée, mais la nécrose n'avait pas progressé autant que prévu, je l'ai donc épargnée. Elle est encore vivante et intacte. Si tu me donnes ce que je veux, je n'aurai plus besoin d'elle et je la laisserai retourner au village.

— Qu'est-ce donc que vous désirez de moi, alors ?

— Ton corps. Cette malédiction ronge mon corps, mais mon esprit est encore intact, c'est pourquoi il me faut une enveloppe charnelle saine. Le seigneur Amon ici présent m'a assuré qu'avec le bon rituel, cela était possible, à condition que le réceptacle partage le même sang que moi et que son esprit soit similaire au mien.

— Nous n'avons rien en commun, rétorqua Nevra pour qui cette comparaison était plus blessante que le fait de n'être qu'un outil pour son grand-père.

— Détrompe-toi, mon garçon. Certes, tu partages quelques traits en commun avec ton père et ta gueuse de mère, mais dans le fond tu es bien le petit-fils de ton grand-père. Je peux le sentir en toi, tu es un tueur né, impitoyable et froid. La seule chose qui te retient, ce sont tes sentiments envers ceux qui te sont chers. Tu as peur de les décevoir, tu ne veux pas qu'ils te voient comme le monstre sanguinaire que tu es réellement, au plus profond de ton âme. La dernière chose qui se dresse entre toi et moi, c'est cette yôkai de glace dont tu t'es épris, et elle se tient devant moi. Je savais que je pouvais faire confiance à cette fouine de Patte-Folle pour me faciliter la tâche. Il m'a presque livré vos têtes sur un plateau d'argent. Quand je me serai débarrassé de cette catin qui a fait de toi un minable, tu seras libéré de ces chaînes qui brident ton potentiel, et tu te livreras à moi. De gré ou de force.

— Je ne vous laisserai pas faire de mal à Rena ! siffla Nevra en tirant son sabre. Vous mourrez avant de pouvoir toucher à un seul de ses cheveux ! 

— Ce n'est pas moi qui vais tuer ta précieuse petite amie. Tu vas le faire pour moi.

Lord Dragoman leva sa main décharnée, ses yeux rouges animés par un éclat de vitalité. Nevra fut submergé par une vague de sentiments tous plus désagréables les uns que les autres tandis que son esprit s'effaçait peu à peu, entièrement soumis à la volonté de son grand-père. Bien qu'encore conscient, son corps ne lui appartenait plus, il se sentait mu par une force qui le contrôlait de l'intérieur, une force contre laquelle il ne pouvait pas lutter. Il se tourna vers Rena, et pour la première fois, ses sentiments pour elle n'étaient que haine, dégoût et mépris. Il voulait la torturer d'un millier de façons, toutes plus horribles et inventives les unes que les autres. 

— Nevra, qu'est-ce qui t'arrive ? demanda la yôkai en le dévisageant avec méfiance, la main sur la poignée de son sabre.

Le vampire sentait que s'il répondait, ce seraient les insultes dégradantes de son grand-père qui franchiraient ses lèvres. Il refusait d'ajouter l'agression verbale à l'attaque physique. La cruauté, l'hostilité et la colère du vieux vampire se déversaient dans l'esprit du petit-fils, mais Nevra pouvait aussi sentir la peur, la détresse et le désespoir qui guidaient cet homme mourant.

***

Le jeune gardien ne pouvait pas lutter contre l'instinct de survie primaire qui l'envahissait. Rena était une menace qu'il devait éliminer. Il dégaina son poignard et lacéra l'air en direction de la jeune fille. Elle évita le coup de justesse et recula de quelques pas. Nevra la voyait hésiter. Elle restait sur la défensive tout en essayant de le raisonner. Il fallait qu'elle le combatte avec l'intention de le tuer, sinon ce serait elle qui mourrait, mais en était-elle seulement capable ?

Une fois à gauche, deux fois à droite, une nouvelle fois à gauche, Rena continuait d'esquiver les coups du vampire. Le sang n'avait pas encore coulé, mais cela ne saurait tarder. Pourtant, la yôkai se refusait à dégainer son sabre, ce qui agaçait passablement Nevra, tout autant que son grand-père. L'un voulait qu'elle cesse de chercher à le préserver et qu'elle se défende, l'autre se sentait sous-estimé. L'Ombre sentait les dernières barrières de son esprit tomber, la forteresse où ses secrets les plus sombres et les plus intimes étaient précieusement gardés allait bientôt être investie par le vieux vampire qui découvrirait alors les points faibles de Rena.

Lord Dragoman, déterminé à soumettre son petit-fils, renforça son emprise. Sa volonté était monstrueuse et sa voix était un roulement de tonnerre tantôt lointain, tantôt proche, qui grondait dans la tête de Nevra. Impuissant, il regarda sa main se lever, les deux doigts joints, pour tracer un cercle d'invocation. Une dizaine de couteaux de lancer volèrent dans la direction de la yôkai qui réussit à tous les éviter, sauf un, qui s'était logé dans son épaule.

Le vampire remarqua que Rena s'était rapprochée du lit pour placer entre lui et son grand-père. Elle n'était qu'à quelques pas de ce dernier. Elle tira son sabre tout en pivotant élégamment sur ses pieds, ses cheveux blancs s'étalant gracieusement comme les plumes soyeuses d'un cygne, dans une chorégraphie martiale parfaitement exécutée. Nevra aurait voulu lui laisser le temps de faucher la tête du vieux vampire, mais son grand-père était plus rapide et plus puissant. Il força Nevra à se téléporter devant Rena au moment où son sabre fendait l'air.

Une douleur aiguë déchira la paume du jeune vampire lorsqu'il intercepta la lame. La yôkai écarquilla les yeux avec effroi avant de lâcher son sabre comme s'il s'agissait d'un tison ardent. Elle ne s'attendait probablement pas à ce que Lord Dragoman utilise son propre petit-fils comme bouclier pour se protéger. Si elle n'avait pas retenu son coup à temps, elle aurait sectionné la main du vampire qui saignait déjà abondamment.

Le sabre était tombé entre les deux gardiens, mais la poignée de l'arme était tournée vers Rena. Ils échangèrent un bref regard puis se jetèrent d'un bond sur l'arme. Nevra était plus rapide et plus agile que son amie. Il lui asséna un violent coup de coude dans les côtes qui la fit reculer d'un pas. Dans la foulée, Nevra s'empara du sabre, sa cible à portée de lame. En un éclat d'acier, il aurait tranché la tête de la gardienne si le mystérieux invité n'était pas intervenu. 

D'un seul doigt, celui que son grand-père avait nommé Amon arrêta la lame dans son élan, à quelques centimètres du cou de la yôkai. Le temps s’était figé. Nevra avait retrouvé le contrôle de son esprit. Il soutenait le regard du dhampire qui le fixait intensément, comme s’il cherchait à sonder son âme. Nevra n'aurait su dire si son coup avait été ralenti par un sort ou si la force magique qui avait immobilisé la lame provenait de l'homme lui-même. L'interruption inopportune de ce mystérieux invité avait également perturbé Lord Dragoman qui avait relâché son emprise sur l'esprit de son petit-fils. Dans un effort de pure volonté, Nevra était parvenu à se libérer du contrôle psychique, mais il se sentait vidé de ses forces et nauséeux, sans parler de sa main ensanglantée. 

Il avait rassemblé le peu d'énergie qu'il lui restait pour lancer une attaque contre son grand-père, mais alors qu'il allait diriger sa lame contre le vieux vampire, une couche de givre avait recouvert le manche du sabre jusqu'à s'étendre aux mains de Nevra. Plus étonné que blessé par ce froid soudain, il avait lâché l'arme de la yôkai. Nevra leva les yeux vers l'homme à l’aura troublante, mais ce n'était pas lui qu'il regardait. Son regard était fixé sur Lord Dragoman qui se trouvait derrière lui.

— Ne croyez-vous pas que cette farce a assez duré comme ça ? lança-t-il à l'attention du vieux vampire.

— Vous aviez promis de m'aider, pourquoi m'avez-vous arrêté ?

— Je n'ai rien promis du tout, je vous ai simplement offert mon aide en échange d'un sujet docile que vous aviez promis de me fournir. Ce garçon est un candidat idéal, mais il est bien trop récalcitrant, il ne se soumettra jamais entièrement à votre volonté. Puis il a énormément de potentiel, ce serait du gâchis d'en faire un simple réceptacle. Une nouvelle ère commence, il est temps pour les vieillards et leurs anciennes traditions de rejoindre sagement la tombe.

— Traître ! Tu ne paies rien pour attendre ! Ton projet est voué à l'échec sans ma fortune et mon influence !

— Je n'ai que faire de votre fortune et de votre influence, il n'y a que vous pour croire que vous en avez encore. Vous vous êtes bâti une réputation de terreur, vous faites trembler une poignée de villageois ignorants, de quoi inspirer quelques histoires d'horreur à raconter au coin du feu, rien de plus. Dois-je vous rappeler qui je suis ? C'est vous qui n'êtes rien sans moi, et vous le savez très bien. Toute chose à un début et une fin. Vous ne faites pas exception à la règle universelle et immuable qui régit ce monde et les autres. Il est temps de tirer votre révérence, Lord Dragoman. C'est la fin de notre collaboration et la dernière fois que je fais affaire avec vous. Sur ce.

L'homme s'inclina en direction d'un Lord Dragoman fulminant qui, tourné au ridicule de la sorte, avait tout perdu de son sang-froid et de sa superbe. S'égosiller ne servant à rien puisque plus personne ne lui prêtait attention, il avait fini par se taire, ses plaintes n'étant plus qu'un râle d'agonie. Le dénommé Amon s'arrêta devant Rena. Il se pencha vers elle et la saisit par le menton pour qu'elle lève son visage vers lui. 

— Tu lui ressembles comme deux gouttes d'eau. Un ange tombé du ciel. Aussi belle que cruelle.

Rena repoussa fermement sa main.

— Je devrais me sentir flattée, mais je trouve votre geste quelque peu déplacé. Nous ne connaissons pas, ce n'est ni le lieu ni le moment pour ce genre de frivolité.

Amon se contenta de lui répondre par un sourire amusé.

— Tu es la digne fille de ta mère. Nous nous reverrons.

— Vous connaissez ma mère ? Attendez ! Répondez à ma question !

L’homme avait quitté la pièce sans se retourner, sourd aux interjections de la yôkai.

— Je vois que mon petit-fils n'est pas le seul à avoir succombé aux charmes de la tentatrice de glace, railla Lord Dragoman en réprimant une quinte de toux. Si j'avais su que tu avais les faveurs d'Amon, je n'aurais même pas essayé de m'en prendre à toi. Je comprends à présent ce qu'il faisait là. Il n'était pas venu m'aider, il était là pour me punir.

— Je ne le connais même pas. Je n'ai rien à voir avec lui.

— Peut-être, mais lui semble te connaître. Tu as clairement de la valeur à ses yeux, et Amon n'aime pas qu'on marche sur ses plates-bandes. J'ai perdu le soutien de la seule personne qui pouvait me sauver. Vous avez gagné. Je n'ai plus qu'à attendre que la malédiction fasse son œuvre.

— Tant que je ne vous aurai pas vu rendre votre dernier souffle, vous serez toujours une menace, répliqua Nevra sans la moindre compassion. Puisque vous avez renoncé à la vie, au nom des liens du sang qui nous unissent, je vais faire preuve de clémence et abréger vos souffrances moi-même.

— Nevra, fit Rena en le retenant par le bras. Ne fais pas ça. Tu ne peux pas tuer ton propre grand-père. Il n'a aucune chance de s'en sortir, il va mourir. Nous n'avons plus rien à faire ici.

— Tu crois qu'il va abandonner si facilement ? Il va s'accrocher à la vie jusqu'au bout, quitte à décimer tout le village. On ne sait pas de quoi il est capable, il pourrait trouver un autre moyen de survivre.

— Alors, laisse-moi le faire.

— Non. C'est à moi de tuer ce monstre.

— Ce n'est pas seulement un monstre, c'est aussi ton grand-père. Je sais mieux que quiconque ce que ça fait d'être responsable de la mort d'un membre de sa famille. Je ne veux pas que tu aies à vivre avec ce poids sur la conscience.

— Quel poids ? répliqua Nevra avec agacement. Je le vivrai très bien, ne t'en fais pas.

— Je ne veux pas que ton âme s'assombrisse davantage. Je ne veux pas que tu donnes raison à ton grand-père en le tuant de tes propres mains. S'il te plaît. Si tu ne veux pas que je le tue pour toi, alors laisse la malédiction le tuer. Les villageois ne le craindront plus et sauront se protéger s'ils apprennent qu'il est mourant.

— Quoi que je dise, tu n'en démordras pas, n'est-ce pas ?

Rena secoua la tête, son regard plus déterminé que jamais.

— Fais ce que tu veux alors, déclara le vampire en se dirigeant vers la sortie. Que tu le tues ou que tu le laisses en vie, ça m'est égal. Je ne veux même pas savoir.

***

Rena était ressortie une dizaine de minutes plus tard. Elle n'avait rien dit et Nevra n'avait pas posé de questions. Le majordome s'était montré plus que coopératif. Il les avait menés à la petite Annabelle, enfermée dans un cercueil dans les caves du manoir. La fillette était terrorisée, mais indemne. Le vampire en avait profité pour demander à Obéron, qui ne cessait de l'appeler « jeune maître » et le traitait comme l'héritier légitime de Lord Dragoman, s'il y avait un portrait de ses parents, ou à défaut, un portrait de son père qui traînait quelque part. Le majordome lui répondit par la négative, l'air sincèrement navré.

— Monseigneur a fait brûler tous les portraits de votre père, ainsi que tous ses effets personnels.

— Il devait vraiment le haïr.

Obéron secoua la tête avec tristesse.

— Il le haïssait autant qu'il l'aimait. Voir le visage du fils qui lui avait tourné le dos lui brisait le cœur. Je suis dans cette famille depuis si longtemps que je fais presque partie des meubles, mais la voir se déchirer de la sorte me fend le cœur, à moi aussi.

— Que ferez-vous lorsque mon grand-père ne sera plus de ce monde ?

— Je m'occuperai du manoir et des affaires du clan jusqu'à votre retour. Quoi qu'en pense ou dise Monseigneur, vous êtes l'héritier légitime de ces terres, et je vous servirai avec loyauté et dévotion comme j'ai servi votre père et votre grand-père avant vous.

— Ne vous donnez pas cette peine. Ma vie n'est pas ici, et elle ne le sera jamais.

— Si c'est ce que vous souhaitez, je vous remettrai ma démission. Dans le cas contraire, je continuerai à gérer les affaires du manoir en votre absence.

— Faites comme bon vous semble, je m'en contrefiche, répliqua Nevra avec indifférence. En revanche, si j'avais une chose à vous demander, ce serait de décrocher ces cadavres dans l'allée et de leur offrir une sépulture digne de ce nom.

— Tant que monseigneur est encore vivant, c'est de lui que je prends mes ordres, mais je lui en toucherai un mot.

— Si j'étais vous, j'irais vérifier. Il se peut qu'il soit mort à l'heure qu'il est.

— C'est fort possible. Si tel est le cas, je me plierai à vos ordres.

Ce majordome était décidément fort étrange. Il parlait de loyauté et d'obéissance, mais ne semblait pas se soucier de savoir si son maître était encore en vie ou pas. Nevra devinait qu'il était lié par le devoir, mais qu'il ne devait pas porter Lord Dragoman dans son cœur ni approuver ses actes. Il les avait raccompagnés jusqu'à l'entrée du manoir en leur présentant une dernière fois ses respects.

***

De retour au village, ils avaient assisté à la réunion touchante entre la petite Annabelle et son père. Rena leur avait assuré qu'ils n'avaient plus rien à craindre de Lord Dragoman, que c'était un vieillard mourant qui ne pouvait plus leur faire le moindre mal. Ils avaient festoyé toute la nuit jusqu'au petit matin rougeoyant jusqu'à ce que l'apparition du « croquemitaine » ne sème une nouvelle fois la terreur parmi les villageois. Persuadé qu'il était là pour lui reprendre sa fille, le père d'Annabelle s'était jeté sur lui. Nevra avait dû intervenir pour l'empêcher d’étriper le pauvre majordome. 

Obéron leur annonça solennellement que Lord Dragoman s'était éteint dans la nuit. La nouvelle avait été accueillie avec plus de liesse que de tristesse, les villageois soulagés d'être enfin libérés de cet homme cruel et sanguinaire. Comme promis, le majordome avait fait descendre les corps des vampires empalés, avec l'aide de quelques villageois, et ils avaient été inhumés dans le petit cimetière de Puits-Noir.

— Que voulez-vous que je fasse à présent ? demanda le majordome à son nouveau maître.

— Qu'est-ce que vous voulez faire, vous ?

— Je ne sais pas. Aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours été au service de la famille Dragoman. Si vous le permettez, j'aimerais vous servir comme j'ai servi vos aïeux.

— Très bien. Si ça peut vous faire plaisir. Je vous confie le manoir et les affaires du village alors. Assurez-vous que ces gens soient bien traités et ne manquent de rien.

— J'y veillerai. Je m'occuperai des formalités concernant la succession, et je vous ferai parvenir tous les papiers nécessaires, ainsi que le titre de propriété. 

Nevra acquiesça. Il n'avait aucune intention de revenir à Puits-Noir, mais il voulait offrir sa protection aux villageois. Garder le contrôle sur ces terres était le meilleur moyen de s'assurer qu'ils soient en sécurité. Obéron avait l'air digne de confiance, il ne doutait pas de sa loyauté ni de ses compétences. Il espérait juste que les villageois ne lui mèneraient pas la vie dure.

— J'ai aussi trouvé ce que vous m'avez demandé, ajouta-t-il en lui tendant une liasse de lettres ainsi qu'un document décacheté.

C'était le contrat que Lord Dragoman avait signé avec Patte-Folle. Le trésorier avait été assez imprudent pour apposer son sceau personnel. La promesse de transaction, l'acompte versé, les assassinats commandités, tout y figurait noir sur blanc. À cela s'accompagnait une correspondance entre les deux hommes dans laquelle Padraic O'Toole détaillait l'avancement de la mission et les difficultés rencontrées. Il y mentionnait de manière on ne peut plus explicite les meurtres de Lundiva et Emilia. Les preuves étaient accablantes, mais ce n'était que la partie émergée de l'iceberg. La belette avait d'innombrables squelettes dans son placard, ce contrat n'était que le premier domino qui entraînerait l'effondrement de son empire.

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