Chapitre 25 - Liam

Liam avait passé la soirée en compagnie de la famille royale. Même la reine, Lïzandra, et le prince aîné, Nathanaël, avaient fini par se joindre à eux. C’était l’un de ces moments qui s’étire comme un rêve, qui semble durer une éternité tout en filant à une vitesse folle. Malgré les années, il s’étonnait de temps à autre de se trouver là, si proche de la famille royale alors qu’il n’était qu’un orphelin qui avait passé une partie de son enfance dans la basse-ville. Il se demandait souvent ce qu’il serait devenu s’il était resté dans la rue, mais il n’en avait pas la moindre idée.

Comme à chaque fois qu’il revenait d’une longue mission, Liam n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il se retournait encore et encore, espérant s’abîmer dans un songe, mais il savait qu’il ne dormirait pas. Habitué à cette situation, il finit par se lever et s’habilla rapidement en jetant un œil vers le grand sac qui trônait toujours au pied de son lit. Des couvertures et un oreiller, rien de plus. Il le jeta sur son épaule et traversa les couloirs de la tour en silence. Comme d’habitude, peu de monde s’y aventurait encore au milieu de la nuit.

Liam passa les gardes du palais sans entraves, aussitôt reconnu à la curieuse couleur de ses cheveux. Il s’éloigna sans rien dire, rejoignit la grande place, passa deux des ponts principaux de la cité et se dirigea vers le nord. Plus il avançait, plus il laissait le bord de mer et l’humidité dans son dos. Ici, les canaux se faisaient de plus en plus rares, contrairement à leur abondance près du port.

Liam n’avait eu aucun mal à échapper à la surveillance des soldats, dont il connaissait parfaitement la position. Il ne tenait pas à ce qu’ils découvrent où il se rendait. Plusieurs patrouilles passèrent près de lui sans le voir, trop habituées à la tranquillité coutumière de la cité. Il avait tenté d’alerter le monarque à ce sujet, en vain, celui-ci l’avait toujours trouvé trop prudent. Enfin, Liam arriva dans le quartier où il avait grandi.

Un sourire nostalgique étira ses lèvres. Il s’avança dans les ruelles sombres en prenant son temps, laissant ses souvenirs vagabonder à une autre époque. Liam se rendait fréquemment ici, et plus particulièrement les soirs où le sommeil le fuyait. Autrefois, cet endroit avait été sa maison.

Il se dirigea vers l’enseigne d’une échoppe familière et s’assura que personne ne pouvait le voir. Il recula, prit son élan, attrapa le morceau d’une poutre qui dépassait légèrement du mur et grimpa sur le toit d’un mouvement souple. Un nouveau sourire se dessina sur son visage. Enfant, c’était toute une histoire de monter jusqu’ici pour atteindre cette cachette. Il se revoyait encore, passer de toit en toit pour y parvenir. Le petit garçon qu’il était avait bien grandi depuis.

Liam déposa son sac sur le sol poussiéreux et inspecta les lieux. Seul un petit morceau du toit tenait encore sur la charpente vétuste, ne laissant qu’une maigre surface abritée. La plus grande partie était à découvert, livrée aux aléas des intempéries. Plus personne ne semblait venir ici depuis qu’il avait quitté cette cachette, de nombreuses années auparavant. Il s’approcha du rebord et observa la rue déserte en contrebas. Combien de fois avait-il fait de même à l’époque où il avait considéré cet endroit comme sa maison ? Il soupira, c’était aussi ici que tout avait changé pour lui.

Liam se souvenait de cette fête de l’Équinoxe du Printemps. Il devait avoir environ sept ans. Le Royaume de Cœur s’était paré de ses plus belles couleurs pour célébrer la Divinité de l’Eau. Pour l’occasion, on aurait dit que la population tout entière était sortie dans les rues, répandant joie et bonne humeur dans la cité. Du haut de sa cachette, Liam avait observé avec curiosité toute l’agitation en contrebas, il avait toujours aimé ce moment de l’année.

La musique et les rires avaient empli l’air toute la journée, rapprochant les gens de toutes origines autour d’un même amour partagé. Ce jour-là, les pauvres se mêlaient aux riches, les nobles aux paysans, tous humbles et unis par leur dévotion envers la Divinité de leur royaume. Dans la foule, Liam avait même remarqué un petit garçon aux vêtements somptueux, dansant au milieu des badauds. Celui-ci ne devait pas avoir plus de quatre ans, probablement le rejeton d’un noble venu profiter de la fête, s’était-il dit. Puis le jour avait commencé à décliner, apportant avec la nuit son flot d’agitation et d’alcool. L’enfant était toujours seul et Liam s’était surpris à se demander s’il savait se débrouiller aussi bien qu’un orphelin. Malgré la fête qui animait toujours les rues de joie, le petit garçon s’était finalement rendu compte qu’il était perdu et pleurait à chaudes larmes.

Les mains de Liam se crispèrent sur le rebord du mur. Même en sachant comment l’histoire se terminait, il ne put empêcher un sourire triste de traverser son visage. Le souvenir de la détresse de l’enfant était toujours gravé dans sa mémoire.

Un événement tragique avait sans doute été évité de peu ce soir-là. De son perchoir, Liam avait vu un homme entraîner le garçon. À son allure, même un enfant de sept ans pouvait deviner qu’il n’était pas son père, mais dans la foule en liesse, personne n’y avait fait attention.

Liam pensait les avoir suivis sur un coup de tête, mais avec le recul, il savait qu’en tant qu’orphelin il n’aurait jamais pu abandonner un autre enfant. Et il avait bien fait. Il avait retrouvé le garçon quelques rues plus loin, dans une impasse sombre à l’écart de l’agitation. L’homme avait rejoint un complice à l’air étrange et qui paraissait peu familier de la cité. Liam pouvait encore se souvenir du frisson de peur qui l’avait parcouru juste avant qu’il interpelle les adultes.

— Vous l’avez trouvé ? Merci messieurs. Te voilà enfin petit frère, je t’ai cherché partout, avait-il dit au petit garçon.

Liam s’était approché, s’interposant entre lui et les deux hommes, et avait posé une main protectrice sur son épaule. Bien qu’apeuré, l’enfant s’était tout de suite accroché à son dos. Liam avait foudroyé les adultes d’un regard assassin, les défiant de tenter quoi que ce soit. L’instant lui avait semblé durer des heures sans que personne ne bouge, puis l’étranger avait émis un petit rire qui n’augurait rien de bon. Mais même enfant, Liam savait à quoi il pensait : son accoutrement n’avait rien à voir avec les somptueux vêtements du petit garçon qui s’était fait piéger.

— En voilà une surprise. Les Divinités sont avec nous ce soir.

L’étranger s’était approché, le menaçant de toute sa hauteur. Liam avait poussé l’enfant derrière lui, mais rien n’aurait pu lui faire anticiper ce qui s’était passé ensuite. L’autre adulte avait levé le bras, empêchant son confrère d’avancer vers eux davantage. Pour toute explication, il avait lancé.

— Fais ce que tu veux de l’autre, mais ne touche pas à celui-ci. C’est l’enfant du quartier.

Liam s’était figé devant cette appellation et avait fixé son défenseur de longues secondes, tentant de reconnaître son visage dans la pénombre. Depuis qu’il était petit, les habitants du quartier avaient toujours pris soin de lui, lui offrant parfois un quignon de pain, parfois un toit pour la nuit. Il avait perdu sa famille sans la connaître, mais il en avait gagné une plus grande, qui, sans véritablement s’occuper de lui, ne le laissait jamais tomber.

Dans son dos, le petit garçon s’était mis à trembler de peur et s’accrochait un peu plus à lui. Liam n’avait pas eu le temps de se poser plus de questions. Il avait plongé une main dans la poche de son pantalon usé, saisi l’un des cailloux qui s’y trouvait et l’avait lancé en direction des deux hommes.

— Tenez, voici une pièce d’or en dédommagement.

Pendant que les yeux des adultes avaient involontairement suivi la course de ce qu’ils pensaient être une pièce, Liam s’était précipité sur le côté pour tenter de s’extirper de la ruelle en entraînant violemment le garçon avec lui. À peine avait-il dépassé l’étranger qu’il avait senti une main puissante le saisir au col et le soulever dans les airs comme s’il n’avait pas été plus lourd qu’un fétu de paille.

— Où crois-tu aller ? avait grondé sa voix.

Mais l’autre homme avait aussitôt saisi l’avant-bras de l’étranger.

— Je t’ai dit de ne pas toucher à celui-ci.

Les deux hommes s’étaient toisés, furieux, mais aucun d’eux n’avait lâché prise. Ballotté dans le vide, Liam avait continué à gesticuler en tout sens, tentant toujours de se libérer. Puis enfin, il était parvenu à se contorsionner suffisamment pour que son pied s’écrase durement sur l’entrejambe de son agresseur. L’étranger s’était plié en deux et Liam s’était affalé lourdement sur le sol, mais il n’avait pas pris la peine d’attendre que l’homme reprenne ses esprits. Il s’était précipité vers l’enfant et l’avait entraîné derrière lui, glissant sur le sol poisseux dans sa fuite paniquée, jusqu’à retrouver les ruelles animées par la fête.

Les deux garçons étaient restés là un moment, reprenant leur souffle au milieu de la foule, incapables d’esquisser le moindre mouvement. Un instant, Liam crut apercevoir l’étranger au regard qui l’avait terrifié. Sans l’intervention de l’autre homme, qui sait ce qu’il serait advenu d’eux. Liam avait conscience qu’ils avaient eu beaucoup de chance de tomber sur quelqu’un du coin. Ici, tout le monde connaissait l’orphelin du quartier, reconnaissable entre mille avec ses cheveux d’un rouge vif. Le petit garçon joyeux et plein de vie recueilli par les habitants de la cité. Mais ce jour-là, il n’était pas l’enfant le plus important des lieux. Le garçon avait fini par lui donner son nom. Liam lui avait alors ébouriffé ses cheveux blonds et lui avait présenté son plus beau sourire.

— Bonjour petit prince ! As-tu faim ?

Voilà comment il avait rencontré Mikhaïl pour la toute première fois, et comment sa vie avait basculé. La suite était allée très vite. Par chance, Liam avait réussi à retrouver la famille royale et avait rendu le petit Mikhaïl au monarque fou d’inquiétude. Reconnaissant, le roi avait estimé qu’une récompense était le moins qu’il puisse faire pour remercier Liam et ses parents. Il fut très peiné d’apprendre qu’il était orphelin.

Liam s’était incliné maladroitement et avait fait mine de partir afin de pouvoir retrouver sa cachette. Il avait à peine remarqué le regard insistant du monarque et les quelques mots qu’il avait échangés avec le petit prince. Ce jour-là, l’enfant du quartier devint le pupille du roi et fut élevé comme l’un de ses fils. La reine n’eut pas le choix et les premiers temps furent difficiles, mais elle céda vite face à l’adorable petit garçon souriant et serviable qu’il était. Seule sa relation avec le prince aîné resta tendue malgré les années, mais il ne pouvait pas lui en vouloir.

La vie pouvait parfois être curieuse. Liam n’avait jamais connu sa véritable famille et avait grandi dans la rue, aidé par les habitants du quartier. Et du jour au lendemain, sa cachette sous les toits avait été transformée en palais et il avait eu des frères, puis une sœur un peu plus tard. Pourtant, lorsqu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil, c’est ici qu’il venait, dans son ancienne planque, afin de trouver le repos.

Liam sortit l’une des couvertures de son sac et s’installa contre le rebord. Il tourna la tête vers le ciel et laissa ses yeux se perdre dans la contemplation des étoiles. La vue n’était certes pas aussi belle que depuis le balcon d’une des immenses tours, mais elle avait quelque chose de familier et d’apaisant. Quelque part au fond de lui, il savait qu’il ne s’endormait jamais aussi bien qu’en regardant les astres briller dans le ciel.