Annyaëlle se massait les tempes, les yeux fermés, en proie à un violent vertige. Tout tournait autour d’elle et elle devait lutter pour parvenir à rester debout. Que s’était-il passé ? D’ailleurs, où était-elle ? Son esprit était emprisonné dans une gangue de brume dont elle ne parvenait pas à s’extirper. Elle avait beau tenter de se rappeler les derniers événements, elle n’arrivait pas à se souvenir de quoi que ce soit. Lorsqu’elle réussit enfin à ouvrir les yeux, elle fut surprise de se trouver dans une immense salle remplie de monde. Comme si un pont venait de se briser, les conversations déferlèrent sur elle, assourdissantes. Annyaëlle pressa ses mains contre ses oreilles pour se protéger du martèlement des mots qui résonnait douloureusement dans sa tête. Pourquoi tous les sons étaient-ils si forts ? Quelque part dans la foule, il lui sembla vaguement qu’une voix s’adressait à elle, recouverte par le vacarme des autres, mais le bruit l’empêchait de la percevoir correctement. Elle leva les yeux à la recherche d’un visage familier et grimaça d’horreur. Elle ne reconnaissait personne, tous les visages étaient flous, comme si elle ne parvenait pas à se souvenir d’eux. Mais ce n’est pas la seule chose qui effraya la jeune fille. Tous ces gens étaient gigantesques. Ils la dominaient de plusieurs dizaines de centimètres, engoncés dans leurs vêtements raffinés et leurs bijoux étincelants. Ils souriaient de convoitise. Annyaëlle joua des coudes, tenta de s’écarter d’eux, en vain. La foule la bousculait, se refermant sur elle en l’empêchant d’avancer ou de se repérer. Le cœur au bord de l’implosion, Annyaëlle paniquait, essayant désespérément de se créer un passage au milieu de ce chaos qui semblait vouloir l’engloutir quand elle sentit une main agripper la sienne. Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec un jeune garçon. Il ne devait pas avoir plus de douze ans, mais ne semblait pas prêter attention aux géants qui semblaient près de les écraser. L’enfant se mit à sourire, et sans savoir comment, Annyaëlle sut que son visage lui était familier même si elle ne parvenait pas à s’en souvenir.
— Suis-moi, lui dit-il.
Le garçon l’entraîna derrière lui et fendit la foule qui s’écarta aussitôt sur son chemin. Annyaëlle ne parvenait pas à comprendre ce qu’il se passait, que déjà, l’immense salle était remplacée par une succession de couloirs tandis qu’ils couraient dans ce qui semblait être un palais. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où il l’emmenait, mais il venait de la sauver de ces géants et quelque chose de plus fort qu’elle la poussait à lui faire confiance. Soudain, des pas résonnèrent dans le couloir désert qu’ils traversaient. Le garçon la plaqua aussitôt contre le mur et lui fit signe de se taire. C’était inutile, Annyaëlle aurait été incapable de parler, trop choquée par ce dont elle venait de s’apercevoir. Elle ne le remarquait que maintenant, mais malgré son jeune âge, l’enfant était plus grand qu’elle. Comment était-ce possible ? Les pas bifurquèrent dans leur direction et il lui attrapa de nouveau la main, mettant un terme à son effarement. Ils firent demi-tour et s’élancèrent dans les escaliers qu’ils avaient dépassés un peu plus tôt. Ils parcoururent un dédale d’autres escaliers et de couloirs en silence, mais plus personne ne s’aventurait vers eux. Le garçon finit par l’entraîner à l’air libre, sur une passerelle qui plongeait vers une petite cour circulaire s’élevant au-dessus du vide. L’air chaud du sud caressa le visage d’Annyaëlle et l’apaisa instantanément, chassant la panique qui l’étreignait encore quelques instants plus tôt. C’était splendide. Malgré l’absence de lumière, la cour était baignée par la clarté de la lune qui se reflétait sur ses pierres blanches. La jeune fille s’approcha du rebord et s’immobilisa, freinée par une violente impression de vertige. Elle n’avait plus ressenti cette sensation depuis des années. Des centaines de mètres plus bas, une cité se découpait, brillant d’une lueur douce et rassurante. Sous le couvert de la nuit tombée, les bâtiments blancs prenaient un aspect à la fois fantomatique et merveilleux. Annyaëlle recula de quelques pas et inspira profondément, calmant son cœur affolé par le vide en savourant l’air délicieusement iodé.
— Je savais que ça te plairait.
La voix rieuse de l’enfant fit sursauter Annyaëlle. Elle voulut lui demander pourquoi il l’avait conduite jusqu’ici, mais sans qu’elle ne puisse rien y faire, elle s’entendit lui répondre tout autre chose.
— Oui, c’est le plus bel endroit que j’ai jamais vu.
— Comment est-ce chez toi ? demanda le garçon en s’approchant.
— Oh, c’est difficile à expliquer. Pour commencer, la cité n’est pas blanche comme la tienne. Elle n’est pas non plus au bord de la mer, mais au pied de la plus grande montagne du continent ! s’exclama-t-elle sans pouvoir s’en empêcher. Mon royaume est entouré par d’immenses forêts, mais la plus belle est celle qui nous sépare du Royaume de Piques, les Feuilles Pourpres. Et aucune tour n’est aussi grande chez moi !
Annyaëlle luttait pour reprendre le contrôle, sans succès. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle reconnaissait sa voix, mais celle-ci était déformée, plus aiguë, et même sa façon de parler était différente.
— Ça ne ressemble pas à ici alors. J’espère que je pourrai le visiter un jour, répondit le garçon, les yeux pleins de curiosité.
Annyaëlle regardait l’enfant d’un air perplexe, mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Ses pensées s’emmêlaient dans sa tête, tentant de comprendre pourquoi son corps lui faisait défaut et ce qui était vraiment en train de se passer. Elle serra les dents, bien décidée à lui demander qui il était et comment elle était arrivée jusqu’ici. Une fois de plus, les mots qui s’échappèrent de ses lèvres ne furent pas ceux qu’elle avait choisis.
— C’est certain ! Nos royaumes sont très amis et les visites diplomatiques sont courantes. Peut-être que tu auras l’occasion de te joindre à l’une d’elles.
— J’adorerais ça ! s’écria le garçon en souriant.
Ils étaient tout près l’un de l’autre et regardaient les lumières de la cité en bas. Annyaëlle luttait contre le silence qui s’était installé entre eux, mais son corps refusait obstinément de l’écouter, la laissant simple spectatrice. Leurs cheveux s’emmêlaient au grès du vent. Le bruit des vagues parvenait doucement jusqu’à eux, c’était si apaisant qu’Annyaëlle avait l’impression d’être bercée par cette sensation étrangement familière. Elle lâcha prise et le moment s’étira sans qu’elle s’en rende compte, si bien qu’elle ne remarqua pas tout de suite que le paysage s’estompait. Lorsque la jeune fille s’en aperçut enfin, elle se retourna brusquement vers le jeune garçon, affolée, juste à temps pour le voir disparaître comme un nuage de poussière dispersé par le vent.
Annyaëlle se réveilla en sursaut. Haletante, elle mit un moment à éclaircir suffisamment ses pensées pour prendre conscience de l’endroit où elle se trouvait. Tu es à la Confrérie, avec des Ombres, tu es aspirante, tout va bien, se répéta-t-elle. Elle se força à regarder autour d’elle pour se prouver qu’elle ne se trompait pas. Les rayons du soleil filtraient à travers les persiennes et éclairaient les meubles de la petite chambre où elle se trouvait. Sa chambre. Elle se laissa retomber sur le lit, soulagée. Que s’était-il passé ? Annyaëlle posa une main sur son cœur, comme si ce simple geste pouvait calmer les violents battements qui l’agitaient. Tout était encore flou dans sa tête. La jeune fille se sentait perdue et peinait à remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle se concentra pour reprendre le contrôle de sa respiration et comprendre ce qui lui était arrivé. Le bourdonnement qui résonnait de nouveau depuis son réveil l’empêcha d’entendre les coups que l’on frappait à sa porte. Sans attendre, Kaärna entra et croisa les bras devant la jeune aspirante. Annyaëlle sursauta une nouvelle fois.
— Il est presque midi, lui fit remarquer l’Ombre de son habituel ton neutre. Je me suis dit que quelque chose n’allait pas. (Elle la fixa quelques secondes et ajouta.) C’est un peu perturbant la première fois.
Annyaëlle dévisagea Kaärna.
— Les rêves, ajouta-t-elle devant l’incompréhension visible d’Annyaëlle. Le Trace-Rêves.
La jeune fille s’adossa maladroitement contre le mur qui bordait son lit. C’était donc ça. Elle ferma les yeux et souffla, rassurée d’avoir une explication à ce qu’elle venait de vivre. Maintenant, elle comprenait ce qu’elle avait vu en réalité. Elle se tourna vers l’Ombre.
— C’était plutôt un souvenir. Je n’avais aucune prise, je ne savais ni où j’étais ni avec qui. Je ne contrôlais rien du tout.
— C’est normal. Tu es déjà chanceuse d’avoir eu ta première vision aussi rapidement. Tu finiras par les contrôler, ce n’est qu’une question de temps. Qu’est-ce que tu as vu ?
Annyaëlle esquissa un sourire. Tout s’éclaircissait petit à petit.
— Quand j’étais petite, mes parents m’ont amenée à Ornate, la capitale du Royaume de Cœur. J’avais neuf ans et c’était la première fois que je quittais Naerys. Le roi avait organisé une immense réception pour notre arrivée. À cet âge, cela faisait déjà un moment que l’on avait repéré mon affinité et beaucoup de monde avait fait le déplacement pour voir cette curiosité. J’étais terrorisée. C’est là que j’ai rencontré le pupille du roi de Cœur, qui venait lui aussi de devenir une sorte d’attraction.
Kaärna marque une hésitation. Ses yeux vert pâle ne quittaient pas Annyaëlle.
— Oui, j’ai entendu parler de lui. Un autre cas rare.
Un instant, la jeune fille se tendit, pensant que les mots de l’Ombre étaient teintés de reproches, mais celle-ci ajouta.
— Ensemble dans l’adversité, je suppose.
Annyaëlle se détendit instantanément.
— Oui, on peut dire ça. C’est en partie grâce à lui et au prince Mikhaïl que j’ai pu avoir la paix pendant quelque temps. Nous sommes très vite devenus amis tous les trois, répondit-elle en souriant.
Kaärna acquiesça. La facilité avec laquelle la jeune fille se confiait la déconcertait.
— Tout le monde n’a pas la chance de connaître un prince, ou un pupille. Méfie-toi, cela pourrait ruiner ton anonymat auprès des autres.
— Je sais, mais je ne crains rien avec toi, tu connais déjà mon identité, lui fit remarquer Annyaëlle. Maintenant que j’ai commencé à rêver, quelle est la prochaine étape ?
L’Ombre aux cheveux blancs réprima un sourire amusé et retrouva instantanément son sérieux.
— T’entraîner, encore et encore, et surveiller tes rêves. Tu dois trouver quelque chose qui ne devrait pas être là. Tu passeras certainement devant sans le voir à plusieurs reprises, mais les visions seront de plus en plus nettes, jusqu’à ce que tu repères ton esprit-guide ou qu’il s’impose à toi.
Qu’il s’impose à moi ? songea Annyaëlle. En vérité, et comme tous les autres aspirants, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait réellement trouver. Elle se demandait même si les Ombres n’ignoraient pas ce qu’il en était exactement, même après l’avoir vécu. Elle soupira, sa formation d’aspirante ne s’arrêtait donc jamais, de jour comme de nuit. Au moins, les longs entraînements auxquels elle se soumettait lui promettaient de longues nuits de sommeil et de rêves. Elle espérait juste avoir encore assez de force pour finir par les contrôler et mettre la main sur son esprit-guide.
J’ai été déconcerté par le début du chapitre même si je pensais que ça avait un rapport avec la cérémonie.
C’est intéressant de voir le passé de Annyaëlle.
Sinon je trouve ce chapitre excellent.
Il faut continuer comme ça.
En tout cas bonne continuation.
Oui le début de ce chapitre est tourné de manière à être aussi perturbée qu'Annyaëlle. J'avais hâte de parler un peu plus de son passé !
J'espère que la suite de la lecture te plaira ! A bientôt
Wow, j'étais totalement plongé dans le rêve d'Annyaëlle ! J'étais aussi perplexe qu'elle, même si je me doutait que c'était à cause de la cérémonie. J'ai mis un peu de temps à comprendre qu'elle avait revécu un de ses souvenirs. Je me demande comment vont se dérouler ses prochains rêves et ce qu'elle va y trouver.
Plus qu'à attendre la suite du coup :')
A bientôt !
Oh super :D J'ai essayé de faire ressentir sa confusion au mieux. Et oui, je ne voulais pas qu'on devine trop facilement que c'était un souvenir ^^
La suite arrive vite, promit !
A bientôt :)