— Reeeen...
Ayra s’était redressée dans son lit, haletante.
Son cri résonnait encore dans sa gorge, presque douloureux.
Elle ferma les yeux un instant, essayant de retenir ce rêve qui lui échappait déjà.
Elle s’y voyait enfant…
Face à des créatures difformes, aux visages déformés par la haine.
Elle avait voulu les fuir, mais ses jambes n’avaient pas répondu.
Et puis, soudain, de la glace. Partout. Sortie de nulle part. Tranchante, éclatante.
Elle se souvenait avoir crié ce nom
— Reen — avec toute la force de sa voix d’enfant.
Elle ne savait pas pourquoi. Elle ne savait même pas qui c’était, au juste.
Mais dans ce rêve, ce nom lui avait paru vital. Inévitable.
Elle porta une main à son front. La sueur froide s’évaporait lentement.
Combien de temps avait-elle dormi, cette fois ? Impossible à dire.
Elle ne savait plus vraiment depuis combien de temps elle était alitée. Les jours s’étaient confondus entre somnolence, éveils brumeux et endormissements profonds. Elle commençait à se demander combien de temps cela durerait encore.
Mais elle n’avait pas la force de se lever, hormis pour quelques gestes de base, comme sa toilette.
Chaque jour, pourtant, quelqu’un venait rompre le silence de sa chambre.
Riven lui apportait toujours un nouveau livre. Il lui en indiquait certains passages, affirmant qu’ils pourraient lui plaire — et il avait souvent raison.
Elenor, elle, venait avec son carnet sous le bras, lui racontant en détail tout ce qui se passait dans la maison : Lucas qui se chamaillait avec Riven, Mira qui les entraînait avec rigueur. Elle parlait de la symbiose qui commençait doucement à prendre forme. Parfois, elle lui montrait quelques croquis de scènes saisies sur le vif, d’un trait sûr et vivant.
Dahlia s’excusait encore, même si Ayra lui répétait qu’elle n’y était pour rien. Chaque jour, elle déposait un bouquet frais sur la table de chevet. Les fleurs apportaient à la pièce une touche de couleur et des parfums doux, presque printaniers. C’était devenu un rituel silencieux, une forme d’attention simple mais précieuse.
Elle en profitait aussi pour lui apporter les cours qu’Ayra manquait.
Même si c’était difficile pour elle de s’éloigner, Dahlia continuait d’aller en classe — parce qu’elle savait combien cela comptait pour son amie. Ayra, malgré sa fatigue, voulait garder le fil. Ne pas décrocher. Ne pas se laisser glisser.
Dahlia venait de revenir des cours, un classeur à la main et un sourire léger sur le visage.
Ayra hésita un instant, puis osa enfin poser la question qui la taraudait depuis plusieurs jours :
— Tu l’as vu ?
— Non, pas aujourd’hui… comme les autres jours, d’ailleurs.
La réponse la frappa plus qu’elle ne l’aurait cru.
Ayra détourna le regard et s’enfonça un peu plus dans son oreiller, les sourcils froncés.
Depuis ce souvenir flou — Kael penché sur elle, ses mains sur son visage, cette voix grave qui l’appelait à rester éveillée —
Plus rien.
Pas une visite. Pas un mot.
Elle ne savait pas pourquoi ça la rendait si nerveuse.
Ou si déçue.
Élika, qui s’était métamorphosée en parfaite garde-malade attentionnée depuis l’accident, entra avec un plateau-repas entre les mains.
— Allez, c’est l’heure de prendre des forces ! annonça-t-elle d’une voix faussement autoritaire.
Elle posa le plateau sur la table de chevet, puis ouvrit les rideaux d’un geste vif, laissant la lumière du jour envahir la pièce.
Ayra plissa les yeux, agressée par la clarté soudaine.
— Tu veux m’achever ou quoi… ? grogna-t-elle doucement.
Élika laissa échapper un sourire en coin, bras croisés.
— Si t’as assez d’énergie pour râler, c’est que tu vas mieux.
Elle désigna ensuite la tasse fumante sur le plateau.
— Mira y a mis quelques-uns de ses ingrédients secrets… pour que tu récupères plus vite. Alors bois tout ! ajouta-t-elle avec un air faussement sévère.
Chaque jour, Mira venait elle-même panser les blessures de sa jambe.
Elle appliquait un onguent très odorant, à l’odeur entêtante de plantes et d’écorces, qui piquait les narines au premier abord.
Mais c’était un soulagement à chaque fois.
L’effet froid de la pommade calmait instantanément les brûlures constantes, et lui permettait de s’assoupir plus facilement.
Élika lui posa le plateau sur les genoux avec délicatesse.
La tasse fumante, emplie de légumes bouillis, fit gargouiller l’estomac d’Ayra malgré elle.
Elle attrapa la tartine beurrée et croqua dedans avec appétit, se rendant compte qu’elle avait bien plus faim qu’elle ne l’aurait cru.
— Dis-moi… entre deux bouchées — tu ne vas plus chez les Gardiens de la paix en ce moment ? demanda Ayra, le regard posé sur sa sœur.
Élika se raidit légèrement.
— Non… j’ai mieux à faire. Plus important, du moins.
Ayra soupira doucement, baissant les yeux sur sa tartine.
— Tu le cherches, c’est ça ?
Un silence s’installa. Élika mit un moment à répondre.
— Oui… mais aucune trace pour le moment. Je suis retournée aux fermes où il avait été aperçu. Mais rien.
Elle marqua une pause, ses traits tendus par la frustration.
— C’est comme s’il entrait et sortait de Clairmont à sa guise… sans laisser de trace.
— Tu n’as pas revu Eren… depuis ce jour ? demanda Ayra, tentant de paraître désinvolte.
— Il est passé, répondit Élika. Pour prendre de tes nouvelles. Il n’a pas osé entrer, il ne voulait pas te déranger.
Elle hésita un instant.
— En vérité… il est venu plusieurs fois.
Le cœur d’Ayra fit un bond, et son souffle se fit plus court.
— Il était seul ? demanda-t-elle, le regard légèrement fuyant.
Élika la fixa brièvement, amusée malgré elle.
— Oui. Il était seul.
La nausée monta brusquement. Ayra repoussa le plateau avec lenteur.
— J’ai plus faim… je suis fatiguée…
— Tu aurais pu faire un dernier effort, soupira Élika en récupérant le plateau.
Mais une dernière question la taraudait, alors que ses paupières devenaient lourdes.
— Dis… tu n’as rien dit à papa ? Tu ne comptes pas me faire rentrer de force, hein ?
Élika sembla réfléchir un peu trop longtemps à son goût.
— Non, je n’ai rien dit. Et non, nous ne rentrerons pas.
Le ton se voulait rassurant, mais Ayra perçut la nuance de prudence derrière les mots.
— Le hasard a mis ce Varnak sur ton chemin. Rien, pour l’instant, ne laisse penser que les démons sont derrière tout ça. Mira et moi avons étudié la question.
C’est un peu rassurée qu’elle se laissa aller.
Ses pensées se brouillèrent, sa respiration ralentit.
Et bientôt, elle sombra à nouveau dans le sommeil.
Il faisait nuit. Depuis plusieurs jours, Kael traquait inlassablement le Varnak, épaulé par moments par Eren.
Il ne dormait presque plus, arpentant la forêt qui bordait Clairmont, encore et encore.
Rien.
Il était retourné à l’endroit précis où ils avaient découvert, la première fois, le squelette rongé d’un animal.
Mais il n’y avait plus rien à sentir. Plus aucune vibration. Juste le même cadavre désormais totalement décomposé, réduit à de simples os blanchis.
Le silence semblait avoir repris ses droits, étouffant toute trace de l’étrange créature.
Ce soir-là, il rentrait particulièrement harassé. La tension accumulée tout au long de cette semaine de traque commençait à peser lourd sur ses épaules.
C’est presque en traînant les pieds qu’il regagna la maison, cette nuit-là.
— Ça ne sert à rien de chercher sans le moindre signe de présence… Tu t’épuises pour rien, lança son frère sans même se retourner, concentré sur son livre.
— Il doit bien être quelque part…
— Tu sais très bien que sa présence ici n’a rien de normal. Il nous manque un élément. Et tant qu’on ne l’a pas…
— Justement ! répliqua Kael en haussant le ton. On ferait mieux de chercher cet élément manquant, plutôt que de bouquiner tranquillement ! ajouta-t-il avec un geste sec en direction d’Eren.
Il tourna les talons, plus vif cette fois. L’énervement l’avait comme éveillé, réinjectant une dose de tension dans ses muscles fatigués.
Il monta d’un pas pressé dans sa chambre.
Là, il fit les cent pas, incapable de tenir en place. Comme si le mouvement allait faire jaillir une solution.
Puis, une idée le frappa.
Et pour la première fois depuis presque deux mois, il se dit qu’il devait l’appeler.
Il se dirigea vers la salle de bain et s’appuya sur le lavabo, les paumes plaquées contre la porcelaine froide.
Son regard se planta dans le miroir.
Il se contempla en silence, comme s’il se redécouvrait. Ses cernes sombres creusaient ses paupières, tirant ses traits au point de le vieillir de plusieurs années. Ses yeux, habituellement si clairs, semblaient plus ternes, voilés par la fatigue.
Il repoussa d’un geste agacé les mèches claires qui retombaient sur son front, comme si ce simple geste pouvait aussi remettre de l’ordre dans le chaos qui l’habitait.
Clairmont, décidément, jouait vraiment avec ses nerfs.
Puis il inspira profondément.
Ses pupilles se fixèrent dans leur reflet, jusqu’à ce que le miroir commence à changer…
Quelques secondes s’écoulèrent. Le reflet vacilla, la surface devint trouble, grisâtre… jusqu’à révéler une autre pièce.
La salle du trône d’Abyrel.
Et quelques secondes plus tard, la silhouette imposante de son père apparut face à lui.
— Tiens donc… que me vaut cet honneur… après autant de temps ?
La voix grave de son père résonna dans la pièce comme un grondement lointain. Kael l’avait presque oubliée. Et elle ne lui avait pas manqué.
— C’est toi ? C’est toi qui l’as envoyé ? lança-t-il d’un ton tranchant, les dents serrées.
Edra haussa un sourcil, son regard scrutant son fils comme un prédateur analyse une proie.
— Tu vas devoir préciser ta pensée. Beaucoup de choses se passent, et je ne suis pas dans ton charmant village perdu pour les suivre.
— Un Varnak. Il a attaqué une habitante. Une élève. Tu sais très bien de qui je parle.
Le silence s’installa un instant. Puis un léger sourire étira les lèvres d’Edra.
— Ah…un Varnak. Tu crois vraiment que j’ai besoin d’envoyer des bêtes en éclaireurs ? Ne me prends pas pour un amateur.
Kael serra les poings.
— Mais vu la lenteur de votre progression… j’aurais peut-être dû. C’est sûr.
Il croisa les bras.
Le regard de son père le fit frémir de colère. Son œil droit, clair comme les siens. L’autre, d’un noir total. Quelques rides, pas trop marquées, soulignaient les coins de ses yeux et sa bouche, terminée par une barbe grisâtre.
— Réfléchis… je t’ai mieux appris que cela !
— Pour ce que tu m’as appris… grogna Kael.
— Si le Varnak vient vous faire de belles petites visites, s’attaquant au passage à tout ce qu’il trouve…
Kael leva les yeux au ciel, regrettant déjà d’avoir eu l’idée de l’appeler.
— c’est que quelque chose doit s’ouvrir. Même un idiot le comprendrait.
— Quelque chose de scellé finit toujours par se fissurer… si une force plus grande le frôle.
Puis, d’un ton plus sec, comme pour balayer ses propres pensées :
— Maintenant cessez de jouer aux justiciers ! Et effectuez cette mission ! Je veux voir l’Envoyée morte !!
Kael coupa la liaison sans attendre.
Voir son père, même cinq minutes, l’avait énervé au plus haut point.
Une bouffée de chaleur lui monta à la tête, semblable à l’aridité d’Abyrel. Cette sécheresse étouffante, familière, rongeait ses nerfs. Il serra les poings, tentant de garder le contrôle. Il n’était plus là-bas. Et pourtant… tout en lui brûlait encore.
La phrase de son père résonna encore dans son esprit.
Quelque chose de scellé… qui se fissure si une force plus grande le frôle…
Il repensa à Clairmont. À cette sensation étrange qu’il avait eue, plusieurs fois.
L’air qui semblait vibrer. Une tension qui rampait sans nom.
Rien de visible.
Mais comme une pression invisible, prête à faire craquer quelque chose.
Il serra les mâchoires, sans en dire un mot.
C’était peut-être rien. Peut-être.
Mais son instinct, lui, ne le croyait pas.
À cet instant, sa mission de départ lui semblait à mille lieues. Il n’y pensait plus vraiment.
Même Eren, qui voulait autrefois retrouver sa sœur à tout prix, n’en parlait plus.
Adorée, hein…, pensa-t-il avec une pointe d’ironie. On aurait dit qu’il l’avait oubliée.
Comme si, tous les deux, avaient peu à peu glissé vers autre chose.
Comme si retarder l’échéance permettait de maintenir un équilibre fragile.
Repousser l’inévitable… pour gagner encore un peu de temps.
Il se laissa tomber sur le lit, le corps lourd, les membres engourdis par la fatigue.
Une longue inspiration s’échappa de ses lèvres.
- Se fissure, si une force plus grande le frôle…
Les mots coupants de son père résonnaient encore dans sa tête.
Sans même s’en rendre compte, il s’endormit sur cette pensée.