— Encore une journée pareille… souffla Ayra.
L’impatience la gagnait de plus en plus. Pourtant, elle était encore faible, incapable de se lever seule.
Mira entra dans la chambre. Ayra profita de sa présence pour poser une question :
— C’est normal que ça mette autant de temps à guérir ? Je suis toujours aussi faible… J’ai du mal à voir ma progression.
Mira s’approcha du pied du lit, souleva la couverture et découvrit sa jambe. Tout en retirant les bandages, elle répondit :
— Oui. Le Varnak injecte un venin anesthésiant. Le corps met du temps à l’évacuer. Tu t’en sors plutôt bien : un humain n’aurait probablement pas survécu plus de quelques heures.
Ayra soupira et s’enfonça davantage dans ses draps.
— Ce ne serait pas plutôt une absence bien précise qui te mine ? lança Mira, un brin malicieuse.
Ayra fixa le plafond, muette. C’est vrai que la mauvaise humeur l’avait gagnée ces deux derniers jours.
— Certainement pas ! finit-elle par répliquer, un peu trop vite.
Elle donna raison à sa tante, rien qu’avec cette réponse trop précipitée.
Mira refit le bandage d’une main experte, puis remit la couverture en place.
— Tu devrais te reposer…
— Je ne fais que ça depuis plus d’une semaine ! répliqua Ayra, un peu trop brusquement à son goût.
Pourtant, elle n’était réveillée que depuis peu… et déjà, ses paupières s’alourdissaient, prêtes à replonger dans un sommeil profond.
— Reeeen —
Elle se réveilla en sursaut. Il faisait nuit dehors ; elle le devinait, même derrière les épaises tentures.
Seule la lumière douce de la lampe de chevet perçait la pénombre.
Ce rêve… encore une fois. Il semblait bien décidé à la hanter.
Elle se redressa lentement sur les coudes… puis sursauta. Un bras, posé non loin d’elle, l’avait effleurée.
Elle n’avait même pas senti qu’elle n’était pas seule.
Son regard glissa sur la silhouette assoupie.
Son cœur manqua un battement.
Kael était là. Endormi à moitié sur le fauteuil, son torse appuyé contre le lit, la tête penchée dans une position inconfortable.
Sa respiration était lente et régulière. Une mèche claire, assombrie par la pénombre de la pièce, retombait sur son front.
Il avait les traits tirés, comme s’il ne dormait plus depuis des jours.
Ayra le fixa un instant, interdite. Elle n’avait pas eu de ses nouvelles depuis l’attaque, et le voir là, veillant silencieusement à son chevet, réveillait un flot d’émotions qu’elle préférait taire.
Cette vision la conforta dans son choix : il ne fallait pas le réveiller.
Sa gorge était sèche. À tâtons, elle chercha son verre sur la table de chevet, sans quitter Kael des yeux.
Elle fit tomber son verre dans un geste maladroit. Le bruit sourd du choc contre le sol résonna dans la pièce.
Elle se crispa, retenant son souffle.
Kael se redressa aussitôt, les yeux encore embrumés, cherchant du regard la source du bruit. Son regard finit par se poser sur elle, éveillé par réflexe, comme si son corps était toujours en alerte.
— Tu es là depuis longtemps ? demanda-t-elle, la voix encore un peu rauque de sommeil.
Il hocha légèrement la tête, posant enfin les yeux sur elle. Son regard semblait moins dur que d’ordinaire.
— Depuis que Mira m’a laissé entrer, en début de soirée, répondit-il. T’étais encore endormie. J’ai… attendu. Puis je me suis assoupi.
Un silence léger s’installa.
— Tu ne vas plus en cours ? C'était la seule chose qu'elle avait trouvé à dire.
Kael haussa les épaules, les yeux encore mi-clos.
— Je t’avoue que j’avais d’autres choses en tête. Puis… l’université peut bien se passer de moi quelques jours.
Il détourna brièvement le regard, comme gêné par l’aveu implicite de sa présence continue.
Un silence s’abattit entre eux. Ayra ne savait pas comment l’aborder.
Elle était encore sous le choc de sa présence. Elle pinça nerveusement le drap, n’osant pas le regarder.
Même silencieux, calme, il dégageait une présence forte.
Il brisa lui-même le silence.
– Je voulais juste… m’assurer que tu allais bien.
Son ton était calme, loin de l’ironie qu’elle lui connaissait.
– C’est gentil… même si tu ne t’es pas montré depuis le festival…
Une phrase pleine de sous-entendus, qu’elle n’avait pas su taire.
L’odeur de son parfum avait envahi la pièce, ce qui lui fit monter la chaleur aux joues.
Elle détourna les yeux, espérant qu’il ne remarquerait rien.
Kael, lui, semblait hésiter, comme s’il cherchait ses mots.
– Je n’avais pas envie de venir... si c’était pour te voir dans cet état, avoua-t-il finalement, presque à contre-cœur.
Cette phrase la surprit. Elle ne savait pas si elle devait être touchée ou blessée.
– Et pourtant tu es là, souffla-t-elle simplement, la voix plus douce qu’elle ne l’aurait voulu.
— Il fallait bien, répondit-il après un temps, la voix basse, presque rauque.
Elle tourna enfin les yeux vers lui. Dans la pénombre, elle distinguait à peine les traits de son visage, mais elle sentit une tension, une fatigue qu’il ne masquait plus.
— Tu sais, je ne me souviens pas très bien… murmura-t-elle. Juste un flou, un hurlement, puis… ta voix.
Un silence flotta entre eux. Il serra la mâchoire.
— Tu m’as fait peur, Ayra.
Elle releva doucement les yeux, étonnée.
— Ce n’est pas dans tes habitudes, de l’admettre.
— Ce n’est pas dans mes habitudes, de m’inquiéter, non plus.
Elle soupira, comme pour évacuer ce trop-plein d’émotions qui menaçait de l’envahir.
Un besoin urgent de mouvement, de fuite, s’empara d’elle. Bouger, faire taire ce qu’elle ressentait.
Elle pivota lentement, avec les mêmes gestes précautionneux que lorsqu’elle descendait pour se rendre à la salle de bain.
Mais aujourd’hui, son corps tremblait.
Ses pieds touchèrent le tapis moelleux, familier, qu’elle avait foulé des dizaines de fois.
Et dans un effort silencieux, elle se leva.
Elle jura à mi-voix, quelques mots mâchés entre ses dents. Sa jambe la lançait violemment, mais elle refusait de montrer la moindre faiblesse devant lui.
Il avait dû entendre ses respirations saccadées, car il s’était levé sans un mot. Silencieux. Comme toujours.
En un instant, il fut près d’elle, l’épaulant d’un geste naturel.
Le contact de son bras nu contre le sien déclencha un frisson immédiat.
Tout en elle s’était mis à s’agiter.
Elle agrippa malgré tout son bras. La douleur était trop forte pour jouer les fières.
— On dirait... souffla-t-elle entre deux respirations, que je me suis fait ça hier... Tellement la douleur ne diminue pas...
Elle était essoufflée. Chaque pas semblait lui coûter plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Elle avait des bouffées de chaleur dues à la douleur.
Au diable les apparences. C’était bien trop fort. Son corps tremblait malgré elle.
— Tu devrais te remettre au lit, non ? demanda-t-il dans un souffle.
Sa voix avait légèrement tremblé. Elle le sentit. Et ne savait pas comment l’interpréter.
— J’aimerais aller à la salle de bain, dit-elle d’un ton un peu trop nerveux.
Il ne répondit rien. Et sans prévenir, il la souleva. Un bras passé sous ses genoux, l’autre dans son dos. Comme s’il avait soulevé une plume.
Elle sentit le muscle de son bras se contracter, et son parfum, mêlé à cette odeur chaude et masculine qui lui était propre, l’envahit.
Trop faible pour lutter, elle ne protesta pas. D’ordinaire, elle l’aurait rembarré. Mais là, elle n’aspirait qu’à une chose : sentir l’eau fraîche lui couler sur le visage.
Il la déposa doucement à l’entrée de la salle de bain.
Le carrelage froid sous la plante de ses pieds lui arracha un frisson, mais lui fit du bien.
— Ça va aller comme ça ? demanda-t-il, visiblement soucieux.
— Bien sûr ! Tu ne vas pas me suivre non plus ! lança-t-elle en relevant le menton, mi-amusée, mi-rebelle.
Un sourire étira ses lèvres.
Il referma la porte derrière elle, sans rien ajouter.
Elle s’agrippa au lavabo, heureusement situé juste à côté de la porte. S’y appuya un instant pour reprendre son souffle, avant d’avancer lentement.
Son regard croisa son reflet dans le miroir, et elle réprima un soupir.
Des ecchymoses et quelques marques de griffes striaient encore son visage. Elle avait une mine affreuse, les traits tirés, les cheveux en bataille.
Elle fit couler l’eau froide et s’en aspergea le visage à plusieurs reprises. Le contact glaçant la fit frissonner, mais apaisa sa fièvre intérieure.
Elle attrapa sa brosse et tenta de démêler ses mèches rebelles.
Puis, elle laissa l’eau glisser lentement sur ses poignets. Elle connaissait ce geste, ce réflexe presque instinctif. L’eau froide avait toujours eu ce pouvoir calmant sur elle.
Moins elle voyait, moins elle pensait. Et pourtant, elle le sentait. Sa présence, de l’autre côté de la porte, la réconfortait plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Les autres n’avaient pas fait d’apparition, comme s’ils respectaient cette intimité un peu forcée.
Elle s’imaginait déjà Mira les arrêter d’un simple geste, empêchant Élika de monter, la forçant à rester sagement assise, les bras croisés sur le canapé.
Un petit sourire lui échappa à cette pensée.
Après quelques minutes, elle se décida enfin à ouvrir la porte. Kael, adossé contre le mur, se redressa en entendant le bruit.
— Je vais y aller seule…
Mais comme si son corps avait décidé du contraire, elle trébucha dès le premier pas.
Il la rattrapa aussitôt et la souleva de nouveau.
— C’est cela, oui… Apprends déjà à mettre un pied devant l’autre, puis on verra, lança-t-il avec un sourire, son ton taquin revenu.
Elle lui donna une petite tape sur l’épaule.
— Tu verras que je vais y arriver plus vite que prévu ! dit-elle, le menton haut et le regard fier.
Il la reposa doucement sur le lit.
— Je pense que ça ira, non ? demanda-t-il.
— De quoi ? fit-elle, incrédule.
— Toi… et ta convalescence, précisa-t-il.
Il était debout, au pied du lit. Dans la pénombre, il lui paraissait encore plus grand qu’à l’accoutumée.
— Oui… ça ira, murmura-t-elle en détournant les yeux.
Voilà, il était rassuré. Il allait disparaître à nouveau.
Cette pensée l’irrita, et elle sentit la chaleur lui monter aux joues. Heureusement, la pièce était sombre.
— Tu peux retourner à tes occupations, ajouta-t-elle, un peu trop sèchement.
— C’est ça… pour que tu te vautres à la moindre occasion ? répliqua-t-il sans se départir de son calme.
Il contourna le lit et revint s’asseoir dans le fauteuil, comme si cela allait de soi.
Ayra le regarda, bouche bée, incapable de trouver quoi répondre. Il restait. Il restait vraiment.
— Qu… quoi ? Tu comptes dormir ici, peut-être ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés d’incrédulité.
— Pourquoi ? Ça t’ennuie ? répondit-il avec un sourire moqueur, déjà confortablement installé. Pour appuyer ses mots, il plaça ses bras derrière la tête, allongea ses jambes et poussa un soupir satisfait.
— À ta guise… si tu veux avoir mal partout demain matin… lança-t-elle en haussant les épaules.
— C’est une invitation ? rétorqua-t-il, le regard brillant.
Elle sursauta.
— Une… une invitation à quoi ?!
— À m’installer dans ton lit. Il est bien trop grand pour toi toute seule, non ?
Un frisson la parcourut.
— Mais pas du tout ! s’indigna-t-elle, avant de remonter la couverture sur elle comme pour se barricader.
Elle n’avait jamais été aussi éveillée depuis l’attaque. Il avait ce don de faire vibrer quelque chose en elle. De réveiller ses sens.
Elle soupira, résignée.
— Si tu comptes vraiment dormir là-dedans… alors oui, je peux te faire une place. Mais tu restes loin.
Il parut surpris. Son regard le trahit, malgré ses efforts pour rester impassible.