Leiftan et Nevra avaient récolté le témoignage de divers gardiens qui avaient croisé Rena quelque temps avant la destruction du Cristal. Chrome avait voulu s’entraîner avec elle dans la journée, mais elle lui avait dit qu’elle n’avait pas le temps. Elle était trop occupée. Elle avait l’air anxieuse et fatiguée.
Keroshane, qui était en rétablissement à l’infirmière sous l'œil attentif et les bons soins d’Eweleïn, avait confirmé que la yôkai avait passé du temps à la bibliothèque. Elle faisait des recherches sur les cercles magiques en réseau pour jeter des sorts à grande échelle. Elle lui avait posé quelques questions sur les décrets royaux qui avaient interdit l’usage de certaines de ces structures magiques. Elle n’avait pas voulu lui dire pourquoi elle s’intéressait à un sujet aussi pointu et somme toute assez théorique.
Enfin, ils avaient reçu Alajéa qui avait visiblement beaucoup de choses à leur dire. Elle avait croisé Rena une heure à peine avant l’explosion du cercle. Elle était en uniforme, elle était armée de son sabre. Elle avait un air sombre et effrayant. Alajéa avait essayé de lui parler d’un sujet important, mais Rena l’avait envoyée balader avec des mots durs et froids. Elle avait l’air irritée et pressée. Alajéa l’avait vue se diriger vers les remparts. Peu de temps après, elle avait croisé Ezarel qui la cherchait. Il avait l’air de mauvaise humeur.
— C’est tout ? fit Nevra en haussant un sourcil. Je ne suis pas certain que les disputes d’Ezarel et Rena aient grand-chose à voir avec l’affaire qui nous intéresse.
— Au contraire ! fit la sirène en prenant un air sévère. Je pense que Rena se servait d’Ezarel. Comment appelle-t-on cela, déjà ? Tu sais bien ! Un alibi ? Voilà, c’est ça. Un alibi. Elle s’est servi de lui pour faire diversion. Elle l’a emmené voir ces cercles exprès, tout en sachant qu’il ne pourrait pas décrypter le code runique qui était trop complexe. Il y a passé des heures, et pendant ce temps, Rena avait la voie libre pour préparer son plan. Elle a fait exprès de déclencher une dispute pour qu’il ne la suive pas quand elle est sortie pour détruire le Cristal.
— Tu lis trop de romans policiers terriens, Alajéa. Ce genre de plan où l’on cherche à influencer et manipuler le comportement des autres est trop risqué et imprévisible, à moins d’utiliser une technique de contrôle psychique comme l’hypnose. Rena n’était pas une mentaliste. Elle n’utilisait pas ce genre de techniques.
Le capitaine de l’Ombre se tourna vers son collègue de l’Étincelante.
— Leiftan, toi qui es versé en magie spirituelle, qu’est-ce que tu en penses ?
— J’ai sondé l’esprit d’Ezarel, il n’y avait aucune trace d’intrusion psychique. Je l’aurais senti, si c’était le cas. Rares sont les télépathes qui arrivent à manipuler les esprits sans laisser une marque de leur passage. Cela me semble donc très peu probable… À moins que Rena ait simplement cherché à semer le chaos et la confusion pour brouiller les pistes, auquel cas, elle a plutôt bien réussi son coup.
Nevra leva les yeux au ciel. Ils tournaient en rond avec cette enquête. Malheureusement, la présomption d’innocence ne s'appliquait pas dans ces circonstances. Rena était coupable jusqu’à preuve du contraire. Ils n’avaient pas réussi à prouver sa culpabilité, mais ils n’avaient aucune preuve de son innocence non plus. Elle était la première à avoir découvert ces cercles qui étaient pourtant bien cachés, elle était sur la première sur les lieux du crime, il y avait un témoin oculaire fiable – son propre compagnon – et la salle du Cristal portait encore les stigmates de ses pouvoirs de glace. C’était suffisant pour prononcer une sentence.
***
La générale Miiko avait rassemblé tous les officiers supérieurs dans la grande salle du conseil de la Garde. Après avoir examiné le rapport d’enquête, elle avait pris une décision quant au sort posthume de la vice-capitaine de l’Ombre. Tout le monde la regardait avec appréhension. Nevra tapotait nerveusement la table du bout des doigts. Il savait déjà ce qu’elle allait dire, mais l’entendre sous forme d’annonce officielle lui brisait le cœur. La colère, la haine, l’injustice, il n’avait plus la force pour toutes ces émotions violentes. Il était trop abattu pour ressentir autre chose qu’un immense vide aussi insondable que silencieux.
Son sceptre à la main, la renarde trônait au bout de la grande table ovale. Après avoir salué l’assemblée, elle observa une minute de silence avant de se tourner vers Leiftan, assis à côté d’elle. Elle l’invita poliment à présenter ses conclusions au conseil des officiers supérieurs.
— Suite à l'enquête que j'ai menée avec le capitaine de l'Ombre, toutes les preuves, bien que circonstancielles, semblent pointer vers Rena Yukihira, la vice-capitaine de l’Ombre, déclara-t-il sur un ton parfaitement neutre. Toutefois, rien ne me permet d'affirmer qu'elle est réellement responsable de la destruction du Cristal. En revanche, certains signes montrent qu'il s'agissait d'un acte prémédité qui était en préparation depuis un certain temps déjà. Ce n'est qu'une interprétation personnelle de la situation, mais je suppose que la destruction du Cristal était l'objectif du coup d'État de l'ancien chef de garde, Rurik Wöfflin. Il n'est pas impossible que Rena ait été une agente double travaillant pour le compte de Rurik et qu'elle ait poursuivi l'œuvre de son mentor après son échec. Cela dit, ce ne sont que des suppositions et nous n'avons aucune preuve incriminante nous permettant de les confirmer sans doute possible.
Leiftan avait été très prudent dans son discours. Il n'était pas du genre à porter des accusations à la légère, mais l’objet de ce conseil n’était pas de trancher sur la culpabilité de Rena Yukihira. Ce fut au tour de Miiko de prendre la parole. Elle s’était levée, l’air profondément solennel.
— Je vais être parfaitement honnête avec vous. Je ne crois pas en la culpabilité de la vice-capitaine Yukihira, mais ce que je crois importe peu. Si on s’en tient aux faits, les preuves sont accablantes et tous les témoignages concordent. À partir de ce jour, je déclare que Rena Yukihira est officiellement une criminelle responsable de la destruction du Cristal et des milliers de morts qui en ont résulté. Elle a pris la tête du groupe de dissidents dirigé par Rurik Wöfflin après sa mort. Elle a péri dans l'attaque contre le Cristal, comme tous ses complices. Elle ne pourra donc pas être jugée, mais en tant que criminelle qui a commis un acte de haute trahison, elle n'aura pas le droit à une sépulture, même symbolique. Son nom sera condamné à l’Oubli. Il ne devra plus jamais être prononcé. Je m’entretiendrai avec le ministre de la Justice royale pour qu’un décret soit établi. Tous ceux qui remettront en question le jugement royal et tenteront de prendre publiquement la défense de la traîtresse seront chargés de haute trahison et punis en conséquence.
Les épaules Miiko s’affaissèrent légèrement à la fin de son discours. Elle ployait sous le poids de sa décision cruelle, mais elle devait durcir son cœur et affûter sa raison. En tant que générale de la Garde d’Eel et protectrice du royaume d’Eldarya, elle ne devait penser qu’à son devoir.
Nevra avait envie de vomir. Ce qu'il redoutait s'était produit, mais il ne pouvait pas en vouloir à sa supérieure. C'était la meilleure décision qu'elle aurait pu prendre. C’était une décision rationnelle et inévitable pour rassurer la population et préserver la paix dans le royaume. Après une telle catastrophe, les gens allaient exiger des réponses et un coupable. Rena n'était qu'un bouc émissaire, mais c'était un sacrifice nécessaire.
Si la Garde annonçait qu'ils n'avaient aucune idée de ce qu'il s'était passé et que les coupables n'avaient pas été identifiés et couraient encore, ils perdraient toute leur crédibilité ainsi que la confiance du peuple. Sans parler des manifestations et des émeutes qui risquaient d'éclater. La peur était une arme redoutable, une arme que leurs ennemis semblaient manier avec talent. Ils ne pouvaient pas céder face à cette menace silencieuse et invisible, mais si dévastatrice.
Rena était morte si brutalement, et quelques jours plus tard, elle était devenue la plus grande criminelle de l'histoire d'Eldarya. Nevra connaissait bien son amie d’enfance. Elle aurait compris la décision de Miiko et elle l’aurait acceptée, car c’était un choix fait pour le bien du peuple d’Eldarya. Cela dit, il n’était pas certain que Ezarel l’entende de cette oreille. Quand il allait apprendre la nouvelle, il allait perdre la tête.
***
Alors que les officiers supérieurs quittaient la salle du conseil après avoir voté à l’unanimité pour la destitution de Rena Yukihira, vice-capitaine de l’Ombre, tout en sachant qu’il s’agissait d’un éhonté mensonge, la générale avait retenu Nevra.
— J’aimerais m’entretenir avec toi au sujet d’un autre sujet quelque peu délicat. Je sais que tu as déjà eu ton lot de mauvaises nouvelles, mais il faut que tu saches quelque chose.
— Quoi donc ? Est-ce que cela concerne Rena ? Tu sais quelque chose que j’ignore ?
La renarde secoua la tête.
— Non, ce n’est pas au sujet de Rena. C’est au sujet de Scorpio, le garde du corps du roi Hélios. C’était un des disciples de ton maître d’armes, il me semble qu’il a aussi été ton mentor et qu’il a aidé ton maître à vous former, toi et Rena, avant que vous ne rejoigniez la Garde.
Nevra hocha la tête. Il connaissait bien Scorpio. C’était à la fois son mentor, son ami et son rival. Il ne le voyait pas souvent, car le garde du corps royal était très pris par son travail, mais ils étaient en contact et il faisait parfois appel à lui quand il avait besoin d’un conseil pour une mission, ou bien d’une oreille attentive pour écouter ses plaintes. Quand Nevra se sentait seul, une solitude que même la douceur des bras d’une femme et la chaleur de son corps ne pouvaient combler, il appelait Scorpio pour qu’ils partagent un verre à la taverne du coin. Il répondait toujours qu’il ne viendrait pas, mais finissait toujours par se montrer avant la fin de la soirée. Le vampire n’avait pas eu le temps de prendre de ses nouvelles depuis la mort du roi. Il imaginait à quel point il devait être dévasté de ne pas avoir pu sauver la vie du monarque à qui il avait prêté allégeance, et qu’il avait juré de servir et de protéger jusqu’à son dernier souffle.
Il n’était pas préparé à ce que la renarde lui avait annoncé. Il en était tombé des nues. Le choc avait été presque aussi violent que lorsqu’il avait appris la mort de Rena. Une image valant mille mots, Miiko lui avait montré l’avis de recherche qui mettait la tête de Scorpio à prix. Son portrait aurait pu faire rire le vampire si la situation n’était pas si tragique.
Il avait vraiment une tête d'assassin avec ce regard de tueur. Il portait une cape à capuche qui lui tombait sur le front. Pas l’ombre d’un sourire sur son visage androgyne, à la fois émacié, dur et froid. C’était dommage que le portrait soit en noir en blanc, car Scorpio avait de beaux yeux améthyste qui lançaient des éclairs et des cheveux d’un violet profond qui lui donnait un air mystique.
— Qu’est-ce que Scorpio fait sur un avis de recherche ? demanda alors Nevra, un peu naïvement. Pour dix mille pièces d’or en plus ? C’est une somme astronomique ! Est-ce parce qu’il a déserté après avoir échoué à protéger le roi ?
— Non. Il n’a pas échoué à protéger le roi. C’est lui qui l’a tué. Scorpio était un traître, et nous pensons qu’il avait des liens avec les partisans de Rurik Wöfflin. Le fait qu’il connaissait Rena et qu’il était en contact avec elle ne joue pas non plus en sa faveur.
— Scorpio n’aurait jamais fait ça ! s’exclama Nevra avec véhémence. Il était fidèle et dévoué au roi. Et tu as oublié que c’est grâce à lui qu’on a pu te sauver et que tu es devenue générale de la Garde ?
— Je n’ai pas oublié, mais contrairement à toi, je ne sais rien de ce Scorpio. C’était le garde du corps du roi, mais c’était aussi un maître-espion et un assassin royal. Et cette fois, il y a des preuves et des témoins. À commencer par la reine et son fils. Scorpio a assassiné le roi sous leurs yeux. Il a même décapité son familier.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, alors ? Est-ce que tu me soupçonnes aussi de faire partie des dissidents de Rurik ?
— Honnêtement, je ne sais plus qui je dois croire…
— Alors, quoi ? Est-ce que tu veux que je retrouve Scorpio et que je le livre à la justice pour te prouver ma loyauté envers la Garde ? Que je l’assassine peut-être ? Ce serait totalement suicidaire, je vais probablement me faire tuer, mais si c’est que tu veux…
— Non. Les chasseurs de prime s’en chargeront. Avec une prime de dix mille pièces d'or à la clé, ils vont remuer ciel et terre pour le retrouver. Il ne pourra pas rester caché bien longtemps. Je voulais juste que tu l’apprennes de moi avant que l’avis de recherche ne soit placardé dans toute la ville. C’est tout. Je ne doute pas de toi Nevra. Je te fais confiance. Je sais que je t’en demande beaucoup, mais tu es une des seules personnes sur qui je peux compter et j’ai besoin de toi à mes côtés.
La générale posa une main suppliante sur son épaule en lui jetant un regard lourd de chagrin et de désespoir. Nevra détourna les yeux. Lui non plus ne savait plus ce qu’il devait croire, ce qu’il devait penser, ce qu’il devait ressentir. Il avait de la peine pour Miiko, il la comprenait, mais une partie de lui était en colère contre elle. Il haïssait ce masque froid et implacable qu’elle devait porter en tant que protectrice du royaume. Ce masque hypocrite et cruel qui en faisait une femme si détestable.
***
Le capitaine de l’Ombre était retourné dans sa chambre. Assis à son bureau, il contempla un long moment le petit coffret de bois posé sur la table, près de l’encrier et de la presse à papier. Des cercles runiques étaient gravés sur chaque paroi. C’était un artefact qui permettait d’échanger des messages entre deux interlocuteurs prédéfinis de façon quasi instantanée. Très prisé dans le milieu de l’espionnage, où pouvoir échanger des informations et communiquer rapidement était crucial, ce coffret était un cadeau que lui avait offert Scorpio lorsqu’il était entré dans la Garde d’Eel.
Nevra s’était saisi d’une plume qu’il avait trempée dans l’encre. La main suspendue au-dessus de la feuille vierge, il avait réfléchi un long moment à ce qu’il pourrait écrire avant de se raviser. C’était trop dangereux. S’il le contactait maintenant, il risquait de le mettre en danger.
Le vampire était nerveux. Il avait la sensation d’être épié. Était-ce un tour que lui jouait sa mauvaise conscience ? Il ne voulait pas que la Garde de serve de lui pour remonter la piste jusqu’à Scorpio. C’était sans doute ce qu’ils voulaient. Que Nevra le contacte et qu’il les mène à lui. C’était pour cela que Miiko lui avait dit tout cela. Il aurait mieux fait de détruire ce coffret, mais il ne pouvait s’y résoudre. Au lieu de cela, il l’avait scellé dans le double fond de son armoire.
Lui aussi devenait parano. Il y avait de quoi. Il avait perdu les deux seules personnes qu’il considérait comme sa famille. Tous deux avaient été marqués au fer rouge du symbole des traîtres. L’une avait annihilé l’Oracle, l’autre avait assassiné le souverain d’Eldarya. Dix mille de pièces d’or… C’était une sacrée somme. On pouvait s’acheter une armée de cinq mille hommes avec une somme pareille. Il était presque jaloux… Pourquoi pensait-il à cela ? C’était risible. Nevra s’était pris la tête dans les mains. Il riait nerveusement. Le rire d’un homme qui devenait fou.
Chaque chapitre est une torture, avec un lot de mauvaises nouvelles. Ca promet pour le tome 2 !
Mais sinon, c'est comme toujours un très, très bon chapitre. J'aimerais détester Leiftan et Miiko, mais d'un autre côté, on est obligé de les comprendre. Surtout que si on avait pas le point de vue de Rena, effectivement, tout ça est suspect. Au moins, Leiftan et Miiko ne prétendent pas dire la vérité devant Nevra, ni même Ezarel.
Ca fait aussi deux fois qu'on dit que Rena est livrée à l'Oubli, ce qui m'intrigue, parce que c'est le nom de l'histoire. Mais ce qui me taraude, c'est que l'Oracle et l'antagoniste on appelé Rena "Enfant de l'Oubli" ; donc clairement, l'Oubli va au-delà de juste oublier l'existence de quelqu'un. Tout ça est curieux !
Je sais que l'histoire va mettre du temps à se dérouler (et je peux pas t'en vouloir, aussi frustrant que ça peut être, j'adore ça !!), mais j'ai constamment envie de deviner la suite ! Ce qui est un peu difficile, quand on connait pas très bien l'univers...
Mais oui, Nevra s'en prend plein le tronche, le pauvre, mais ça c'est parce que je l'aime trop, alors j'adore le torturer. x)
C'est justement ça que j'aime explorer dans cette histoire, la dualité des personnages, le fait que personne n'est vraiment gentil ou méchant, noir ou blanc, chacun fait de son mieux pour faire ce qu'il pense être juste et chacun a des intérêts divergents qui parfois s'opposent. Au final, ça rejoint un peu la problématique qu'on a dans ta fic aussi.
L'Oubli c'est un peu une métaphore filée du coup qui finira par prendre son sens, qui a effectivement plusieurs niveau de signification, mais on découvrira à quoi cela fait référence exactement, promis ! x)
Après c'est un peu le but de faire durer l'aventure aussi longtemps que possible et de vraiment emmener le lecteur dans un tout nouveau univers, j'ai presque envie de dire que mon but est de retenir le lecteur captif de mon histoire, et je suis contente d'avoir un nouveau prisonnier ! xD