Accroupie contre l’écorce froide d’un hêtre, Lyne observait silencieusement la patrouille de vingt-trois heures. À travers la haie dégarnie qui la séparait d’eux, les militaires ressemblaient plus à des lucioles bruyantes qu’à un groupe de gardes, mais cela ne les empêcherait pas de l’arrêter. Un rictus ironique se dessina sous sa cagoule. C’était étrange de redouter les troupes de la ville qu’on cherchait à sauver.
Arrivés au bout de la rue, les soldats tournèrent pour longer les buissons du parc où se cachaient les prétoriens et avancèrent vers eux. Lyne glissa aussitôt à terre, s’aplatissant dans l’herbe humide. Le cœur battant la chamade, elle hésitait entre ne plus bouger et ramper en arrière lorsque la main gantée de Soreth se posa doucement sur son épaule. Elle se força alors à respirer, s’il n’était pas inquiet elle n’avait pas de raison de l’être, et attendit patiemment.
Les militaires passèrent à quelques pas d’eux sans les remarquer. Elle sourit dans l’obscurité. Elle n’avait guère parlé à son ami depuis qu’Annelle les avait déposés à la tombée du jour, mais elle était soulagée qu’ils soient ensemble. Soreth était dans son élément ici. À eux deux, ils réussiraient à tenir leur promesse.
Lorsque la lumière de la patrouille eut disparu au loin, les prétoriens se redressèrent dans la nuit glacée. Ils quittèrent ensuite le bosquet de hêtres où ils avaient trouvé refuge, marchèrent à côté d’une fontaine asséchée, et contournèrent la statue en bronze d’une ancienne conseillère de Hauteroche. Intriguée par celle-ci et le magnifique cheval qu’elle montait à leur arrivée, Lyne avait appris qu’Agnès Bralliwen était connue pour mener des charges de cavalerie redoutables. C’était étrange pour une politicienne, mais plutôt inspirant pour une garde royale déguisée en assassine, que la lame courte attachée à sa cuisse ne suffisait guère à rassurer.
Une fois l’extrémité du parc atteint, les prétoriens en escaladèrent prestement les grilles et s’engouffrèrent dans une impasse étroite bordée par deux maisons luxueuses. Dans un quartier moins huppé, la ruelle aurait senti l’urine et hébergé quelques mendiants. Ici, elle n’avait qu’une légère odeur de mousse et n’abritait personne. Cette disparité énervait Lyne, mais n’était pas sa priorité tandis qu’elle suivait du regard l’ascension de son partenaire. Aussi silencieux qu’une ombre, celui-ci grimpait avec souplesse le long d’une des résidences, s’aidant des diverses décorations qui s’y trouvaient. Il en atteignait tout juste le toit, lorsque son pied gauche glissa sur l’extrémité d’une gargouille et l’entraîna brusquement en l’arrière. Lyne serra les dents pour ne pas crier. Puis, sous ses yeux paniqués, Soreth réussit à retrouver ses appuis grâce à l’entre-deux qui séparait le dernier étage du sommet. Une fois sa position stabilisée, il se hissa sur les ardoises gelées du bâtiment et y resta allongé quelques secondes, le temps de reprendre son souffle. Il alla ensuite accrocher la corde qu’il portait sur son dos à la cheminée la plus proche, tira dessus pour en tester la solidité et, satisfais, la jeta à Lyne.
Pressée de quitter les rues avant l’arrivée d’une nouvelle patrouille, celle-ci rejoignit son camarade en moins d’une trentaine de secondes.
— Je n’ai jamais vu un soldat grimper comme toi, fit-elle remarquer pendant qu’il détachait son nœud. Comment as-tu appris tant de choses ? Tu n’es pas beaucoup plus vieux que moi.
Un éclat malicieux brilla dans les yeux de Soreth, qui devait sourire sous sa cagoule.
— Quel âge avais-tu lorsque tu as commencé à t’entraîner ?
— Un peu moins de douze ans. Dès que j’avais du temps libre, je me préparais pour l’académie.
Tout en parlant, la garde royale s’efforçait de garder son équilibre sur le toit glissant. C’était la première fois qu’elle pratiquait ce genre d’exercice en dehors de leurs entraînements et elle était loin d’y exceller.
— Moi, reprit le prince en lui attrapant la main pour l’aider, j’ai débuté ma formation à six ans. On m’a dit que j’avais un don pour protéger l’Erellie, et on m’a enseigné à l’utiliser. Je n’ai pas fait grand-chose d’autre depuis.
Il la lâcha alors qu’ils atteignaient le sommet plat de la toiture et la laissa faire quelques pas malhabiles.
— Je terminais à peine d’apprendre à lire lorsque j’ai escaladé ma première falaise. Je savais tout juste compter le jour où j’ai tenu ma première épée. J’ai de l’avance uniquement parce que je suis parti plus tôt.
Lyne évita la sortie brûlante d’une cheminée, dont la fumée s’étalait comme une nappe de brouillard autour d’eux, et tourna les yeux vers son ami. À six ans, elle jouait avec ses frères, cueillait des pommes, et courait dans la ville en se demandant pourquoi ses parents ne le faisaient pas plus. C’était des souvenirs agréables, qui la réconfortaient quand le monde devenait trop dur à supporter. Elle se laissa doucement glisser vers un toit en contrebas puis, le cœur soudainement lourd, s’efforça de faire bonne figure pendant que Soreth l’aidait à se relever. En lui transmettant aussi tôt l’héritage des prétoriens, sa famille l’avait dépouillé de son enfance. Ce n’était pas une chose dont on se remettait facilement.
— Je suis désolée, murmura-t-elle dans la nuit.
— Comment cela ?
Surprise, elle n’avait pas pensé que son ami l’entendrait, Lyne contempla sa silhouette tranquille. Il n’avait pas l’air de comprendre. C’était mieux pour le moment. Elle lui prit délicatement la main.
— Ce n’est rien. Occupons-nous de la mission.
Il resta un instant perplexe, les sourcils étrangement froncés, puis hocha la tête et serra sa paume contre la sienne.
— Très bien. Nous en reparlerons.
Sans difficulté majeure jusque là, le parcours se compliqua deux habitations plus loin, lorsque la succession de toit s’arrêta pour laisser place à une ruelle de trois mètres de large. Le saut était réalisable, même pour Lyne, mais il n’avait rien de simple si l’on considérait le gel et l’inclinaison importante de la charpente opposée.
Soreth passa le premier malgré les réticences de son équipière. Reculant d’abord de quelques pas, il se mit ensuite à courir et bondit. Il donna un instant l’impression de voler, puis se reçut souplement sur le faîtage et, comme ses bottes commençaient à glisser sur les ardoises enneigées, s’allongea pour freiner sa descente. Rassurée de le voir se stabiliser, Lyne grimaça juste après, se rappelant qu’elle devait l’imiter. Elle ravala néanmoins ses craintes, elle n’allait pas renoncer pour si peu, et recula à son tour.
Pendant qu’elle s’élançait, son pied gauche dérapa sur une mousse gelée. Elle sut aussitôt que les choses allaient mal se passer. Hélas, incapable de s’arrêter pour autant, elle ne put que se propulser du mieux qu’elle le pouvait, rendant en même temps son regard paniqué à Soreth. Sa respiration se bloqua quelques secondes tandis qu’elle flottait au-dessus de la ruelle, puis ses hanches percutèrent le bord du toit et ses poumons se vidèrent sous l’impact. Immédiatement emportée vers les pavés en contrebas, elle chercha vainement la moindre prise à laquelle se retenir, essayant même désespérément de s’accrocher aux ardoises entaillées.
Cela suffit à peine à la ralentir. La peur s’empara d’elle alors que son équipier dégageait frénétiquement sa corde. Elle ne voulait pas mourir. Pas comme ça.
Durant d’interminables secondes elle perdit du terrain, inexorablement entraînée vers la ruelle, puis ses pieds frôlèrent une gargouille. Elle se contorsionna aussitôt, ignorant les tiraillements de ses bras meurtris, et reprit un appui précaire. Ses bottes serrées autour de la statue. Ses mains crispées sur le maigre rebord des ardoises.
Sa chute enfin stoppée, du moins tant que ses jambes tremblantes ne se dérobaient pas, Lyne leva des yeux pleins d’espoir vers Soreth. Celui-ci lui envoya justement l’une des extrémités de la corde. La cheminée la plus proche étant malheureusement trop loin, il serra simplement l’autre bout entre ses doigts, s’ancrant comme il le pouvait sur le toit gelé. La prétorienne saisit la corde après un instant d’hésitation, elle n’avait pas de meilleur plan, et tira prudemment dessus. Son partenaire ne bougea pas. Quelque peu rassurée, elle murmura une prière à ses ancêtres et abandonna son perchoir.
Soreth tint bon, mais commença à glisser. Elle s’activa d’autant. Pour chaque once de terrain qu’elle gagnait, le prince descendait de la moitié. Cela lui donnait l’impression de se débattre dans une mélasse sans fin, mais la pensée de s’écraser en contrebas la poussa à continuer, et elle finit par remonter ses jambes au-dessus du toit, haletante et épuisée.
Elle resta un moment allongée sur les ardoises, inquiète à l’idée de déraper à nouveau, puis releva prudemment la tête et constata que Soreth était arrivé à moins de deux mètres d’elle.
— Ne me fais plus jamais ça, murmura-t-il dans la nuit. Je n’ai jamais eu aussi peur.
Taquine malgré sa frayeur, ou peut-être à cause d’elle, Lyne esquissa un sourire.
— Moi qui croyais que rien ne t’effrayait. Je suis déçue.
— Cela n’a rien à voir. J’ai craint pour toi, pas pour moi.
La prétorienne ne répondit pas. Son courage retrouvé, elle rampa plutôt jusqu’à son ami afin de se blottir contre lui. Il enroula alors un bras autour de son épaule, puis ils contemplèrent le ciel sans lune pendant qu’une patrouille passait sous eux.
Tandis que le cœur de Lyne reprenait un rythme normal, Soreth brisa finalement le silence d’une voix mal assurée.
— Je suis content que tu t’en sois tirée.
Elle se retourna vers lui, heureuse d’être en vie et de l’avoir à ses côtés, remonta leurs deux masques et l’embrassa tendrement. Leur baiser dura un instant, trop au vu des circonstances, pas assez de son avis, puis ils repartirent dans l’obscurité.
Franchissant sans encombre le dernier toit qui les séparait de la demeure de Rampegral, les prétoriens s’approchèrent de la bordure de sa maison, et accrochèrent leur corde à une gargouille qui en dépassait. Son calme naturel retrouvé, Soreth l’attrapa et glissa jusqu’au balcon du deuxième étage, où se trouvaient la chambre et le bureau du marchand. Ils avaient plus de chance de l’y dénicher à une heure si tardive et moins de donner l’alarme. Du moins, s’ils n’arrivaient pas dans une pièce déjà occupée. Pour éviter cela, le prince inspecta les deux panneaux de la terrasse, analysant minutieusement la lumière, la chaleur et les sons qui s’en échappaient, puis laissa Lyne l’imiter.
Quand ils furent d’accord sur l’endroit où devait travailler Rampegral, Soreth sortit une scie pliable de son sac à dos et s’approcha de l’autre ouverture. Couper discrètement du bois n’avait rien d’aisé, et il lui fallut vingt bonnes minutes pour se débarrasser des attaches du volet. Pendant que son équipière tenait celui-ci, il jeta ensuite un coup d’œil à l’intérieur. N’y voyant rien d’alarmant, il s’y faufila pour monter la garde tandis que Lyne le suivait et replaçait au mieux le panneau derrière eux.
La seule source de lumière de la pièce était une cheminée remplie de braises rougeoyantes, encastrée dans son mur de gauche. Insuffisante, elle permettait toutefois de distinguer les contours d’une armoire à côté des prétoriens, ainsi que ceux d’un grand lit à baldaquin à l’opposé de l’âtre. La porte de la salle se trouvait en face d’eux, et Lyne devinait de riches décorations un peu partout, à l’exemple de la statue de loup qui ornait le foyer.
— Sa chambre, murmura Soreth dans l’obscurité, la fortune doit nous sourire.
Il se dirigea vers la table de chevet du marchand pendant que Lyne inspectait sa commode, et en tira plusieurs parchemins qu’il rangea dans son sac.
— Attendons-nous qu’ils viennent se coucher ? demanda la prétorienne en refermant la penderie.
— Oui. Mets-toi derrière la porte. Je vais sous le sommier. Il ne faut surtout pas qu’il alerte ses gardes.
Lyne acquiesça, rajusta sa cagoule et se glissa dans l’ombre de l’huis. Elle sentit l’excitation la gagner. Rampegral était leur première piste sérieuse depuis Brevois. Ils ne devaient pas la perdre.
Les prétoriens restèrent tapis plus d’une heure dans l’obscurité, guettant silencieusement l’arrivée de leur proie. Lyne trompa son impatience en listant les questions qu’elle poserait au marchand, puis sortit de ses pensées quand des pas résonnèrent dans le couloir adjacent. D’abord étouffés, ils prirent rapidement de l’ampleur, et furent bientôt suivis par l’apparition d’un halo lumineux autour de la porte. Ils s’arrêtèrent ensuite devant celle-ci, puis il y eut un bruit de ferraille et la clenche cliqueta.
La garde royale retint sa respiration alors que le battant s’ouvrait. Un homme barbu entra, une petite lanterne à la main. Elle éclairait à peine sa silhouette de velours pourpre, et ne lui permit pas de distinguer Lyne quand il referma l’huis et se tourna vers la cheminée.
— Encore éteint, maugréa-t-il d’une voix fatiguée, c’est à se demander pourquoi je paye ce bois aussi cher.
Il se dirigea vers l’âtre et y remit une bûche, sans voir la guerrière se glisser entre lui et la sortie. Il attrapa ensuite un tisonnier et, tandis qu’elle avançait à pas de loup, s’efforça de raviver le feu. Il y parvenait tout juste lorsqu’elle lui sauta dessus.
Elle enroula son bras droit autour de sa gorge, afin d’appuyer sur ses artères, referma son gauche au-dessus de la prise, et plaqua sa main contre la bouche encore silencieuse de Rampegral. Celui-ci essaya de la frapper de son pique-feu, mais elle le dévia d’un coup de pied. Sans lui laisser le temps d’attaquer à nouveau, Soreth jaillit de l’ombre pour le désarmer. Malgré sa défaite annoncée, l’homme résista plusieurs secondes avant de sombrer dans l’inconscience. Lyne compta quelques battements de cœur supplémentaires, au cas où il tentait de la berner, puis desserra son étreinte pour ne pas le tuer, et la relâcha dès que son équipier l’eût entravé et bâillonné.
Rampegral revint à lui une poignée de minutes plus tard. À en juger par ses yeux paniqués, il n’apprécia ni les liens autour de ses poignets ni les silhouettes encagoulées qui le surplombaient. Cela ne l’empêcha pas d’essayer de se relever et, sentant la lame de Soreth sur sa gorge, d’y renoncer. Le prétorien posa alors un regard aussi froid que terrifiant sur lui.
— Nous sommes ici de la part de la personne qui t’emploie. Elle n’est guère satisfaite de ton travail.
D’abord surpris, le négociant pâlit à vue d’œil et se mit à trembler. Il ne faisait aucun doute qu’il connaissait Mascarade. Il leur adressa ensuite une grimace implorante et secoua la tête pour indiquer qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui reprochait.
— Ne fais pas le malin avec nous, reprit Lyne qui n’eut pas beaucoup d’efforts à faire pour se montrer agressive, d’autant que tu es plus chanceux que les autres. Tu as fait du bon travail jusque-là, alors nous sommes prêts à être conciliant. Présente-nous ton livre de comptes. S’il est correct, nous lèverons les doutes qui pèsent sur toi.
Rampegral acquiesça avec véhémence. Soreth répondit par un ricanement sinistre, puis retira sa lame et releva le marchand en marmonnant.
— J’espère pour toi que tes papiers sont en règle. Personnellement, je préférerais qu’ils ne le soient pas.
Il ramassa la lanterne du négociant, dont les yeux ne le quittaient plus, et se dirigea vers la sortie en laissant sa protectrice escorter leur prisonnier.
Étroit et plongé dans l’obscurité, le couloir du deuxième étage menait à gauche vers une petite porte fermée, et à droite à un escalier en colimaçon d’où provenaient des éclats de voix. Lyne supposa qu’il s’agissait des gardes de la maison, et prit les devants sur Rampegral en lui glissant d’un ton menaçant.
— Je te déconseille d’avertir tes gardiens. Tu pourras nous fausser compagnie si tu es en veine, mais ça ne t’aidera pas à « lui » échapper. Nous sommes ta seule option si tu veux vivre.
L’homme tressaillit et indiqua la gauche d’un mouvement de menton. La prétorienne esquissa un sourire. Pour une fois, la réputation de Mascarade jouait en leur faveur.
Plus grande que la chambre, l’étude de Rampegral possédait quatre fauteuils en cuir, un large bureau où trônait un chandelier, que Soreth s’empressa d’allumer, une bibliothèque dans laquelle étaient disposés de nombreux ouvrages, et, en face de cette dernière, un lourd coffre cerclé de fer. Deux tableaux de champ de bataille décoraient aussi la pièce. Ils n’étaient guère visibles, mais Lyne les supposa de mauvais goût. Il n’y avait rien à attendre des individus comme Rampegral.
Le marchand les entraîna docilement vers l’étagère et leur désigna du regard plusieurs livres au bout d’une rangée. Soreth attrapa le premier, le feuilleta rapidement, et le referma dans un claquement sec.
— Ils sont cryptés. Je déteste ça ! Est-ce bien la liste de ce que tu lui as vendu ?
Rampegral hocha vivement la tête, effrayé par le ton du prince.
— Très bien, reprit celui-ci en mettant les documents dans son sac, c’est un bon début.
Quand il eut vidé la rangée, il emmena le négociant en direction le coffre. Lyne alla pour sa part vers les tiroirs du bureau, espérant que les papiers qui s’y trouvaient ne soient pas tous codés.
Le plus haut ne contenait que des réserves d’encre, de parchemins et de bougies, mais le second, une fois déverrouillé par le marchand coopératif, se révéla rempli de lettres et de notes qu’elle posa près du chandelier. Dans le troisième, elle découvrit trois sacs d’écus, chacun provenant d’un royaume différent, une dague de bonne qualité, des gants en cuir de daim, et un pot d’onguent à l’odeur d’If. Une expression mauvaise passa sur son visage. Contemplant le poison qui avait servi à éliminer Harien, Lyne tourna ensuite les yeux en direction de Rampegral, avec l’envie brûlante de lui faire goûter à sa propre médecine. Elle repoussa néanmoins l’idée. Le rudoyer était une chose. Le tuer de sang-froid une autre. Pour maitriser sa colère, elle regarda son équipier étaler le coffre du marchand apeuré : bourses lestées, armes diverses, et parchemins en nombre, Soreth vérifiait tout et en profitait pour expliquer à son prisonnier ce qui lui arriverait s’il cessait de les aider. Ce n’était rien à côté des méfaits de Rampegral, mais le voir acquiescer en silence en espérant échapper au sort qu’on lui promettait avait quelque chose de réconfortant. Qu’elle vienne des prétoriens ou de l’univers, il y avait une certaine justice dans ce monde. Apaisée par cette pensée et fière d’avoir attrapé le premier d’une longue liste d’ordures, Lyne esquissa un sourire en se mettant à éplucher les correspondances du négociant.
La plupart des missives se montrèrent insignifiantes, ne concernant que des opérations de transports routinières, mais il arrivait qu’elle tombe sur une lettre codée, qu’elle plaçait précieusement dans son sac. En plus de cela, et tandis qu’elle commençait à bien trop connaître l’évolution des prix des matières premières, elle finit par découvrir sur un courrier plus intéressant que les autres.
Messire,
Vous trouverez ci-joint les laissez-passer pour vos chariots. Ils vous permettront de ne pas être fouillé et de quitter librement la ville par le secteur ouest. Afin qu’ils ne soient pas réemployés, j’ai pris soin de leur apposer une date de validité. Vous pourrez donc les utiliser :
— les septième et quatorzième jours de Quintus ;
— les seizième et vingt-cinquième jours de Sextus ;
— les onzième et trentième jours de Septimus ;
— le quatrième jour d’Octavus.
Mon engagement étant tenu, j’espère que vous en ferez de même et que je n’entendrai plus jamais parler de vous.
Avec mon dégoût le plus sincère.
Afin de vérifier qu’elle ne se trompait pas, Lyne lut une seconde fois la missive puis, alors qu’une bile amère se formait dans son estomac, une troisième. Seuls les capitaines pouvaient délivrer des laissez-passer pour leurs quartiers respectifs. Solveg ne travaillait pas pour le conseil. Elle œuvrait pour Mascarade. C’était à la fois abject et effrayant. Les dents serrées, la garde royale regretta d’avoir défendu la militaire. Elle ne méritait aucune bienveillance. Seulement la cour martiale.
Afin d’apaiser sa fureur, elle ne tenait pas à la montrer à Rampegral, Lyne mit la lettre de côté et éplucha les papiers restants. Elle replaça ensuite les missives inutiles, plus le bureau serait ordonné et moins Mascarade saurait ce qu’ils avaient trouvé, puis lut une nouvelle fois l’immonde courrier. La trahison de Solveg n’avait pas changé, mais elle nota qu’ils étaient le trente de Septimus. L’un des convois était prévu le jour même.
L’excitation chassa une partie de sa colère, et elle se dirigea vers Soreth, qui avait extrait quelques parchemins du coffre et rangé les autres, en lui tendant la lettre.
— Cela devrait t’intéresser.
Il attrapa le courrier d’un air intrigué, puis le parcourut pendant que Lyne jetait un regard noir au marchand pour le dissuader d’en faire de même. Ce dernier recula de quelques mètres, peu désireux de se faire molester, tandis que le prince repliait la missive en acquiesçant.
— Nous en parlerons tout à l’heure.
Il se tourna ensuite vers Rampegral en ricanant.
— Félicitation ! Tu as gagné le droit de vivre un peu plus longtemps, et de venir en balade avec nous. « Tu sais qui » aimerait te voir.
Le négociant fit un pas en arrière et secoua la tête. Trop énervée pour le convaincre gentiment, Lyne lui attrapa le col et le tira fermement vers elle.
— Ce n’était pas une question. Tu nous accompagneras que tu le veuilles ou non. La seule chose que tu peux décider c’est si cela sera sur tes jambes ou avec le crâne fracassé.
Rampegral déglutit quand leurs yeux se croisèrent, ceux de la guerrière brûlaient encore de colère, puis acquiesça. Lyne le relâcha, regrettant presque qu’il ne lui ait pas donné une occasion de le frapper, et s’écarta de quelques pas. Ils pouvaient y aller.
En dépit du prisonnier qui les accompagnait, sortir du bâtiment fut plus facile que d’y entrer. Rejoignant à nouveau la chambre du marchand, les prétoriens y descendirent silencieusement dans la cour intérieure, Soreth détachant les mains de Rampegral pour lui permettre de les suivre, franchirent une haie d’arbustes taillés, et traversèrent une maison mitoyenne sans gardes. Ils se retrouvèrent alors dans une ruelle sombre du quartier centre, où ils bandèrent les yeux du négociant et s’enfoncèrent dans la nuit.
Malgré les détours de leur itinéraire afin d’éviter les artères principales, le trio dut plus d’une fois se tapir dans l’obscurité en apercevant une lanterne, ou rebrousser temporairement chemin pour laisser passer des militaires. Le ciel sans lune les aidait heureusement, et ils avancèrent aussi vite qu’ils l’avaient espéré, arrivant à deux cents mètres de leur point d’extraction en ne risquant d’être repérés qu’une fois, sautant alors dans un buisson mal entretenu pour se cacher d’un groupe de gardes pressés.
La chance les quitta néanmoins pendant qu’ils fuyaient leur cinquième patrouille, et que, trébuchant sur un pavé, Rampegral tomba au sol de tout son long. La peur et la douleur eurent raison de sa discrétion, et il laissa échapper un cri étouffé dans l’étroite ruelle où ils se trouvaient.
Des éclats de voix résonnèrent aussitôt devant eux, suivis de bruits de bottes rapides et du son distinctif de lames que l’on tirait de leurs fourreaux. Tout en luttant pour garder son calme, Lyne s’approchait du marchand effrayé quand Soreth l’arrêta en posant une main sur son bras.
— Nous ne pourrons pas fuir, murmura-t-il d’un air déterminé. Nous devons nous débarrasser d’eux.
Il lui désigna un recoin obscur, à gauche derrière Rampegral, puis disparu dans les ombres à droite. Consciente qu’il avait raison, malgré sa répugnance à affronter des soldats, la prétorienne grimaça en attrapant sa dague et s’enfonça dans la cachette qu’il lui avait indiquée.
Un instant plus tard, les trois gardes arrivèrent dans la ruelle. Celui qui ouvrait la marche portait un bouclier et une épée courte, tandis que celle de gauche, légèrement en retrait, tenait une lance. La dernière, sur la droite, se contentait d’une unique lame à cause de la lanterne qui occupait sa deuxième main. Dès qu’il vit le négociant, qui essayait tant bien que mal de se relever, le premier militaire l’interpella d’une voix forte.
— Halte au nom de Hauteroche ! Cessez immédiatement de bouger et identifiez-vous !
— … Hmpf.
Aveuglé et incapable de répondre à cause de son bâillon, Rampegral recula prudemment. Il n’avait aucune chance de s’enfuir, mais devait redouter ce que penserait Mascarade de sa capture. Intrigué par son comportement, le garde s’approcha et reprit d’un ton moins autoritaire.
— Restez ici, monsieur. Nous ne vous voulons aucun mal.
Le marchand ralentit, hésitant, et le militaire en profita pour tourner la tête vers ses camarades.
— Il a l’air entravé. Comme si quelqu’un avait essayé de le kidna…
Sans lui laisser le temps de finir sa phrase, Soreth bondit dans son dos, attrapa son bras droit, et pivota en descendant sur lui-même. Il y eut un craquement sinistre, puis le soldat cria de douleur et roula aux pieds de la porteuse de lanterne, l’épaule déboîtée.
Lyne profita de la diversion pour entrer à son tour dans la mêlée, et repoussa la lance de la seconde combattante afin de permettre à son partenaire d’atteindre la troisième. Malgré sa surprise, la militaire au visage balafré se ressaisit rapidement et frappa plusieurs fois de taille et d’estoc pour la garder à distance. La prétorienne esquiva ou bloqua les assauts, mais n’osa pas contre-attaquer, redoutant de blesser grièvement son adversaire. Celle-ci accomplissait son devoir, inconsciente des enjeux de la nuit, et ne méritait pas d’être estropiée pour cela. Elle n’en était hélas pas moins une combattante talentueuse et, tout occupée à se défendre et parasitée par son indécision, Lyne ne sentit pas venir le coup de bouclier du premier soldat. Frappant son flanc droit, celui-ci lui coupa le souffle et la désarma. D’abord soulagée de constater que le militaire avait remboîté son épaule, la garde royale évita un coup estoc de lance d’une roulade, et déchanta lorsque le bras à nouveau valide du guerrier se referma autour de sa gorge.
La tête subitement écrasée contre la cotte de mailles de son adversaire, elle s’aperçut que son équipière préparait une attaque. Elle jura entre ses dents. Si les choses continuaient ainsi, ce n’était pas en cellule qu’elle allait finir la nuit mais au cimetière. Elle cogna l’entre-jambes du soldat, la peur chassant ses inquiétudes, et profita de sa surprise pour tomber de tout son poids vers le sol. La manœuvre lui racla le visage, mais lui permit d’échapper à l’emprise du garde et de le projeter vers sa camarade.
Il y eut un vacarme métallique confus, qui lui laissa le temps de ramasser sa dague, puis Lyne constata que la militaire s’était dépêtrée de son partenaire, qu’affrontait maintenant Soreth, et avançait à nouveau vers elle. La soldate fit tourner sa lance pour l’empêcher d’approcher, aussi énervée que déterminée, puis s’exclama d’un ton stupéfait.
— Vous ?!
D’abord étonnée par son changement d’attitude, Lyne le comprit lorsqu’une brise fraîche caressa ses joues endolories, lui indiquant qu’elle avait perdu sa cagoule.
— On se connaît ? demanda-t-elle en espérant que la combattante se méprenne.
— Je vous ai vu dans les jardins de sire Darsham ! Comment avez-vous pu nous trahir ainsi ?
Il existait un tas de réponses valables à cette question, mais aucune ne vint à la prétorienne désemparée, qui coupa court en jetant sa lame sur son interlocutrice. Celle-ci évita la dague, mais reçut de plein fouet la guerrière qui la suivait, et recula en lâchant sa lance. Elle riposta en frappant Lyne au visage, mais l’Erellienne dévia l’attaque et enfonça son pouce dans l’aisselle sans protection de son adversaire. Celle-ci serra les dents pour ne pas crier, puis envoya à son poing vers le nez de la prétorienne. Lyne esquiva au dernier moment et attrapa son bras pour la projeter. Elle contra en lui balayant les pieds, et elles roulèrent toutes les deux à terre, étrange masse de chair et d’acier.
Elles s’y échangèrent encore quelques coups, puis Lyne prit le dessus en enroulant sa jambe autour de la gorge de la soldate. Celle-ci essaya de se dégager, mais n’y parvint pas avant que la garde royale se redresse au-dessus d’elle et lui cogne brutalement la mâchoire. Son adversaire assommée, et la prétorienne inspecta la ruelle à la recherche d’autres militaires.
Elle comprit toutefois qu’elle n’en trouverait aucun quand ses yeux croisèrent ceux de Soreth, qui se dirigeait vers elle. Elle se releva alors, endolorie mais soulagée. Ils avaient gagné et personne n’était mort.
Tandis qu’elle renfilait sa cagoule, son partenaire l’interrogea d’une voix inquiète.
— Risquent-ils de te reconnaître ?
— C’est déjà fait. Celle-ci était à l’anniversaire de Darsham.
— Merde.
Un frisson parcourut Lyne alors que le juron de son ami rebondissait dans la ruelle silencieuse. Toute la ville serait bientôt à sa recherche.
— Que fait-on ? demanda-t-elle en attachant la militaire. Je nous vois mal l’emmener avec nous.
Le prétorien hésita, ce qui ne lui ressemblait pas, puis il soupira longuement.
— Cela va nous attirer trop de complications. Pour le moment, nous terminons la mission. Nous aviserons ensuite.
Lyne acquiesça en essayant de cacher son angoisse. Frapper des soldats et violer un couvre-feu lui vaudrait au pire l’exil, mais si elle se retrouvait en prison, rien ne garantissait qu’elle survivrait jusqu’à son procès. Toujours plus prompt qu’elle ne le pensait à déceler ses inquiétudes, Soreth posa une main rassurante sur son épaule.
— Ne t’en fais pas, nous trouverons une solution.
La jeune femme esquissa un sourire sous son masque, il avait probablement raison, puis s’approcha de Rampegral, encore allongé sur les pavés.
— Merci de nous avoir épargné la peine de te courir après. Nous ne l’oublierons pas quand nous ferons notre rapport.
Le marchand hocha la tête, prêt à accepter tout ce qui jouerait en sa faveur, puis tendit les bras pour se laisser attraper. Lyne s’exécuta, en serrant les dents. Si Mascarade le terrifiait autant, il allait être difficile d’en obtenir quoi que ce soit.
J'aime bien que les premières scènes d'action servent à évoquer l'enfance de Soreth !
Puis, j'ai eu quelques difficultés à me représenter la glissade de Lynn : est-ce qu'elle glissait le long des tuiles ou tombait dans le vide ? Il m'a manqué des précisions pour que je comprenne bien.
Sinon, tout le reste est efficace et haletant ! Avec un seul bémol : le lecteur tête de linotte que je suis aurait aimé un bref rappel de qui est Solveg ! ;-)
Enfin, que Lynn répugne à blesser la soldate même quand celle-ci la reconnait, c'est un super conflit interne pour elle !
Vivement la suite !
Quand il eut vidé la rangée, il emmena le négociant en direction le coffre.
Merci pour ton retour, cette scène sur le toit me donne du fil à retord. Je crois qu'elle est trop claire dans ma tête et pas assez à l'écrit du coup ^^' je vais voir comment améliorer ça.
Il est vrai que la dernière mention à Solveg est un peu loin, je pourrais être un peu plus précis aussi.
Je suis content que le chapitre t'ai plu en tout cas (pas de politique :P ) à bientôt !