Le samedi, je me lève de bonne heure, stressée. Les parents de Vanessa m’ont dit qu’elle serait chez eux pour le week-end. J’ai donc prévu de lui rendre visite, en espérant qu’elle accepte de m’entendre.
Le soleil est au rendez-vous. J’enfile une tenue de sport et chausse mes baskets. Je ramène mes cheveux en queue de cheval et place les écouteurs dans mes oreilles. Je trouve une playlist intitulée « bonne humeur » et lance le son. Je descends les escaliers au trot. Hugo ne semble pas encore être levé. J’entame les escaliers de l’immeuble et m’aventure enfin dans les rues de Beauregard. J’adore courir tôt le matin ou tard le soir, quand le monde est occupé à ses tâches quotidiennes. Au bout de quelques minutes, le corps bien échauffé, j’allonge mes foulées. Mes muscles sont encore contracturés de la dernière fois, tirer dessus est un peu douloureux mais en définitive, ça me fait un bien fou.
Recommencer le sport me fait reprendre contact avec mon corps. Quand je le bouge comme ça, j’ai l’impression que lui et moi créons une vraie relation. Je le trouve puissant, fort, beau, vivant. Je ne cours pas très vite, mon cardio est loin d’être ce qu’il était quand j’étais au lycée et que je pratiquais une activité sportive cinq à six jours par semaine. Mais je me sens terriblement bien. Je ne comprends pas comment j’ai pu m’en passer tout ce temps. J’ai tout simplement arrêté en allant à la fac. J’étais dans une ville différente, je n’avais plus d’option sport dans mon cursus, il n’y avait plus l’association sportive de l’école, il n’y avait plus le club d’escalade de ma ville, plus mon enseignant chouchou, plus notre équipe de choc. Je n’ai pas eu envie d’essayer de nouveaux clubs ou associations, encore moins de faire de nouvelles connaissances, rien ne serait arrivé à la cheville de ce que j’avais connu au collège et au lycée. Alors j’ai simplement tourné la page. Quand je suis revenue aux alentours de Beauregard, je n’ai pas repris contact avec amis de l’époque, et je n’ai pas remis les pieds dans mon club. Je voulais passer à autre chose. Mon médecin voulait que je pratique une activité sportive, pour m’aider à remonter la pente suite à ma dépression mais je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais pu m’y remettre.
Et mardi dernier, l’envie, forte, est venue sans crier gare. J’avais besoin de me pousser, de pousser mon corps. J’ai couru pendant deux heures, en faisant d’innombrables pauses en marchant. J’ai souffert, j’ai craché mes poumons, j’ai cru vomir à deux reprises. Mais ça m’a décrassé l’âme. Ça a été salvateur. Je suis revenue dans un état déplorable. Hugo n’a fait aucune remarque. Je me suis posée dans un fauteuil, et quand j’avais retrouvé une respiration normale, que ma peau avait repris sa couleur naturelle, je me suis endormie profondément jusqu’au lendemain matin. Je me suis réveillée quatorze heures plus tard dans mon lit. J’avais des blocs de pierre à la place des jambes mais je me sentais étonnamment plus forte, plus sereine aussi.
Cette fois-ci est bien plus facile. Et je me contente de trente minutes de course mais exercées proprement, ce qui est déjà très bien pour une reprise. Je prends le temps de m’étirer consciencieusement. Je sors de ma douche revigorée et pleine d’énergie, plus confiante en moi.
Je me plonge dans mon travail universitaire en attendant le début de l’après-midi, afin de ne pas trop gamberger.
A 13h30, je quitte ma chambre. Hugo est en train de grignoter sur la table.
- Souhaite moi bonne chance, je lui dis.
- Tu vas où ?
- Je te le dirais ce soir, si ça s’est bien passé.
Il se contente de ma réponse et me souhaite bonne chance. Mais avant que je ne referme la porte, il la bloque et vient me serrer contre lui en me frottant nonchalamment le crâne. Je suis quelque peu surprise, mais aussi très attendrie. Je lui taquine sa joue barbue du bout des doigts avec un petit sourire plein d’amour et lui dis au-revoir.
Je ne suis pas allée chez les parents de Vanessa depuis mon départ à la fac. J’ai l’impression de retourner dans ma maison d’enfance. Ses parents me disaient toujours que j’étais leur deuxième fille. Je ne les croyais jamais qu’à moitié, mais au fond de moi j’espérais très fort que ce soit sincère. Parce que Vanessa et sa famille était le seul ancrage que j’avais durant mon adolescence. Ça et le sport.
Je fais avancer ma voiture sur le chemin de terre qui mène à leur maison. Je me sens comme une enfant indigne qui daigne enfin visiter ses parents.
Rien n’a changé. Je reconnais la petite saxo vert sapin de mon amie et me gare à côté. Par contre, je suis accueillie par les aboiements d’un chien que je ne connais pas. Quand je sors de l’habitacle, l’animal est attaché mais m’empêche de monter l’escalier qui traverse le jardin.
La baie vitrée du salon s’ouvre et Vanessa en sort. On se regarde un instant, sans bouger. Son expression est indéchiffrable. Mais je me doute qu’elle ne ressent pas de joie à me voir après tout ce temps d’absence, après mon abandon. Je finis par faire un salut maladroit de la main. Elle me scrute durement du regard. Je me sens honteuse. Elle rentre et referme la baie vitrée derrière elle. Shit. Qu’est ce que je fais, maintenant? Le chien ne me lâche pas du regard et grogne méchamment. Mais Vanessa ressort par la porte d’entrée, des chaussures au pied et une légère veste sur les épaules. Elle s’avance vers moi en regardant ses pieds. Quand elle parvient à mon niveau, elle affronte mon regard. Le sien est sévère.
- Qu’est ce que tu fais là ? elle demande.
- Tu n’as jamais répondu à mes appels et mes messages… Tes parents m’ont dit que tu serais là …
Elle pince les lèvres.
- Qu’est ce que tu veux ?
- Juste te parler. S’il te plaît. Après je ne t’embêterais plus jamais, si c’est ce que tu veux.
Sa mâchoire se contracte. Puis elle attrape doucement le chien par son collier et me fait signe de me diriger vers le kiosque.
Assises l’une à côté de l’autre sur le banc, je lui raconte tout ce qu’elle ignorait: mon père, les photos, ma mère, mon dégoût des hommes et de la sexualité, ma dépression, pourquoi j’avais fui tous mes anciens amis à part Hugo, pourquoi je l’avais rayée elle de ma vie du jour au lendemain, à quel point elle me manquait, à quel point j’étais désolée.
Au bout d’une heure, j’arrive à la fin de ce que je voulais lui dire. Elle, n’a rien dit, s’est contentée de m’écouter en silence.
Mes larmes ont mouillé mon visage. Je sors un mouchoir de mon sac à main et me mouche bruyamment. J’essuie mes joues et expire profondément. Il est temps que je la laisse.
- Merci de m’avoir écoutée.
Je me lève et mes pieds me guident jusqu’à ma voiture comme un automate. Je mets le contact, la main tremblotante. C’est plus dur que ce que j’imaginais. J’ai fait ce que j’avais à faire, mais …j’aurais tellement aimé que ce soit plus facile. J’aurais aimé ne pas l’avoir perdu à tout jamais.
J’enclenche la marche arrière distraitement et quand je recule un gros « boum » se fait entendre. Mon sang se fige.
Je sors en trombe de la voiture. Vanessa est par terre mais se relève déjà, l’air de n’avoir rien de cassé.
Elle pleure à chaudes larmes.
- Oh mon dieu Nessa ! je m’exclame en me précipitant vers elle mais elle m’arrête de la main, autoritaire.
- Tu m’as fait tellement de mal, Milie !
Je déglutis péniblement, la gorge serrée, et la vue noyée par mes larmes.
- Je voulais être là pour toi. Tu étais ma meilleure amie. Tu m’as laissée dans l’incompréhension, j’ai cru que je ne comptais pas à tes yeux. J’ai tellement souffert … Je t’ai détesté. Tu as aussi fait de la peine à mes parents.
Elle renifle rageusement.
- Mais …je n’imaginais pas tout ce que tu traversais … je suis désolée de ce que tu as enduré, désolée que tout ce temps tu étais si mal dans ta peau et que je ne le voyais pas … Mais putain Em’ j’aurais pu tout entendre, j’aurais été là pour toi si tu m’en avais laissé l’opportunité …
- Je suis désolée de t’avoir fait souffrir. Je …j’étais plus capable d’être proche de personne. C’était horrible. Je ..je ne pouvais aimer personne, ni laisser quelqu’un m’aimer. C’était au-dessus de mes forces je suis profondément désolée.
- Tu m’as tellement manquée, déclare-t-elle.
- Toi aussi, je couine en pleurant.
Elle franchit les mètres qui nous séparent et se jette dans mes bras. C’est comme si je retrouvais une part de moi-même. Comme si je réconciliais le côté gauche et le côté droit de mon corps. J’inspire son odeur familière, la seule odeur qui était synonyme de famille dans ma vie.
- Je suis si désolée …, je sanglote.
- Moi aussi …moi aussi …