Chapitre 26

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Anak connaissait le plus grand mal à garder ses yeux ouverts sur le livre devant elle, et elle sentait sa concentration voguer dans la même direction que le Mod contre les flots, c’est-à-dire très loin dans l’obscurité droit devant. Ces deux jours de navigation lui drainaient toute son énergie, et lui sapaient le moral. A l’origine, quand il avait été décidé qu’elle remplacerait Nialh sur le voilier pour aider à la navigation, cette perspective l’avait ravie. Elle avait toujours aimé les expériences nouvelles, les belles aventures et l’opportunité d’apprendre à connaître d’autres personnes. En outre, elle avait développé une passion pour les bateaux avec les années, Yakta et son énergie de capitaine y ayant beaucoup contribué, et elle appréciait de pouvoir apprendre davantage sur le sujet. Quoi de mieux que de tâter de nouveaux cordages et voiles, n’est-ce pas ? Seulement, en un claquement de doigt, le rêve avait viré au cauchemar.

Sans Sib et Murdock, les manœuvres étaient une épreuve, surtout quand la mer faisait des caprices sous l’influence tempétueuse du vent. La chance n’était décidément pas de leur côté. Ils étaient en sous-effectif et avec son manque de compétence, elle avait tendance à enchaîner les maladresses, ce qui ne manquait pas d’irriter Oriag, dont l’humeur était déjà vacillante. La journée passée, elle avait essuyé un sacré sermon après qu’elle n’ait pas bien suivi les instructions délivrées par la seconde de Murdock et Anak commençait à en avoir plus qu’assez d’essuyer les mouvements d’humeur d’un autre équipage que le sien. A la base, si elle était sur le Mod, c’était pour prêter son aide. Si elle avait poussé l’idée de laisser Sib et Murdock sur une île, ça avait été aussi pour le bien commun. Et maintenant elle écopait des fruits pourries de ses propres bonnes intentions. Comme disait souvent Chad, une bonne action ne restait jamais impunie. 

Si seulement elle avait au moins pu se reposer de ces journées éreintantes la nuit mais ce n’est pas vraiment possible. Ils n’étaient que quatre, et les quarts de surveillance s’enchainaient impitoyablement. 

“Hey.”

Alors qu’elle piquait de nouveau du nez sur l’équipe de ravitaillement spatiale qui portait secours à une fusée en panne, elle décrocha ses paupières lourdes vers la silhouette athlétique d’Apollo qui passait l’entrée du cockpit. Confuse, elle jeta un regard à sa montre. Quatre heures moins le quart. C’était bien ce qu’elle pensait, son quart n’était pas terminé. 

“Je n’arrivais pas à dormir, se justifia-t-il en venant s’asseoir près d’elle, alors je me suis dit que je pouvais aussi bien te tenir compagnie…

-Me tenir compagnie ?”

Cette notion inspira une oeillade sceptique à Anak, qui ne passa pas inaperçu auprès de son interlocuteur qui parut un peu gêné. Il ne se comportait pas avec la dureté et la sècheresse d’Oriag, il n’était toutefois pas d’un grand réconfort pour Anak. Au mieux, il ignorait sa présence. Au pire, elle sentait son regard suspicieux sur elle, grattant ses nerfs qui n’avaient vraiment pas besoin de ça.

“A moins que je ne te dérange ? prétendit-il de ne pas comprendre.

-Non, non, répondit-elle en refermant son livre. Pourquoi tu n’arrives pas à dormir ?”

Il se pinça les lèvres tout en lui adressant un regard en biais avec toutes les précautions du monde et elle soupira en rejetant sa tête en arrière dans un constat :

“Je sais… je sais que la situation est merdique.

-Oui, je ne peux m’empêcher de les imaginer sur cette île.”

Le regard ancré sur le plafond du cockpit, Anak serra les dents. Elle aussi y pensait. Une île était entourée d’eau, qui disait qu’ils y étaient vraiment en sécurité ? Mais c’était toujours plus sûr qu’un bateau en haute mer. De toute façon, la décision avait été prise, il ne servait à rien de remuer le passé. 

“Je m’en veux aussi de la manière dont on te traite avec Oriag… je sais que c’est injuste, Murdock est le capitaine et c’est lui qui a pris la décision finale mais c’est plus fort que nous. C’est dur quand on ne comprend même pas pourquoi on a dû faire ça.

-Parce que tu crois que je comprends mieux que vous ?”

La réplique avait été prononcée sur un ton défensif qu’elle était bien trop fatiguée pour adoucir. D’ailleurs, elle ne comptait plus adoucir quoi que ce soit. Elle était déjà à bord d’un voilier qui n’était pas le sien et se faisait traiter comme un passager clandestin dont on ne voulait pas. Elle en avait assez de marcher sur des œufs. 

“Mais tu en sais plus que nous, contra Apollo.

-Peut-être, peut-être pas, qu’est-ce que vous en savez ?”

Un silence tomba entre eux alors qu’ils se jaugeaient du regard. D’une certaine manière, elle lui en voulait plus qu’à Oriag. Oriag était quasiment une inconnue pour Anak et bien qu’elle ne connaissait pas bien davantage Apollo, il était le copain de son meilleur ami. Pire encore, ils avaient survécu ensemble à une plongée aquatique qui avait viré au drame. 

“Si tu nous faisais vraiment confiance, tu nous dirais tout ce que tu sais, appuya Apollo.

-La confiance, ça va dans les deux sens. Du coup, j’ai autant confiance en vous que vous avez confiance en moi, ça te va ?”

S’ils ne faisaient pas confiance en sa parole, ils ne feraient pas plus confiance en son jugement et que feraient-ils quand ils apprendraient que Valérian était un triton ? Voudront-ils l’abandonner, l’emmener aux autorités ou s’en débarrasser ? Ou au contraire, accepteront-ils son identité différente et feront-ils preuve de tolérance ? Qu’en savait-elle, en réalité ? Alors qu’ils la traitaient déjà comme une sorcière parce qu’elle croyait en une malédiction et pas eux. 

Apollo ouvrait la bouche pour poursuivre mais Anak se sentait devenir de plus en plus irritable, et elle n’aimait pas ce sentiment. Elle préférait donc se retirer de cette situation, et forte de cette décision, elle se redressa et lui coupa la parole :

“Je suis fatiguée. Puisque tu n’arrives pas à dormir, tu n’as qu’à prendre la fin de mon quart.”

Et elle se leva, mais elle n’avait pas fait un pas qu’il l’arrêta en prononçant son prénom. Bien qu’elle n’ait pas envie de s’attarder plus longtemps, elle se retourna tout de même pour le trouver qui se passait la main sur le crâne, embêté, et elle perdit un peu de sa défensivité à cette vue. 

“De base, je voulais enterrer la hache de guerre…”

Elle fronça les sourcils une seconde puis deux, son esprit fatigué tournant cette phrase dans sa tête, mais elle finit par acquiescer en forçant un maigre sourire. 

“D’accord, fit-elle, mais tu finis quand même mes dix dernières minutes de quart, vendu ?

-Vendu !”

OoOoOo

Dans le courant de la journée suivante, alors que midi sonnait à toutes les horloges, le Mod arriva au port, indemne et las après un voyage bien tumultueux. Les quatres marins mirent pied à terre dans un soupir de soulagement unanime. Quelque part, le pire était passé. Oriag n’avait pas abîmé le fils prodigue de son capitaine et forte de l’allée, elle se sentait plus confiante pour le retour. Non seulement ça, mais elle était rentrée chez elle et elle sourit au ciel bleu de Dakar avant de rabaisser son visage joyeux sur son compagnon qui partageait ses sentiments. Home Sweet Home, comme on disait en Grande-Bretagne.

Pour Anak, ce n’était pas chez elle, bien sûr, elle n’avait d’ailleurs jamais mis le pied sur les terres Bantou mais elle en aima l’odeur dans l’air, et la chaleur sèche qui l’enlaça. Elle parut délasser ses membres raides et réchauffer son coeur. Même si Anak adorait la mer et ses rebonds, rien, pour elle, ne valait l’immensité diversifiée de la terre ferme par-delà le monde ; les mers ne formaient qu’un océan ; mais la Terre étaient des millions de villes, forêts, déserts, monts et montagnes. Et cette ville, elle le voyait rien qu’au port, n’était à nulle autre pareille. Ses couleurs chaudes étaient drapées partout, passant du jaune à l’orange, de l’orange au rouge, et ses atours n’étaient pas délicats mais brutes et authentiques. Dakar était belle sans effort. 

Scindant la foule, une vieille dame s’approchait vigoureusement, le bras enroulé autour de celui d’une femme plus jeune et plus grande. Et le duo marchait droit sur eux pour une raison qui parut évidente lorsque de leurs bouches, deux prénoms émergèrent parmi les cris affectueux qui leur étaient lancés en bantou ; Apollo et Oriag.

Anak regarda les visages des deux membres du Mod se métamorphoser en reconnaissant leurs proches. Il ne fallut pas attendre plus longtemps avant qu’Apollo ne se penche vers la vieille dame qui s’avéra, sans doute possible, être sa grand-mère pour qu’elle puisse l’étudier sous toutes les coutures avec vigilance. Quant à Oriag, elle enlaçait la deuxième femme qu’elle appelait Maman.

Valérian et Anak attendirent en périphérie, suivant les embrassades familiales, avant que finalement les deux femmes ne se tournent vers eux. 

“Ainsi donc, voilà les remplaçants ! plaisanta la mère d’Oriag en langue commune. Yumé, la maman d’Oriag. Et vous devez être Valérian et Anak ? Ma fille m’a expliqué la situation au téléphone.”

Yumé leur présenta chaleureusement sa main pour qu’ils la serrent à tour de rôle. N’ajoutant pas aux présentations, Oriag gardait l'œil rivé loin d’Anak qui cherchait à savoir comment se comporter en ces temps quelque peu troublés. Mais la mère d’Oriag ne semblait pas sensible à l’animosité de sa fille à son encontre et leur présentait toutes ses dents dans un sourire accueillant, tandis que la grand-mère d’Apollo les observait avec attention. 

“Oui, euhm… enchantée, bredouilla Anak.

-Ils doivent être fatigués, partagea Yumé à l’attention de la grand-mère, on devrait les laisser faire leurs sacs avant de les conduire chez toi.

-Pardon ? s’étonna Anak en regardant Oriag. On ne reste pas sur le Mod ?”

Mais la seconde de Murdock ne lui jeta qu’un bref regard sans désirer apporter plus d’information. Ce fut la grand-mère qui le fit pour elle dans une exclamation scandalisée :

“Vous n’allez quand même pas dormir sur ce bout de bois flottant ! Apollo, enfin, ne vantes-tu pas à tes amis notre sens de l’hospitalité bantou ?”

Il eut le droit à une tape sévère sur le derrière qui le fit un peu rougir alors qu’il levait un œil sur Anak et Valérian qui souriaient avec amusement devant ce spectacle. 

“Si, bien sûr, mamie, contredit Apollo, c’est que nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de discuter des détails de notre séjour ici… Anak, Valérian, nous resterons dans notre maison si ça vous convient.

-C’est très généreux de votre part, apprécia Valérian poliment.

-Oui, merci, appuya Anak.

-Allons, ne dites pas de sottises et ne perdons pas de temps, éluda la grand-mère en se dirigeant vers le Mod, entraînant son petit-fils par le coude. On est en train de cramer et je n’ai pas pris mon chapeau.”

OoOoOo

“C’est le paradis des épices, ici ! s’extasiait-elle en observant autour d’elle le décor coloré. Je n’en ai jamais vu autant !

-Oui…, grimaça Valérian en fronçant le nez, et l’odeur est forte.”

Elle visa une œillade amusée sur lui qui, tel un grand prince en visite diplomatique dans un pays étranger, déambulait dans les allées du grand marché de Dakar, paré d’un air dubitatif. Tout autour d’eux, des stands multicolores s’alignaient et celui qui avait provoqué l’admiration d’Anak était composé d’une cinquantaine de grands paniers décorés abritant chacun une petite mer d’épices. C’était très impressionnant à voir et la bonhomie avenante du vendeur l’invitait dans le parler locale à humer les différentes saveurs.

“Je vais en ramener à mon père, décida-t-elle avant d’expliquer, c’est un grand cuisinier ! Il tient une auberge dans le port de Hokianga-nui.

-Vraiment ? 

-Oui, oui ! Quand la mission sera terminée, tu pourras venir y manger et voir par toi-même !”

Un drôle de voile passa un instant sur le regard de Valérian avant de s’évanouir comme s’il ne s’était rien passé, si bien qu’Anak pensa qu’il s’agissait d’un jeu de lumière provoqué par le soleil de Dakar. 

“C’est étrange qu’un aubergiste ait engendré deux enfants aventuriers.”

La remarque de Valérian la fit rire alors qu’elle se penchait sur une colline d’épices d’un marron riche. Le vendeur comprenant qu’il tenait une cliente sortit son téléphone pour tenter de trouver la traduction de l’épice en langue commune avant de présenter le nom sur son écran à Anak : 

“Oh, de l’anis étoilé ?” lit-elle.

Dans un hochement vigoureux du menton, le vendeur approuva sans pour autant comprendre et Anak parla le langage qui fonctionnait avec tout le monde ; le mime. D’un pouce dirigé vers le haut, elle transmit son sentiment approbateur pour le plus grand enchantement de l’épicier. Son regard bondissant d’un panier à un autre, Anak réfléchissait intensément pour se rappeler des épices utilisées de son père pour seulement choisir celles qu’il était le moins susceptible de connaître.

D’un autre côté, ils avaient le temps. Sitôt arrivés chez Andréa, la grand-mère de d’Apollo, et leurs affaires déposées, elle les avait mis à la porte en leur ordonnant d’aller faire du tourisme tout en leur conseillant le marché. Ils avaient comme consigne de revenir pour 18h30, pas une minute avant mais pas une minute plus tard non plus, histoire d’être à l’heure pour le dîner et Apollo avait été retenu pour aider à la cuisine. Yumé et Oriag étaient parties de leur côté, très certainement pour aller chez elles, mais sa mère avait tenu à tirer la promesse qu’Anak et Valérian passeraient au club de surf qu’elle tenait pour tâter un peu de la vague.

“Tu es pressée de retourner chez toi ? lui demanda alors Valérian.

-Toujours,” répondit Anak.

Son père lui manquait chaque jour mais partir pour quelques tours du monde permettait ce bonheur de le retrouver. Et elle aimait imaginer avec tendresse les aventures que vivait son père de son côté, elle aimait discuter avec Mohvo de ce qu’il pouvait être en train de faire, s’il était à l’auberge à servir ses clients les plus fidèles, à rire avec ses amis ou flirter avec Sandy. Il s’était suffisamment occupé d’eux, leur avait dédié sa vie depuis leur naissance à encore très récemment et il était grand temps que sa vie lui revienne aujourd’hui. 

“Et toi ? lui dit-elle. 

-C’est différent.”

Avant qu’elle n’ait pu poser les questions qui se positionnaient déjà sur le bout de sa langue, prête à bondir, son téléphone sonna et elle décrocha en lisant qu’il s’agissait d’Apollo. Après les salutations d’usage et l’interrogation d’Apollo pour savoir si tout se passait bien de leur côté, il révéla le réel sujet de son appel : 

“Ma grand-mère m’a donné quelques adresses de marabouts, on pourra attaquer dès demain. Mais elle m’a prévenu que la plupart sont de vrais escrocs.”

Anak allait répondre quand elle fut coupée par la voix d’Andréa qui résonnait en bantou dans le fond et qui provoqua un raclement gêné au creux de la gorge d’Apollo.

“Ah oui, se rappela-t-il, mal à l’aise, et vous pouvez venir un peu plus tard… j’ai trop cuit le riz et Mamie dit qu’il faut qu’on recommence tout…”

OoOoOo

“Je sens une énergie… HMMM… je sens un brouillard malfaisant… HMMMMMM… TOI !”

L’index du Grand Maître Batouman -comme il était écrit en grand sur la devanture de son antre des merveilles se dirigea dans un grelot de bracelet sur nul autre que les yeux froncés de Valérian qui louchèrent un instant. Aucun, parmi Apollo, Oriag et Anak, n’était vraiment surpris que le marabout ait jeté son dévolu sur lui. Avec son teint pâle, son air propret et ses longs cheveux blonds, Valérian avait tout du pigeon occidental en vacances à Dakar et qui découvrait avec ses amis du coin les richesses locales. Le marabout fit son fameux marmonnement mystique en levant ses yeux si haut dans ses globes oculaires que ses iris menaçèrent de disparaître et cette vue fit grimacer Anak. 

“Tu t’es attiré le mauvais oeil, n’est-ce pas ?

-Pas du tout, nia Valérian, il doit y avoir erreur sur la pers-...

-HMMMM ! l’interrompit le marabout. Il y a un esprit démoniaque qui te suit partout…. Il est là avec nous, en ce moment !”

Valérian haussa un sourcil peu convaincu en jetant des coups d'œil dans la pièce façonnée de tapis, du sol au plafond, en passant par les murs, alors que le marabout pslamodiait dans un langage incompréhensble même pour Oriag et Apollo qui échangèrent un regard excédé. Seule Anak ne paraissait pas encore persuadée de la supercherie, et ce fut elle qui demanda : 

“Mais vous parlez de la malédiction ? 

-Une malédiction ! se jeta le marabout vers elle avec bonheur. OUI !! C’est ça !

-Mais c’est pas lui qui est maudit, réfuta-t-elle très sérieusement, c’est nous.”

D’un index, elle s’engloba elle-même mais aussi Oriag et Apollo qui affichaient tous deux un air passablement ennuyé. Cette remarque parut beaucoup contrarier le Batouman qui fit claquer sa langue avant de la sermonner : 

“Dis-moi, pocahontas, c’est toi ou moi le Grand Maître ? 

-Vous, j’imagine…

-Bon, où j’en étais, moi, marmonna Batouman avant de se souvenir, ah oui, voilà….”

Et devant son public qui prenait son mal en patience, le marabout prit une grande inspiration en gonflant ses joues avant de reprendre dans un grand : 

“HMMMM !”

OoOoOo

Anak retourna bredouille, la mine penaude, dans la grande salle des fêtes d’où des clameurs par  douzaines s’élevaient telle une marée jusqu’au plafond. Le maître du loto annonçait le nouveau chiffre dans sa voix de présentateur, faisant naître quelques réjouissances dans le flot de déception. Anak se faufila entre deux longues tables, s’excusant en bantou grâce aux quelques mots qu’elle avait mémorisés ces derniers jours aux quelques joueurs à qui elle faisait reculer leurs chaises. Au bout de sa traversée, elle parvint à regagner sa place entre Valérian et Andréa. Se balançant en arrière, Apollo lui demanda : 

“Alors, tu les as eu ? 

-Non…”

Apollo retourna dans un soupir à sa position initiale, sous les remontrances de sa grand-mère qui le voulait concentré sur la tâche du moment ; placer les jetons sur les numéros sortants qui s’alignaient sur les quinze grilles dans lesquelles Andréa avait investies. Parmi les lots de ce soir, un en particulier avait éveillé son intérêt et il s’agissait d’un sèche-cheveux high-tech qui valait son pesant d’or. Mais elle saurait se contenter du cuiseur de riz…

“C’est sans doute rien, la réconforta Valérian, le réseau n’est sûrement pas des plus fiables sur leur île.

-Il marchait bien avant…”

Elle ne pouvait pas s’empêcher de s'inquiéter. Depuis leur séparation, elle avait communiqué avec Sib en quelques appels courts et sms journaliers, rien de trop expansif mais suffisant pour la rassurer. Mais voilà que depuis ce midi, ils n’avaient plus aucune nouvelle. Anak était sortie dans la rue pour tenter un nouvel appel mais elle était directement tombée sur la messagerie. Evidemment, Valérian avait raison. Plutôt que de s’imaginer le pire, il fallait rester rationnel. C’était sûrement le réseau qui faisait des siennes. Mais ce silence radio l’inquiétait, et Apollo et Oriag plus encore. 

L’humeur générale qui, s’était nettement allégée à l’arrivée du port et aux retrouvailles familiales, se dégradait de plus belle. Après Batouman, ils avaient consulté une deuxième marabout qui avait sondé en eux toute une ribambelle de soucis cosmiques et avait désiré leur vendre des bagues magiques pour les résoudre, chacune d’elles aussi chère qu’un scooter. Il semblerait que la déontologie de ce métier était quelque peu bancale… et avec chaque heure qui s’égrènait, d’échec en échec, la suspicion revenait voiler le visage d’Oriag quand elle la regardait. Et même Apollo qui, pourtant fidèle à sa résolution, essayait de la traiter avec indulgence, revêtait les vieux habits du défaitisme et lui demandait à demi-mots si elle ne regrettait pas son éclair de génie. 

Elle ne savait plus vraiment… elle ne regrettait pas bien sûr, comment le pourrait-elle alors qu’il s’agissait d’une question de vie et de mort ? De la sécurité de Murdock et de Sib, et de tous ceux autour d’eux ? Non, c’était trop grave. Mais elle réalisait qu’ils évoluaient en aveugle et que personne, pas même Valérian, ne savait exactement ce qu’il convenait de faire. Elle lui avait demandé s’il était sûr qu’un marabout bantou pouvait lever la malédiction autour de Murdock et de Sib, il avait alors paru embarrassé et s’était contenté d’un “Je pense, oui”. 

Mais c’était leur meilleure option. Leur unique, d’ailleurs, pour l’instant.

Valérian poussa l’unique grille qu’Anak avait achetée et lui présenta sa première ligne complète. Cette vue la détendit un peu, n’y croyant pas. Avant qu’elle ne sorte, elle n’avait quasiment aucun des numéros nommés.

“Tu vois que la chance tourne, commenta Valérian avec un petit sourire, tout comme le vent.”

Un sourire reconnaissant éclot sur les lèvres d’Anak et elle tomba un peu plus amoureuse de lui, tandis que, à sa droite, Andréa célébrait sa première grille complète sous les regards jaloux. 

Ils l’auraient, cette satanée malédiction ! Et ce fichu sèche-cheveux, aussi.

OoOoOo

“Après, c’était une grosse vague…”
Alors que Koffi la maintenait de son bras libre hors des vagues de la mer jusqu’à la sécurité de la plage, Anak recrachait la tasse qu’elle venait de boire, la gorge en feu, et l’esprit encore désorienté. Le souffle court, elle se laissa tomber dans le sable en abandonnant sa planche de surf à ses côtés et résista à l’envie de s’effondrer sur le dos pour reprendre des forces. Riant face au spectacle qu’elle offrait, son moniteur de surf vint s’asseoir à ses côtés en lui demandant si ça allait. 

Ayant une bonne partie de la journée de libre, leur séance avec un énième marabout -mais cette fois-ci, nettement plus réputé- n’étant que pour la fin d’après-midi, Valérian et elle s’étaient acquitté de leur promesse en rendant visite à Yumé à son club de surf. Elle les avait accueillis avec joie et leur avait proposé de prendre quelques cours de surf pour tester la qualité de son établissement, magnifiquement situé, d’ailleurs, puisqu’il se trouvait à seulement quelques mètres de la mer. Valérian fut bien évidemment contraint de refuser, en prétextant une phobie pour l’eau, et était resté avec Yumé, tandis qu’Anak avait été remise aux bons soins de Koffi, jeune moniteur de surf qui travaillait ici depuis deux ans. 

En conclusion de trois heures de cours endurantes, Koffi lui avait proposé un petit examen de pratique et l’avait lancé dans une vague qui, en plus de la surplomber elle en hauteur, dépassait de beaucoup ses compétences. Et pour résumer l’expérience, elle avait été embarquée dans les rouleaux pendant un temps qui lui avait semblé infini. 

Ayant recouvré son souffle et ses esprits, Anak s’arrangea ses cheveux trempés et pleins de sable en se tournant vers Koffi qui cachait très mal son hilarité. 

“C’est une coutume d’essayer de tuer les élèves ? ironisa-t-elle.

-Bah… tu te débrouillais pas si mal alors je me suis dit…”

Mais devant les deux sourcils haussés d’Anak, il ne termina pas sa phrase et rejeta sa tête dans un grand rire musical, ses dread locks caressant le sable. 

“Bon, ok ! Ok ! C’est ma faute !

-Même si j’ai frôlé la mort, c’était marrant quand même…

-Ah, tu vois !”

Ils rirent un peu et Anak essaya de se débarrasser du plus gros du sable qui s’était infiltré un peu partout. 

“Tu sais quoi, pour me faire pardonner, je t’offre une glace, lui promit Koffi, tu l’as bien mérité !

-Oh ! se réjouit-elle. Ca, c’est fair play !

-Anak ! l’appela-t-on. C’est l’heure.”

Koffi et elle se tournèrent pour voir Valérian approcher dans sa tenue claire et impeccable, une main contre son front pour jeter une ombre sur ses yeux. Il était encore à une bonne trentaine de mètres mais continuait à avancer vers eux, et Anak se tourna vers Koffi avec un air dépité.

“Ah, désolée, fit-elle, je dois y aller.

-Ca fait rien ! Une prochaine fois !”

Elle faisait le geste de se relever mais Koffi la devança pour l’aider à se remettre sur pied, et elle récupéra sa planche de surf. 

“Faudra que tu reviennes, lui dit alors Koffi, je sens que t’as le surf dans le sang !

-Je suis pas certaine, rit-elle, mais c’est fun, je reviendrai !

-Génial, alors ! A plus !”

Et alors qu’ils se séparaient et qu’Anak approchait Valérian, en se retournant une dernière fois pour lancer un au-revoir de la main au moniteur, celui-ci lui cria : 

“ET TU DEMANDES KOFFI ! N’OUBLIE PAS !”

Elle promit de ne pas oublier, et Valérian et elle remontèrent la plage en direction de cabane en bois de Yumé pour qu’elle puisse troquer la combinaison de surf contre ses vêtements et se rhabiller. Elle espérait aussi pouvoir prendre une douche. Valérian l’allégea de sa planche de surf et lui demanda avec scepticisme : 

“Ca s’est si bien passé que ça ? T’as du sable partout et t’es toute rouge…

-C’était super, j’ai même failli me noyer !”

Cette révélation logea une expression de pure horreur sur le visage de Valérian, et il lança un regard scandalisé par-dessus ses épaules au moniteur, ce qui la fit s’esclaffer ouvertement. Comme il la trouva à rire bêtement, Valérian secoua la tête de désillusion et il maugréa pour lui : 

“Par tous les dieux, ces humains…”

OoOoOo

“Deux de nos amis sont en danger, expliqua Oriag.

-En danger ? demanda le marabout. De quel genre de danger s’agit-il ?

-C’est euhm…, hésita-t-elle en jetant un regard oblique à Anak, une malédiction.”

Contrairement aux autres marabouts, celui-ci les avait accueillis dans un bureau qui ressemblait à s’y méprendre à celui d’un médecin. Sobre, propre et sophistiqué. Il s’appelait Idris Ublaye et il était réputé pour guérir des dépressions et des insomnies mais sur son site, il stipulait accepter les requêtes plus spécifiques. Il semblait avoir la cinquantaine approchant sur la soixantaine et une barbe blanche parfaitement entretenue soutenait un menton volontaire. 

La patience d’Oriag atteignait ses limites et elle avait décidé de prendre, dès le début de l’entrevue, les rênes de la conversation plutôt que de subir un énième numéro de cirque. Ce qui ne semblait pas déranger Idris qui les observait avec attention en travers des carreaux ronds de ses lunettes. 

“Une malédiction, dites-vous ? reprit-il dans un froncement de sourcil. Prenez garde, jeunes gens, ce n’est pas un mot à prendre à la légère. 

-Oui, bon, pour tout vous dire, on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit, nuança Oriag. Mais des choses nous arrivent qui dépassent l’entendement, alors…

-C’est-à-dire ?

-Eh bien… des choses et d’autres…”

Clairement mal à l’aise avec ces sujets mystiques, Oriag perdait ses mots et elle se retourna vers Apollo qui se tenait debout près de la porte aux côtés de Valérian. Mais celui-ci grimaça face à cet appel à l’aide, ne désirant clairement pas avoir à prendre la parole. Anak décida alors d’intervenir et elle se redressa dans la chaise voisine d’Oriag pour élaborer elle-même : 

“Des monstres marins nous poursuivent et parfois, ils nous attaquent.

-Des monstres marins ? s’étonna le marabout.

-Oui. Vous connaissez le Jormungand ?

-Le serpent géant ?

-C’est ça, valida Anak, d’autant plus motivée en voyant qu’ils avaient affaire à un connaisseur, il a provoqué un énorme siphon pour essayer d’engloutir l’un de nos bateaux ! 

-Anak, souffla Oriag avec contrariété. 

-Nos amis ont été marqués par des pieuvres, poursuivit Anak en avançant sa chaise pour s’approcher du bureau, et c’est comme ça que les monstres nous trouvent ! On a dû les laisser sur une île et maintenant, on a besoin de quelqu’un pour les guérir !”

Idris Ublaye resta longtemps silencieux de l’autre côté de son bureau à la fixer et Anak soutenait son regard avec détermination. Dans son dos, elle entendait Oriag chuchoter quelque chose à Apollo et elle se doutait qu’elle n’appréciait que moyennement d’entendre toutes ces informations déballées si ouvertement alors qu’il pouvait s’agir d’un escroc de plus. Mais les jours s’écoulaient les uns après les autres, et ils n’arrivaient plus à joindre Murdock et Sib, Anak en avait plus qu’assez de prendre des pincettes. Et celui-ci semblait différent, il les laissait parler et mettait en doute leurs propos. De plus, il connaissait le Jormungand. Elle voulait bien prendre le risque de perdre un peu d’argent, il leur fallait quelqu’un maintenant ! 

“Vous avez frappé à la bonne porte en ce cas, finit-il par constater, puisque je suis une sorte de docteur.”

OoOoOo

“J’espère que ce n’est pas un escroc mais il n’y a qu’un seul moyen de le découvrir, trancha Yakta. Tant qu’il arrive à débarrasser Murdock et Sib de la saloperie qu’ils ont chopé, peu importe de quoi il s’agit, ça me va. Mais je compte sur toi pour le garder à l'œil sur le Mod, Anak.

-Bien sûr, Yakta, je le surveillerai.

-Bien, fit sa capitaine avant de soupirer au bout du fil, vivement que l’on te récupère, je serai plus tranquille. Je n’aime pas qu’on soit séparé si longtemps.”

En d’autres circonstances, Anak ne partagerait pas ce sentiment mais en l’occurence, elle aussi vivait mal cette séparation.  Elle n’avait qu’une envie, retourner sur leur catamaran chéri et pouvoir les prendre tous dans ses bras, même Wanda. Ils leur manquait tous atrocement. Elle leva dans un soupir les yeux vers la lune qui s’était éveillée dans le ciel nocturne de Dakar, trouvant un peu de réconfort dans cette vue sublime. 

“J’espère aussi qu’on a réussi à se débarrasser de nos concurrents, ajouta Yakta. Tu n’as rien vu de suspect de votre côté ?

-Non, je ne crois pas.

-Tant mieux, tant mieux. De notre côté, nous avons plongé dans les cités que nous avions convenues et nous partons dès demain pour l’île où se trouvent Murdock et Sibéal. 

-Pour nous, le départ est prévu demain matin, l’informa Anak.

-Très bien. Encore une fois, fais bien attention à toi, d’accord ? On pense tous fort à toi et on a hâte de te retrouver, Moh en particulier.”

La gorge gonflée par l’émotion, Anak assura que le sentiment était réciproque et elles se laissèrent sur le souhait qu’ils soient tous réunis dans trois jours, maximum. Après un dernier regard pour le ciel sombre de Dakar, Anak retourna dans la maison d’Andréa où Apollo, sa grand-mère et Valérian débarassaient la table après le fastueux dîner que leur hôte avait préparé. Andréa vissa un oeil malicieux sur elle dès qu’elle réapparut, et annonça : 

“Mon cachotier de petit-fils m’a enfin dévoilé qu’il était en relation avec ton meilleur ami. 

-Ahhh ! fit-Anak avant de préciser, En plus, ils sont très mignons ensemble !”

Elle vit du coin de l'œil le petit sourire qui s’accrocha au visage rougissant d’Apollo et celui-ci partit se réfugier dans la cuisine en annonçant à la cantonade qu’il se chargeait de la vaisselle, et Valérian eut la bonté de l’accompagner. Andréa ne perdit pas un instant de plus pour pousser Anak vers le salon et la faire s’asseoir dans un petit sofa vert. 

“Je nous fais chauffer du thé, décida Andréa, pendant ce temps, prépare toutes les photos que tu as de ton Chad ! Je veux voir son joli minois !”

Quand Chad apprendrait que la mamie d’Apollo pensait qu’il avait un joli minois…


 

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