Chapitre 27

Notes de l’auteur : Merci d'être arrivé·e·s jusque là ! Bonne lecture !

Chapitre 27

Ils avaient planté Laureline et Fran au beau milieu du hameau et elle avait traîné Murdock précipitamment jusqu'à leur chambre d'hôte. Elle l'avait convaincu, plus par son comportement erratique que par ses arguments, d'acheter une arme à des locaux. Ils étaient revenus avec des hachettes pour défricher la jungle. Elle s'était sentie plus rassurée et lui plus perplexe. Sibéal ne dormait pas bien, sursautant au moindre bruit dans le couloir. Elle se demandait s'il ne valait pas mieux attaquer les premiers mais... elle s’en sentait incapable.

La nuit, elle avait poussé la commode en travers de leur porte sous les yeux éberlués du demi-nain. Il ne pouvait pas comprendre, mais elle ne pouvait pas trahir le secret de Valérian. Murdock avait tenté d'obtenir des explications, elle s'était murée dans un mutisme buté et désolé. Elle devait le protéger de ce qu'il ignorait être une menace mortelle. Tout le reste avait été refoulé pour ne laisser place qu'à cette inquiétude. Elle se sentait prise au piège et impuissante. Son téléphone ne recevait aucun message ou appel, la connexion n'avait pas été rétablie. Elle comptait les heures jusqu'au retour présumé du Modsognir. Ils devaient revenir aujourd'hui, demain ou dans quelques jours. Ils allaient finir par les tirer de là.

Fran et Laureline paraissaient dédaigner ses précautions, elles n'avaient pas essayé de les approcher. Mais lorsqu'ils sortaient manger, elle avait croisé plus d'une fois le regard haineux de Laureline comme un miroir de celui de son frère. Le bleu clair de ses prunelles était aussi affuté que la lame d'un couteau. Sibéal ne pouvait pas s'empêcher d'imaginer les sirènes des légendes dévorant les humains encore vivants dans les profondeurs de l'océan. Elle ne devait pas se laisser duper par l'eau qui semblait dormir. 

Murdock la pensait surement folle à lier. Ils échangeaient des paroles utilitaires, gênés par le baiser et anxieux du silence de leur équipage. Peut-être qu'elle avait perdu la raison, peut-être bien que c'était déraisonnable et disproportionnée. Mais elle refusait d'avoir une de ses blessures sur la conscience pour s'être montrée imprudente. Elle ne pourrait pas se le pardonner. Si Anak avait trahi le secret de Valérian pour elle, la menace devait être prise au sérieux. 

Accoudée au petit balcon du petit salon commun du gîte, elle avait abandonné son livre pour scruter l'horizon azuré désespérément vierge et calme. Derrière les verres de ses lunettes de soleil, elle s'abîmait à scruter l'océan, prenant parfois l'écume des vagues pour les voiles du Mod. 

« Ils vont pas tarder, lâcha Murdock. T'inquiète. 

- J'espère, souffla-t-elle.

- Elles ont pas l'air bien intéressées par nous de toute façon Sib.

- C'est peut être un leurre... je ne leur fais pas confiance.

- Okay, elles sont bizarres j'te l'accorde mais bon... elles vont pas venir nous éviscérer dans notre sommeil hein. »

Elle serra les dents, la marque à son bras était aussi écarlate qu'au premier jour. Elle lui rappelait sans cesse pourquoi on les avait laissé là, ce qu'ils risquaient à s'aventurer dans l'eau.

« Elles nous ont trouvé au milieu de nul part, tenta-t-elle d'argumenter. Sans raison... ou aide.

- Valérian a dû les prévenir, haussa-t-il les épaules.

- Pourquoi ? Et pourquoi sans nous le dire ? »

Elle se tourna finalement vers lui, le suppliant de la croire. Il devait bien admettre que c'était louche. Il paraissait dépassé, comme si les événements échappaient à son contrôle. Il semblait regarder une voiture qui aurait raté un virage. Sa mine sombre lui pinça le cœur. Elle aurait voulu envoyer à terre toutes ses tergiversations, poser sa main sur la sienne et faire taire cette sensation tendue et vibrante entre eux.

Elle avait trop de questions à poser, la frustration qui bouillonnait en elle l'effrayait. Elle avait peur de ce qu'il pourrait dire, peut-être qu'il préférait lui aussi passer sous silence ce qu'il s'était passé, ne plus jamais y penser. Faire comme si ça n'était pas arrivé et que ça n'avait aucune importance. Étonnamment, cette pensée ne la soulageait pas. Elle faisait naître un douloureux vague à l'âme.

Il poussa un soupir, posa ses mains sur la rambarde sans rien ajouter. Elle était rassurée de savoir qu'il voulait bien lui faire confiance sans discuter. Il pointa tout à coup l'horizon du doigt, son regard s'éclaira de plaisir. 

« Ils sont là ! »

Elle discerna le Modsognir derrière le petit cap de l'îlot qui ouvrait sur la baie.

OoOoOo

« Ah ben, il a l'air en forme ! apprécia Murdock en posant sa main avec satisfaction sur la coque en aluminium du Mod.

- C'est gentil de s’inquiéter pour nous, fit Oriag avec une petite moue.

- J'me faisais pas de soucis pour vos trognes, assura-t-il. Bon, fructueux ?

- On verra bien. »

La navigatrice avait l'air tout aussi dubitative vis-à-vis de l'étranger élégamment vêtu qui les accompagnait que soulagée d'être retournée à bon port. Sibéal sentait que les dix jours de séparation n'avaient pas été des moments de grande convivialité. Apollo le lui avait déjà soufflé à l'oreille en lui donnant une accolade, probablement pas neutre dans l'affaire. Il avait la réputation d'éviter les conflits et d’apaiser les tensions mais il aimait l'ordre et les explications. Anak n'avait pu leur en donner aucune, il avait dû être mal à l'aise sur la posture à adopter. Elle eut un sourire pour Oriag, leur navigatrice se dérida.

« ça va vous ? demanda-t-elle

- Oui, aquiesça Sibéal, on sera content de quitter ce caillou quand même !

- Tu m'étonnes... »

Sibéal croisa le regard d'Anak, en retrait. Elle eut une légère crispation en s'approchant de la Sioux et Valérian, lui la regardait avec désintérêt comme s'il essayait d'adopter une posture détachée mais peu naturelle. Luttait-il contre l'envie de céder à la pulsion que lui dictait la marque de la pieuvre ? Elle frissonna, rentra les épaules comme pour éviter sa colère. Anak avait une mine lasse et irritée, la situation n'avait pas dû être évidente pour elle non plus. Sibéal l'enlaça aussitôt.

« J'imagine que ça n'a pas été de tout repos, lui glissa-t-elle à l'oreille.

- Au moins on a bien mangé chez Andréa.

- Ah ça ! Je te l'avais dit ! »

Sibéal la relâcha avant de murmurer pour elles deux, faisant froncer des sourcils Anak.

« Deux femmes sont arrivées, et une est la sœur de Valérian.

- Des sirènes ? Écarquilla-t-elle les yeux de surprise. Ça va ? Elles vous ont trouvé comment ? 

- Je sais pas... Elles ont peut-être été attirées par les marques ? ça m'a fait peur.

- J'imagine...

- J'ai fait en sorte de nous protéger, et maintenant Murdock me prend pour une folle...

- Tu as bien fait, assura Anak.

- Je sais pas trop ce qu'elles nous veulent vraiment... »

Anak coula un regard en biais à Valérian pour obtenir une réponse mais celui-ci s'était éloigné pour accueillir les nouvelles venues. Sibéal ne l'avait jamais vu sourire ainsi, relâché et foncièrement heureux. Sa sœur et Fran paraissaient ravies de le voir. Une chose la fit tiquer, aucun ne semblait surpris de ces retrouvailles. Est-ce que Murdock avait raison et c'était lui qui les avait conduites ici ? Mais pourquoi les exposer ainsi après les avoir prévenus du danger ? Elle était méfiante, se demandant ce qu'ils voulaient réellement à leur expédition. Est-ce qu'il se servait aussi d'Anak pour atteindre son but ? Elle n'osa pas prononcer cette pensée de peur de la froisser.

« La sœur de Valérian ? s'étonna Apollo, comment elle s'est retrouvée là ?

- Bonne question...

- Et le Yak ? demanda-t-il doucement. 

- Pas de nouvelles, on a été coupé du réseau, et vous ? J'espère que vous vous êtes pas trop inquiétés.

- On a fait au plus vite. »

Elle eut un sourire de gratitude pour sa sollicitude tandis qu'Anak leur apprit que le Yak devait accoster demain matin ici. Yakta avait essuyé un grain qui l'avait retardé. Soudainement, la marabout de Dakar, resté à l'écart sur le pont, descendit à quai. Il se dirigea vers elle, posa aussitôt sa main son son poignet bandé. Ses yeux noirs semblaient contenir plus de réponses qu'elle-même n'en possédait.

« Vous voilà fort embarrassée ma chère, fit-il aimablement.

- Idris Ublaye, présenta Apollo. »

Le marabout détacha le bandage précautionneusement, et sans la toucher observa attentivement la marque. Écarlate, comme au premier jour. Son regard glissa sur le mollet de Murdock avant de revenir à elle.

« Des choses étranges vous sont arrivées m'ont dit vos amis. »

Elle hocha la tête. Il ne lui posait pas vraiment la question, semblant fasciné par ce qu'il voyait. Son attention était affutée et assurée. Il la rassura un peu tout en venant confirmer ce que lui avait déjà dit Anak. Tout était lié. Il finit par jeter un coup d'oeil au soleil descendant, semblant apprécier l'heure avant de prendre une décision :

« Il faut vous débarrasser de cette ombre, allons-y. »

OoOoOo

Le crépuscule les enveloppait dans une lumière bleutée, les arbres se dessinaient au bout de la plage. Murdock et elle étaient assis dans le sable depuis de longues minutes sans bouger de peur de déconcentrer le marabout. L'homme avait creusé une niche au feu qui crépitait devant eux. Il leur avait ordonné de garder le silence, puis s'était mis à s'activer avec précision. Il fredonnait les mêmes syllabes depuis ce qui semblait être des heures et agitait à intervalle régulier les cosses de cacao de son bâton. Sibéal l'observa mélanger dans un mortier des herbes. Il les ignorait, Murdock et elle auraient tout aussi bien pu ne pas être présents. Il finit par lever la tête, alors que le large apportait un petit vent frais. Il ferma les yeux, huma l'air et se redressa lentement.

Son ombre filiforme se découpa longuement sur la plage dans la lumière montante de la lune. Il se pencha sur le rivage pour recueillir de l'eau de mer dans un petit bol avant de revenir près du feu. Il le plaça au-dessus des braises. Au bout d'un moment, alors que son fredonnement en devenait irritant, il jeta le contenu de son mortier dans l'eau qui chauffait. Une odeur fraîche s'éleva dans l'air, et il approcha d'eux le bol. Ses yeux noirs les fixait comme s'ils voyaient au-delà de leurs figures, comme s'ils avaient trouvé une chose dans leurs esprits qu'il s'apprêtait à extraire comme on retire un parasite. Sibéal était mal à l'aise. Elle aurait aimé tourner son visage sur celui Murdock pour se rassurer mais elle était incapable de détourner le regard du marabout. Ses prunelles avaient emprisonné son attention, la rendant aveugle à ce qu'il y avait autour. 

Il leur tendit le bol, une arôme piquante d'eucalyptus s'en échappait. Elle masquait l'odeur du sel sans pour autant en atténuer le goût âcre. La brûlure saline sur sa langue la fit grimacer et lui souleva le cœur. Une envie brutale de régurgiter lui pressa l'estomac. Les marmonnements incompréhensibles du marabout lui donnèrent le tournis. La marque de la pieuvre autour de son poignet se mit à la piquer puis à la démanger. Ses doigts se portèrent aussitôt à la blessure, pour la gratter jusqu'au sang et arracher cette peau purulente. La main sèche du marabout se posa sur la sienne, l'autre paume s'était enroulée au mollet de Murdock. 

Sibéal se sentait nauséeuse. Elle avait désespérément envie de cracher sa salive pour se débarrasser du goût du sel chaud et des herbes. Boire de l'eau fraîche... Le marabout n'arrêtait pas de chantonner, de plus en plus fort comme pour lui percer le crâne. Elle voulait se dégager, frotter sa marque pour soulager la démangeaison. Sa tête tournait, elle dût fermer les yeux pour essayer de calmer sa nausée.

Lorsqu'elle les ouvrit, il faisait noir et froid. La plage et le feu étaient loin, la présence de Murdock aussi. Elle flottait étrangement. Elle était sous la mer, sans vraiment sentir l'eau autour d'elle. Le son des cabosses et le fredonnement du marabout sonnaient sourdement à ses oreilles et perçaient l'assourdissant silence. Il semblait au-delà de la surface, dans les tréfonds de son esprit. Un sentiment alerte d'insécurité rampait sous sa peau, la mettant mal à l'aise. Elle scrutait les tréfonds des abysses. La surface.... elle n'était pas sûre d'à quelle distance elle se trouvait. Quelque chose sous elle ondula dans le noir. Ses membres se tétanisèrent. Elle ne discerna rien d'autre qu'un mouvement anormalement lourd et lent. 

Un instinct primal lui dictait de fuir, de nager le plus loin possible. Vite. Elle en était incapable, léthargique face à la chose qui rampait dans le noir près d'elle. Un frôlement lui glaça le sang. L'onde aquatique que la masse générait la terrifiait. Elle semblait immense, informe. Et invisible à ses yeux.

A cet instant, le voile obscure se déchira pour faire apparaître un œil unique, à la conjonctive jaunâtre et la pupille noire. Il darda son attention sur elle, son cœur s'arrêta et son sang froid se mit à flancher. Elle serra les dents, pour retenir un cri horrifié lorsque la forme se mit à se déplacer. Immense, comme une montagne, tout à la fois souple et imposante. Elle ne discernait aucun contours, elle semblait être partout à la fois. Oppressante et pourtant impossible à distinguer. Elle l'encerclait, menaçante comme une arme prête à s'abattre sur elle. La marque la lançait avec langueur, comme un feu rougeoyant vivement sous les cendres. Muturangi, Muturangi, Muturangi. Le nom résonnait en elle à la vitesse des battements de son cœur. Ça allait la trouver, et ça allait la tuer. 

Alors qu'elle n'en avait pas ressenti la nécessité, le besoin de respirer lui broya brusquement la poitrine. Elle sentit l'eau sur sa peau, le poids de la masse salée sur ses épaules. Ses poumons étaient en train d'éclater. Elle luttait pour ne pas défaillir alors que les tentacules se refermaient autour elle pour la briser dans leur étreinte. C'était froid, déterminé à la broyer. Elle était faible et piégée. De l'air... Elle tournait de l'œil, ouvrit la bouche. De l'air, de l'air pitié. Le sel s'engouffra aussitôt dans sa gorge.

Comme surgissant d'un écho lointain, une main se referma fermement sur son poignet. 

On la tira vivement, comme un poids mort, pour la remonter à la surface. La marque la brûlait, la douleur était plus étourdissante à chaque à-coup qui l'entraînait plus loin de la bête. Son poignet était attiré par la bête, à des dizaines de mètres plus bas. On était déterminé à le lui arracher pour la retenir dans les profondeurs. Elle voulait hurler que ça cesse. Pitié, que ça cesse. La mer s'infiltrait en elle pour l'alourdir. Le chant du marabout scandait des mots à un rythme trop rapide à suivre. Elle se sentit tourbillonnée dans un rouleau. 

Sa peau râpa contre le sable et des éclats de coquillages. 

La mer la rejeta sur la grève. Elle cracha l'eau, le sel. Les grains étaient durs sous ses doigts, le sable froid contre sa joue. Ses yeux s'ouvrirent difficilement. Le feu était là, à quelques mètres. Son sang battait si fort dans sa tête... elle se sentit perdre connaissance. 

Son corps était complètement sec.

OoOoOo

Sibéal se réveilla en sursaut et eut une seconde d'incompréhension. Elle n'était plus sur la plage mais dans sa cabine sur le Modsognir. Il faisait jour même si le soleil semblait se coucher derrière le hublot pour nimber ses draps d'une chaude couleur orangée. Un verre d'eau était posé sur la table de chevet, elle prit de longues gorgées pour essayer d'atténuer le coup âpre sur sa langue. Elle imaginait qu'elle avait dû être inconsciente un long moment. Elle aperçut par le hublot, derrière le Mamui Ata, la proue du Yak.

Elle sortit lentement de son lit, comme si ses jambes étaient alourdies. Elle eut un instant le tournis et s'accrocha à la poignée de son placard. Un haut le cœur faisait remonter son estomac dans sa gorge, elle se précipita maladroitement jusqu'à la salle d'eau et vomit au-dessus de la cuvette. Elle se sentit aussitôt mieux. Les yeux fermés et le front en sueur elle prit de profondes inspirations pour tempérer les caprices de son ventre. L'eau froide sur son visage lui fit du bien. Le miroir lui renvoya un reflet au teint blafard. La marque avait perdu sa couleur écarlate. Elle bleuissait doucement et des croûtes refermaient maintenant les petites plaies.

Elle hésita à retrouver la quiétude de sa cabine, pour dormir sur son mal-être. Mais elle aspirait plus encore à un bol d'air du large. Les membres engourdies, elle atteint le carré. Elle trouva Oriag affairée à ranger mousquetons et bouts et le marabout assis à lire le journal en sirotant un café. Murdock, qui n’avait pas l’air plus frais qu’elle, lui adressa un petit regard inquiet en biais. Elle eut un sourire maladroit et éteint et s'assit près d'Idris. 

« Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il avec sollicitude.

- J'ai connu mieux, combien de temps est-ce qu’on a dormi ?

- On vous a récupéré sur la plage hier soir, vous étiez complètement dans les vapes, répondit Oriag. Tu te sens mieux ? »

Elle haussa les épaules, elle avait surtout l'impression d'être passée dans une machine à laver. Le marabout prit son pouls, avant de poser sa main sur son front pour en prendre la température. Elle finit par lui tendre son poignet, il sembla satisfait de ce qu'il y vit. 

« Vous verrez, ça va s'arranger ça fait partie du processus. Vous serez sur pied rapidement. Le lien a été rompu, vous êtes remués et c’est normal. Votre corps et votre esprit doivent retrouver leur équilibre. »

Elle hocha machinalement la tête, échangea une petite mine timide et incertaine avec Murdock. Avait-il vu lui aussi Muturangi dans les tréfonds de l'océan ? Est-ce que maintenant il y croyait ? Où pensait-il que c'était une hallucination des vapeur de la mixture d'Idris ?

« Est-ce que... est-ce que c'était vrai ? Le monstre sous l'eau ?

- Qu'avez-vous vu ?

- Un truc énorme, décrivit Murdock pensivement. Une sorte de pieuvre géante.

- Les maoris l'appellent Muturangi, ajouta Sibéal doucement, c'est bien son nom ?

- Son nom a peu d'importance, répondit Idris calmement. Je ne pense pas qu'il a conscience d'en posséder un. Vous avez simplement rencontré l'aimant de votre boussole. 

- C'était vrai alors, frémit-elle. On l'a vraiment vu.

- Pas sur le plan physique, rassura-t-il. Vous ne risquiez rien, rassurez-vous.

- On risquait rien, vraiment ? répliqua dubitatif le demi-nain.

- Certes non, votre esprit aurait pu cependant rester prisonnier et se dissocier de votre corps.

- Comment ça ? s’éberlua  Oriag, ils auraient pu mourir et vous n'avez pas jugé bon de nous prévenir du risque ?

- Ils ne seraient pas morts, juste plongés dans un coma dont ils ne seraient pas sortis, nuança-t-il. »

La bête sous l'eau, Muturangi, où était-elle à présent ? Pouvait-elle encore leur nuire ? Sibéal se sentait trop lasse pour s'inquiéter de cela maintenant.

« Entre les mains d'un autre moins compétent, répondit-il avec suffisance vous auriez pu tout à fait finir sous cette forme...

- J’imagine bien oui, fit le demi-nain.

- Puisque vous y venez... commença-t-il. Je n’ai pas encore évoqué la tarification avec le reste de votre équipe mais je peux faire une facture…

- La malédiction, le coupa Sibéal, elle est vrai n'est-ce pas ? Est-ce que vous sauriez la briser ou comment il faut s'y prendre pour le faire ? »

Oriag et Murdock se turent, fixant le marabout nonchalamment enfoncé dans les coussins de la banquette. Il eut un sourire lointain avant de secouer la tête.

« Je crains bien que ça ne soit pas de mon ressort d'aller contre la destinée humaine.

- Ben alors ? J'croyais que vous étiez compétent, rétorqua narquoisement Murdock.

- Il est des choses que personne ne peut briser, les choses divines sont au delà du ressort des hommes, répondit-il avec agacement. »

Sibéal laissa ses yeux dériver piteusement dans les nervures du bois de la table. Valérian et les deux sirènes savaient-ils quelque chose ? Elle avait dû mal à comprendre leur présence ici, ils n'avaient aucun intérêt à briser la malédiction qui les avait vengé. Savaient-ils de quelle manière elle pouvait être abolie, s’échinaient-ils à les éloigner et s'assurer qu'ils n'y parviendraient pas ? Il fallait qu'Anak et elle leur extorquent des réponses.

« Je vais prendre l'air, fit-elle. »

Elle grimpa précautionneusement les marches jusqu'au ponton. Le vent caressa tendrement son visage elle eut l'impression de retrouver aussitôt un peu de vivacité et de couleurs. 

« Sibby ! »

Soudain, Nialh l'enfouit dans une étreinte enthousiaste. Il avait un sourire lumineux, son front n'arborait plus qu'une couleur jaune délavé et son bras portait maintenant une attelle. Elle était heureuse de le revoir.

« Tu m'as manqué

- Toi aussi, lui assura-t-elle avec effusion, comme ça a été sur le Yak ?

- Yakta est tyrannique, pire que Murdock ! Pas d’apéro en mer, t’imagine ?  soupira-t-il, mais la bouffe de Moh, c'est une tuerie.

- Tu vas pas trop le regretter ? taquina-t-elle, C'est pas Oriag et Apollo qui vont te faire des bons petits plats.

- Il m'a montré ses recettes, affirma-t-il, comme ça j'vais te chouchouter pour te remettre sur pied...Tu fais peur à voir Sib.

- A peine levée et déjà harcelée, soupira-t-elle avec emphase. Un peu d'empathie pour les malades !

- Allez viens, on va marcher un peu ça va te faire du bien. J'crois qu'Anak se ronge les sangs depuis que vous comatez. »

Il l'aida à descendre sur le quai, Anak, Mohvo et Chad étaient assis sous un palmier derrière le port. Lorsqu'elle les aperçut, la Sioux se releva pour se précipiter à sa rencontre. Elle avait une mine préoccupée. Sibéal leva son avant-bras au-dessus de sa tête pour qu'elle puisse discerner sa couleur délavée avant qu’elle ne les rejoigne.

« C'est bon, c'est fini, assura-t-elle avec un sourire. Il faudra juste payer Idris.

- On a pas vraiment pensé à son prix, grimaça-t-elle.

- T'inquiète, Murdock a les moyens ! Et puis on avait pas le choix.

- C'est vrai... marmonna-t-elle. »

Sibéal posa sa main sur son épaule avec affection.

« Merci.»

OoOoOo

Attablés sur une des tables en plastique de l'unique commerce de l'îlot, les deux équipages semblaient être retombés dans la même dynamique conviviale qu'à Porta Delgada. Si ce n'était pour le petit groupe détonnant que formaient Esteban, Fran, Laureline et Valérian. S'ils n'avaient vraisemblablement aucun lien de parenté en dehors des jumeaux, leurs traits parfaits à un point presque anormal les rendaient étrangement similaires. Cela la faisait frémir. Elle était persuadée que Fran était également un sirène, il se dégageait d'elle comme d'eux la même aura aussi magnifique que menaçante. Les légendes racontaient assez combien leur beauté était leur arme favorite pour chasser les marins égarés. Ils avaient annoncé poliment à Yakta et Murdock leur intention de les suivre dans leur quête, apparemment mandaté par Gojo Mauro. Mais ça ne tenait pas debout. Leurs deux capitaines n'avalaient pas cette fable mais ils n'avaient aucun moyen de se douter de la nature de cet étrange quatuor. Elle partageait leur position. Gojo Mauro savait-il que c'était des sirènes ? Avait-il été manipulé par elles pour les empêcher de briser la malédiction ?

Trop de pensées tourbillonnaient dans sa tête sans trouver la moindre réponse. Elle se sentait encore trop lasse et faible. Elle buvait lentement de l'eau fraîche citronnée tandis que le reste de la tablée avait fait sortir à la serveuse son rhum arrangé. Elle décocha un regard en biais à Murdock, lui aussi à l'eau, qui discutait avec sérieux avec Yakta. Elle n'osait pas, comme à son habitude, intégrer leur conversation et restait en retrait à le contempler les yeux perdus dans le vague.

L'éclat de rire de Nialh et Wanda la fit se retourner mollement vers eux. Ils étaient penchés sur le téléphone de son frère. La médecin tapait de ses ongles manucurés un message tandis que Nialh tout sourire commentait avec satisfaction sa prose. 

« Qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-elle.

- On écrit à Vanessa, répondit-il.

- Ah oui ? Pourquoi ?

- Yakta et Murdock pensent que c'est une bonne idée pour savoir où ils sont et anticiper...

- Et ça fonctionne ? Fronça-t-elle les sourcils.

- Pas du tout ! S'esclaffa-t-il.

- T'en dis quoi si j'en rajoute avec « j'aimerais que tu sois là moi aussi » ? fit Wanda avec un ton faussement sirupeux et maniéré. »

Nialh et elle débattirent un instant sur l'émoji à ajouter à ce texto avant de l'envoyer. Un petit panda triste fut décrété comme meilleur messager. La réponse ne se fit pas attendre, presque instantanément Vanessa répondit au message désespéré de Nialh et Wanda. Sibéal glissa un œil par-dessus l'épaule de son frère, apparemment elle était partante pour traverser l'archipel et le rejoindre s'il voulait bien lui dire où il se trouvait...

« Quelle cruche, fit Wanda en levant les yeux au ciel. On dit quoi les Fidji ? Ça devrait les occuper un moment !

- Les Fidji ? Elle y croira pas, c'est la saison des ouragans là-bas...

- Hum.... et pourquoi pas « je sais pas trop ? »

- Comment ça je sais pas trop ? 

- Genre t'as pas le sens de l'orientation ? arqua-t-elle un sourcil suggestif. »

Au lieu de vexer son frère, la remarque le fit sourire narquoisement comme s'il voyait le potentiel comique d'envoyer un message aussi ridicule à Vanessa. Il ne semblait pas gêné de passer pour un abruti, peut-être pour se venger de Vanessa qui l'avait supposé. Wanda s'empressa de taper avec agilité le message en ricanant d'avance de la tête qu'allait faire leur interlocutrice en lisant une telle débilité. Sibéal secoua la tête, amusée. Ils avaient l'air de collégiens. 

Leur activité lui rappela soudainement qu'il y avait du réseau à nouveau. Elle sortit son propre téléphone et l'alluma. Elle avait de nombreux appels en absence et un message écrit de Gauvain. Elle n'osa pas lever les yeux de l'écran avant de s'être composée une mine détachée. Celle-ci s'effrita aussi en croisant le regard en biais que lui décrochait Murdock.

« Je reviens, prévient-elle son frère. »

Nialh, trop absorbé, ne lui adressa qu'un petit signe du menton avant de reprendre sa discussion avec Wanda. Sibéal s'éloigna de la table avec la désagréable impression qu'ils pouvaient tous lire sur sa nuque son malaise tout comme l'origine de celui-ci. Elle donnait le sentiment d'avoir besoin de se cacher de cet appel malhonnête, de peur qu'ils comprennent... Elle se posa sur des cagots derrière le commerce, côté plage avec un petit soupir. Elle n'avait même pas envie d’appeler Gauvain. Elle savait que c'était ce qui convenait de faire.

La sonnerie retentit plusieurs fois dans le vide avant qu'elle ne tombe deux fois de suite sur la messagerie. Le décalage horaire était significatif... Elle laissa un message qui sonna terriblement creux et insipide à ses oreilles. Elle finit par raccrocher. La photo de Gauvain sur la fiche contact lui généra une sensation d'engourdissement cotonneux dans tout le corps.

« Hé Sib ? Tu reviens plus? »

Elle sursauta, tourna la tête vers Anak. Elle grignotait des chips de légumes locaux en s'approchant d'elle. La Sioux fronça les sourcils en s'asseyant à côté d'elle. Elle lui tendit le petit bol, machinalement Sibéal en prit quelques unes sans réelle envie. La vague de nausées croupissait encore dans son estomac.

« A ton avis, pourquoi les sirènes sont là avec nous ? Demanda-t-elle alors.

- Ah ben... Je ne sais pas trop... Valérian a été plutôt évasif.

- Hum... je me demande quel intérêt ils ont à nous suivre pour briser cette malédiction... 

- Peut-être... peut-être que c'est juste qu'ils sont meilleurs que nous, proposa Anak, et qu'ils veulent pas notre destruction ?

- Peut-être... songea-t-elle, tu... tu as demandé à Valérian ? Il t'a dit quelque chose ? »

Anak secoua la tête, Sibéal n'osa pas insister. Elle avait soudainement peur de la vexer par ses hésitations et sa méfiance. Peut-être que c'était un nouveau secret qu'elle ne pouvait pas trahir. La Sioux semblait sincèrement croire que les intentions de Valérian étaient honnêtes et elle le connaissait bien mieux qu'elle. Sibéal n'avait eu droit qu'à la froideur et la haine irrationnelle du triton, et ce n'était même pas de sa faute. Elle ne pouvait pas réellement le juger. Elle se promit de se montrer ouverte tout en restant alerte sur sa posture. 

« ça va sinon ? demanda gentiment Anak, t'es encore un peu pâle...

- Idris a dit que nos nausées devraient disparaître progressivement, expliqua-t-elle, quelque chose comme quoi notre psyché doit retrouver son équilibre.

- Ça va aller pour la nav' ?

- Oui je pense, tu pourras retourner sur le Yak sereinement !

- Ça sera pas de refus ! eut-elle l'air soulagée, le cata me manque !

- Tu m'étonnes, sourit Sibéal, nos bateaux c'est un peu nos maisons... »

La plage désertée s'étendait devant elles, le clapotis des vagues contre la digue leur parvenait doucement dans la moiteur de la nuit. Elle avait hâte de retrouver la fraîcheur des nuits au large sur le Modsognir.

« Tu sais quand est-ce qu'on part ? Ils ont dit quoi Yakta et Murdock ? 

- T'étais pas avec eux ? s'étonna-t-elle.

- Non...

- Demain en fin de matinée, expliqua-t-elle alors, ya un créneau pour avoir le vent arrière. On ira plus vite ! »

Sibéal hocha la tête, étrangement partagée vis-à-vis de la perspective de retrouver le quotidien de la navigation dans un espace aussi exigu. Tout cela l'étouffait. Elle fit tourner machinalement le bol de chips de légumes entre ses mains.

« Murdock et moi... on s'est embrassés. »

Elle n'osa pas regarder la réaction d'Anak, son sang chauffait ses joues de sentir qu'elle allait peut-être la juger et changer son opinion sur elle. Elle ne voyait tout simplement pas à qui d'autre elle aurait pu se confier, son frère aurait sûrement fait un scandale, Apollo soutenait son couple avec Gauvain et Oriag avait un passif avec Murdock... Elle avait tellement besoin d'extérioriser, elle se sentait sur une arête glissante, prête à exploser. Mais Anak savait qu'elle avait battu Gauvain froid, qu'est-ce qu'elle allait penser d'elle maintenant...

« Ce... ce n'était pas du tout pour me venger, s'empressa-t-elle aussitôt de préciser, je... je n'ai pas du tout pensé à Gauvain, je t'assure ! »

Elle se rendit compte de l'énormité de ce qu'elle venait d'avouer. C'était pire encore de ne pas l'avoir fait pour faire payer Gauvain. Au moins il aurait été pris en considération dans l'équation, or à aucun moment il n'avait effleuré son esprit... Un de ses ongles grattait nerveusement la porcelaine du bol. Elle n'arrivait pas à interpréter le silence d'Anak, elle avait l'impression d'être jugée pour ne pas faire preuve du moindre regret. Elle finit par lever les yeux. La main de la Sioux recouvrait une partie de son visage, rendant difficile l’interprétation de sa réaction. Elle la dévisageait avec un intérêt surpris, Sibéal se sentit mal. 

« C'est toi qui a fait le premier pas ? demanda-t-elle soudainement.

- Non pas vraiment... mais ça change pas grand chose, si ?

- Ben ça dépend ! Tu regrettes ? »

Elle savait qu'elle était devenue écarlate avant d'avouer aussi piteusement que sincèrement :

« Non....

- Oh...

- Je suis horrible, concéda-t-elle affligée.

- Mais non ! secoua-t-elle la tête, c'est compréhensible !

- Tu crois ? J'ai l'impression de ne plus rien comprendre moi... 

- Beeeen, Murdock et toi vous êtes super proches et tout, argumenta-t-elle gentiment, vous passez tout votre temps ensemble, vous êtes amis et en plus il est pas moche hein ! Donc c'est pas si choquant ! T'as pas à t'en vouloir ! »

La remarque d'Anak l'apaisa sensiblement, faisant bourdonner son ventre. Elle leva les yeux sur la Sioux avec incertitude et demanda la mort dans l'âme :

« Tu... tu crois que je devrais le dire à Gauvain ?

- Ben... grimaça-t-elle, ça dépend.

- De quoi ?

- Est-ce que tu penses que ça changerait quelque chose qu'il le sache ?

- Non, avoua-t-elle piteusement, juste... ça va lui faire de la peine et j'ai pas envie de lui faire de la peine mais... s'il l'apprend par hasard alors j'aurais été une vraie hypocrite.

- Personne est au courant, la rassura Anak, et Murdock va pas aller le crier sous tous les toits... Il va pas aller te mettre mal !»

Oui, de ça elle pouvait être sûre. Murdock n'était pas dû genre à la mettre en porte-à-faux, seulement son silence la désarmait. Et puis, c'était aussi de sa faute, elle évitait également le sujet. Elle savait que ce n'était pas la bonne réaction à avoir de sa part, elle devrait au contraire le remercier de ne plus aborder le sujet pour enterrer tout ça. D'accepter la porte de sortie. 

« On en a pas trop parlé... murmura-t-elle, j'ai... j'ai l'impression qu'on a juste... euh dérapé ? »

Sauf que ça ne lui avait pas du tout donné la sensation d'être une bêtise. Mais c'était peut-être juste l'adrénaline... Elle avait l'impression qu'Anak avait lu cette pensée comme si elle était inscrite sur son front. Elle rougit à nouveau.

« C'était peut-être ça pour lui aussi j'imagine.

- Ouais, on sait pas, lâcha Anak d'un ton étrange, faut que vous en parliez ! »

Elle avait raison évidemment, c'était ce qu'elle aurait dû faire immédiatement plutôt que de plonger la tête dans le sable telle une autruche. Elle était perdue sur ce qu'elle espérait de cette conversation. Elle était aussi honteuse que fébrile. Elle n'osait même pas formuler ses envies dans sa tête, mais savait que globalement, ce n'était pas très honnête vis-à-vis de son propre couple. Et qu'est-ce que pensait Murdock aussi de tout ça... 

« Tu penses que je peux venir sur le Yak ? fit-elle avec humour.»

Anak eut un petit rire et enroula gentiment son bras autour du sien.

« T'es la bienvenue ! »


 

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