Chapitre 27 - Annyaëlle

Annyaëlle avait de plus en plus de facilités à explorer ses rêves. À chaque nouvelle tentative, elle maîtrisait un peu plus son corps et discernait plus de détails. Elle faisait de son mieux pour repérer l’esprit-guide qui lui envoyait ses visions, mais ne comprenait toujours pas pourquoi il continuait de lui faire revivre des souvenirs de son enfance. Elle avait fini par tenter d’en apprendre plus en questionnant les autres aspirants, sans succès. La plupart d’entre eux ne faisaient que des rêves abstraits et très peu avaient eu l’occasion d’explorer des semblants de souvenirs.

C’était une des choses qui avait changé ces deux derniers mois. Depuis qu’Annyaëlle avait passé la Cérémonie de la Nouvelle Lune et que les rêves affluaient, l’écart avec les autres aspirants s’était considérablement réduit. L’absorption du Trace-Rêves était une étape et le signe pour ses confrères de son évolution en tant qu’aspirante. Elle n’avait pas encore rattrapé leur niveau en tant que combattante, mais elle pouvait désormais rivaliser sur le reste.

Se rapprocher des autres lui avait fait le plus grand bien, comblant un peu le vide qui l’avait envahi depuis le départ de son royaume. À présent, elle s’entraînait de nouveau avec eux plusieurs fois par semaine en l’absence de Kaärna. L’Ombre était de moins en moins présente, mais elle continuait à suivre ses progrès de près. Chaque semaine, Annyaëlle pouvait voir l’anxiété creuser un peu plus ses traits même si elle faisait tout pour le dissimuler. Kaärna persistait à balayer toutes ses questions et faisait comme si tout allait bien, mais Annyaëlle n’était pas dupe. Un jour, elle avait fini par la suivre, mais avait été arrêtée par les portes de la grande bibliothèque, dont seuls les Mélétis avaient accès. Elle avait recommencé son manège à plusieurs reprises, mais l’Ombre se rendait toujours au même endroit.

Annyaëlle avait longtemps hésité à en parler à ses camarades. Elle s’en était pourtant abstenue, redoutant plus que tout de perdre la confiance de la femme qui l’avait prise sous son aile depuis son arrivée. Résignée, elle croqua dans la brioche des sables qu’elle tenait à la main et tourna la tête vers ses compagnons. Elle s’était particulièrement rapprochée de deux aspirants de son âge, Léoni et Saule, deux personnes aussi différentes que le jour et la nuit. Exceptionnellement, les Ombres avaient libéré la journée de leurs jeunes recrues, leur faisant bénéficier d’un repos bien mérité. Léoni avait sauté sur l’occasion pour entraîner ses amis à la découverte de l’île, et devant l’enthousiasme de la jeune fille, Saule et Annyaëlle n’avaient pas eu le cœur à refuser.

— Alors, est-ce qu’on n’est pas bien là ? s’écria Léoni.

L’aspirante aux longs cheveux blonds rayonnait littéralement de bonheur en balançant ses pieds dans l’eau. Annyaëlle sourit, l’endroit qu’ils avaient trouvé été parfait. Ils étaient partis à l’ouest, en direction des falaises, et avaient traversé la forêt jusqu’à un petit cours d’eau, sans se douter du spectacle qui les attendait au bout de celui-ci. L’eau se déversait directement dans le vide, éclaboussant brutalement la paroi abrupte et projetant une infinité de gouttelettes en contrebas. Bien plus loin en direction de l’horizon, on pouvait presque deviner la silhouette sombre du Gouffre des Embruns.

Ils s’étaient installés un peu plus en amont du cours d’eau, profitant à la fois de la vue dégagée et de l’ombre des derniers arbres. L’île de la Confrérie était recouverte de chênes aux troncs noirs et aux feuilles vert tendre, dont le vent quasi perpétuel les empêchait de s’étendre trop haut vers le ciel et dont la roche blanche qui saillait régulièrement du sol, trouant la terre en de multiples endroits, rendait impossible la naissance d’une forêt dense sur l’île. La roche calcaire s’étirait parfois à plat entre les arbres, s’élevait en de rochers gigantesques ou creusait le sol de fissures profondes. Annyaëlle trouvait dans ce paysage quelque chose de poétique malgré le danger qu’il pouvait représenter. Mais c’était surtout un excellent terrain d’entraînement pour les Ombres et les aspirants. Annyaëlle aimait cet endroit et son calme, même si elle ne le considérait pas encore tout à fait comme chez elle. Elle retint un petit rire, seule la voix de Léoni venait déranger la quiétude qui s’était installée autour d’eux.

— Dites, si vous n’aviez pas été envoyé à la Confrérie, qu’auriez-vous voulu faire ? Moi si j’avais pu je me serais arrangée pour séduire un prince ! Enfin, pas n’importe lequel, un qui soit beau !

Saule sourit sans rien dire. Il semblait dormir, allongé sur l’herbe et les yeux fermés, mais il ne perdait pas une miette des élucubrations de Léoni. Au premier abord, la jeune fille paraissait discrète et timide, pourtant, elle était devenue inarrêtable depuis qu’ils se connaissaient mieux et passait son temps à dire tout et n’importe quoi.

— Ne te moque pas Saule ! s’exclama-t-elle. Dans mon royaume il y a beaucoup de beaux garçons, figure-toi ! Et pas que des princes… (Elle s’interrompit et sourit de plus belle.) D’ailleurs, j’ai décidé que j’irai le voir la prochaine fois que je rentrerai au pays, continua Léoni plus bas, comme si elle se parlait à elle-même.

Une fois de plus, elle était partie dans les interrogations sans queue ni tête qu’elle se posait souvent à voix haute. À la voir comme ça, il était difficile d’imaginer que Léoni aurait bientôt atteint sa majorité et qu’elle passerait la Cérémonie de la Marque des Ombres en même temps qu’eux.

— Et toi Annya, quel est ton type ?

Annyaëlle manqua de s’étouffer avec sa brioche des sables et toussa à plusieurs reprises.

— Je passe mon tour !

— Oh, allez Annya, tu dois bien avoir une idée.

Annyaëlle n’avait pas de préférences particulières. Elle aimait certaines choses comme elle n’en aimait pas d’autres, mais elle n’était pas vraiment capable de le prévoir à l’avance et surtout, elle n’avait aucune intention de rentrer dans le petit jeu de Léoni.

À ses côtés, Saule ricanait. Elle se laissa tomber dans l’herbe près de lui et ferma les yeux en souriant, esquivant la question de l’aspirante. Même s’il ne parlait pas beaucoup, Annyaëlle appréciait le calme qu’il dégageait à côté de l’inépuisable Léoni. Il préférait de loin observer et écouter les autres pour n’intervenir qu’au moment qu’il jugeait opportun. C’était un fin analyste, et Annyaëlle ne doutait pas qu’il deviendrait un stratège de choix parmi les Ombres.

— Annya, l’appela de nouveau Léoni. Je ne t’ai jamais demandé, ça se passe bien avec Kaärna ?

Cette fois, l’aspirante était redevenue sérieuse et portait visiblement un réel intérêt à la question. Surprise par le soudain changement de sujet de conversation, Annyaëlle marqua un temps avant de lui répondre.

— Oui, très bien même. J’ai beaucoup de chance qu’elle m’entraîne, c’est grâce à elle si j’ai pu progresser si vite.

— Elle est douée, confirma la jeune fille. Je suis contente que ça se passe bien. Elle n’a jamais vraiment cherché à communiquer avec les autres jusqu’à maintenant.

— Ah oui ? Pourquoi ?

Léoni fixa Annyaëlle d’un air curieux, puis ses yeux s’écarquillèrent soudain, comme si elle venait de réaliser quelque chose.

— Tu ne sais pas ? Bien sûr… tu n’es arrivée que depuis quelques mois. Elle n’est pas beaucoup plus âgée que nous. J’étais déjà aspirante quand elle a passé la Cérémonie de la Marque des Ombres. Les Grands-Maîtres avaient mis beaucoup d’espoirs en elle. Il faut dire qu’elle est talentueuse, mais elle ne s’est jamais vraiment ouverte aux autres, se contentant de travailler sans répit afin d’être la meilleure.

Annyaëlle acquiesça. Elle n’avait aucun mal à reconnaître Kaärna dans la description que Léoni venait de lui faire.

— Pas étonnant que les autres la considèrent comme une Ombre de confiance.

— Justement, ce n’est pas une Ombre. Elle n’a pas réussi l’épreuve.

Les mots de Léoni restèrent suspendus dans l’air et mirent de longues secondes avant de s’insinuer dans l’esprit d’Annyaëlle. Elle fronça les sourcils. Kaärna, l’Ombre qui l’entraînait depuis tout ce temps, n’en était même pas une ? Comment était-ce possible ?

— Mais la marque ? Elle en a une, insista Annyaëlle. C’est une Mélétis.

— Elle n’a que la moitié de sa marque, sa paume gauche est vide. Personne ne sait ce qu’il s’est passé. Les autres la considèrent comme une Ombre, mais techniquement, ce n’en est pas une. Cela dit, la demi-marque prouve qu’elle a bien été choisie.

Léoni s’arrêta là, laissant les informations s’imprimer dans la tête de son amie. Annyaëlle avait tout un tas de questions tourbillonnant dans ses pensées. Comment pouvait-on recevoir une marque incomplète ? L’esprit-guide de Kaärna s’était-il rétracté ? Non, ça n’avait pas de sens. Annyaëlle se rappela soudain la troisième cause d’échec à l’obtention de la marque. L’esprit-guide s’était-il arrêté de peur qu’elle ne survive pas à son apposition ? Était-ce seulement possible ? Elle fit de son mieux pour mettre toutes ses interrogations de côté. Si elle devait en parler avec quelqu’un, c’était avec Kaärna. Annyaëlle serra les dents, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu trahie, elle aurait aimé que l’Ombre lui en parle elle-même.

Face à elle, Léoni se remit à parler de tout ce qui lui passait par la tête. Il était évident que l’aspirante tentait de détourner la conversation pour dissiper le malaise qui s’était installé entre eux. Elle enchaîna les sujets sans interruption, parlant tour à tour de politique, de garçons, des nouvelles du continent, de la topographie de l’île et même de soi-disant rumeurs qui couvaient entre les aspirants. Quand elle fut enfin à court d’idées, elle s’empressa de fouiller ses poches et en sortit une petite sculpture rectangulaire.

— Tiens Annya ! Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle en lui tendant l’objet.

Les yeux noisette de Léoni scrutaient attentivement Annyaëlle tandis que celle-ci retournait la sculpture entre ses doigts. C’était une belle pièce, taillée avec délicatesse et recouverte de gravures dans un langage ancien.

— C’est magnifique. Qu’est-ce que c’est ?

L’aspirante continua de fixer l’objet sans répondre. Elle semblait perdue dans ses pensées et lissait machinalement une mèche de ses longs cheveux blonds. Ce fut Saule qui répondit en se redressant sur un coude.

— C’est une sorte d’amulette, je pense. Elle représente la Divinité de l’Eau, symbole du Royaume de Cœur.

— Comment est-ce que tu sais ça ? s’écria brutalement Léoni en revenant à elle.

— Tu viens du Royaume de Cœur, non ?

La jeune fille hésita et détourna les yeux pour ne plus croiser les regards de Saule et d’Annyaëlle. La Confrérie était claire, en y entrant l’aspirant devait laisser derrière lui son identité et ses origines. Elle se mit à tordre nerveusement ses doigts. Annyaëlle garda le silence, elle savait ce qu’il se passait dans la tête de Léoni. Si Saule était déjà au courant, il était inutile de continuer à le cacher, non ?

— Oui… confirma-t-elle doucement. Tu es de là-bas toi aussi Saule ?

— Non pas du tout, mais je connais ce symbole. Je viens du même royaume qu’elle, dit-il en se tournant vers l’autre aspirante.

Annyaëlle plongea instantanément dans les yeux marron clair de Saule. Jamais elle ne se serait doutée qu’il venait également du Royaume de Carreau. Elle se mordit la lèvre. Ils ne s’étaient jamais vu avant la Confrérie alors qu’est-ce qui pouvait bien lui permettre d’affirmer une telle chose ? Une brève pensée traversa son esprit, et si lui aussi venait de Naerys ? Dans ce cas, peut-être connaissait-il aussi sa véritable identité.

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Elly
Posté le 24/09/2023
Coucou !

Je suis vraiment contente qu'Annyaëlle se soit enfin rapproché des autres aspirants ! J'étais vraiment curieuse d'en apprendre plus sur les gens qu'elle pouvait côtoyer. J'aime bien les personnalités de Saul et Léonie. Elles se complètent bien et ça forme un bonne équilibre dans ce nouveau trio. Moi, ça me surprendrai pas que quelqu'un connaisse sa véritable identité. Son surnom n'est pas loin de son vrai prénom et c'est surtout une princesse alors des gens pourraient facilement faire le lien xD
Je suis vraiment intriguée par le cas de Kaärna. J'ai hâte d'en savoir plus sur la raison de sa demi marque !

A bientôt !
Némériss
Posté le 28/09/2023
Coucou !

Oui ils sont complémentaires, j'aime bien la dynamique entre eux :)
C'est pas faux ! Je me suis dis que peu de gens devaient réellement connaître son visage, mais je vais voir si je ne peux changer quelques détails pour que ce soit plus discret.
J'éclaircis le cas de Kaärna bientôt ;)

Merci de continuer à me lire !!!
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