Chapitre 26 : Arnitan

Arnitan :

Le soleil filtrait à travers le feuillage, semant sur le sentier des îlots mouvants de lumière. La troupe, mêlant gens de deux royaumes, trottait vers le comté de Gurdan, au cœur du royaume de Cartan, là où siégeait le roi Alderian.

Arnitan chevauchait aux côtés de Gabrielle. Devant lui, Aelia montait droite, cuirasse argentée frappée d’une hirondelle, cheveux dorés au vent. Trois jeunes gens l’accompagnaient : Sairen, un jeune comte ; Lordan, son garde ; et Arlietta, sa servante, dont le sourire énigmatique à son égard ne lui échappait jamais.

     — Elle semble aussi têtue que toi, le taquina l’herboriste en parlant de la jeune comtesse.

     — C’est possible, soupira Arnitan.

Chaque jour, ses pensées revenaient vers une autre fille. Celle qu’il avait laissée à son sort.

     — Tu ne pouvais rien faire, reprit Gabrielle avec douceur. Gwenn était aussi entêtée que toi et Draiss. Elle a fait ce qu’elle pensait juste : te sauver. Et je sais qu’elle tenait beaucoup à toi.

Rarement Arnitan l’avait vue ainsi. Ses rides étaient tirées par la tristesse, ses yeux marron transformés en un gouffre profond.

     — Peu importe ce qui t’attend, je serai là. Nous sauverons notre Gwenn… et, pourquoi pas, ce fichu monde, ajouta-t-elle avec un sourire.

Ses fossettes s’étirèrent toutes seules.

     — Merci.

Un bref silence.

     — Je ne savais pas que vous étiez sensible, reprit-il.

     — Et moi, je savais que j’aurais dû me taire. N’y prends pas goût.

Ses yeux mêlaient des émotions multiples. Puis ils éclatèrent de rire.

     — Où est mon apprentie ? Encore avec cette grenouille de Draiss ?

Arnitan sourit en voyant Gabrielle se diriger vers Céleste, qui tentait de se cacher pour échapper à ses leçons de guérisseuse.

C’était un moment de joie. Depuis combien de temps n’en avait-il pas eu ?

La nuit précédente, des cris avaient glissé entre les troncs. « Des spectres », avait dit trop vite un soldat de Vaelan. Arnitan était simplement heureux de voir la lisière approcher. Bientôt, ils laisseraient ces hurlements derrière eux.

Lorsqu’ils émergèrent de la forêt, Cartan s’ouvrit sous leurs yeux : un tapis vert piqué de montagnes, comme des géants assis, et des rivières larges et lentes glissant à ciel ouvert. Au loin, les Monts des Ombres du comté de Baltan se noyaient à moitié dans la brume. Au centre, dominatrice, la masse du Mont Sacré — d’où jaillissait la Source Éternelle — se déchirait en quatre cours d’eau, chacun filant vers un comté.

     — On avance ! La journée ne fait que commencer ! lança le commandant de Vaelan.

Le comte Ostir se rangea à l’expérience cartanaise : on gagnait du temps. Brelan s’approcha d’Arnitan.

     — Un nouveau royaume… murmura son maître d’armes.

Arnitan acquiesça.

     — Il faut qu’on soit prêts. Que tu sois prêt. Nous allons intensifier les entraînements.

     — Suis-je si mauvais ? s’étonna Arnitan.

Chaque matin, il se mesurait à l’épée contre Brelan, pendant qu’Aelia croisait le bois avec Lordan. Souvent, le regard vert de la jeune comtesse le troublait, tout comme les rires étouffés de sa servante.

     — Bien au contraire. Je n’ai jamais eu d’élèves, mais j’ai croisé le fer avec bien des hommes. Tu es déjà meilleur que la plupart. Tu pourrais devenir un des plus grands guerriers de ce monde. Après moi, bien sûr, plaisanta Brelan.

Après l’épée venait l’arc. Ses flèches gagnaient en vitesse, mais pas assez pour surprendre Brelan. Puis les combats à cheval, contre plusieurs adversaires, toujours sous les yeux d’Aelia et de sa petite troupe.

     — Ton père doit être fier de toi, reprit Brelan.

Un pincement serra le cœur d’Arnitan. Les larmes auraient pu revenir si elles n’avaient pas déjà toutes été versées. Il repensa aux paroles de sa Man.

     — Pourquoi avoir accepté de me former ?

Brelan hésita.

     — Comme vous l’avez dit, vous n’aviez jamais eu d’élèves. Alors, pourquoi moi ?

Son maitre souffla.

     — Ton père m’a dit qu’une grande destinée t’attendait. Que tu aurais besoin de mon aide. Je lui ai dit qu’il était fou et j’ai refusé. Mais quand tu as sauvé tes amis au péril de ta vie et que tu as survécu, j’ai repensé à ses mots. J’ai accepté. Et je ne le regrette pas.

Père…

     — Merci, maître. Quand pourrais-je passer les épreuves ?

     — Je ne sais pas. Normalement il est obligatoire de les effectuer sur les terres de notre royaume.

     — Et si nous n’y retournons plus jamais ?

     — Je te dirais que je n’y crois pas.

Derrière lui, Céleste avait retrouvé ce sourire contagieux qui vous faisait tout oublier. Ils avancèrent sans rien ajouter.

Pendant quinze jours ils passèrent des sentiers cassants, deux gués et plusieurs villages en liesse.

Les entrainements avaient continué avec plus d’intensité. Gabrielle et Céleste s’occupant des blessures légères d’Arnitan ou quelques fois de Brelan. Tout cela sous les yeux du comte Ostir, de l’étrange Calir et bien sûr d’Aelia.

Puis au quinzième jour ils aperçurent Alhadran. La capitale de Gurdan. Fief du roi de Cartan.

Elle semblait taillée dans le Mont Sacré. Les pierres blanches et grises, polies par l’eau, formaient un réseau de canaux et de veines translucides. Les murailles circulaires se superposaient en anneaux crénelés, hérissés de machines hydrauliques. Sous le soleil, certaines surfaces semblaient disparaître, bues par la lumière.

La troupe s’arrêta sous la porte-barrage, un bloc de granit entaillé où tombait un rideau d’eau. Une voix résonna des créneaux :

      — Qui va là ?

Ils n’avaient pas de bannières avec eux. Mauvais signe. Les archers s’alignèrent derrière les meurtrières. Aelia fit avancer son cheval.

      — Comté de Vaelan, du royaume de Cartan ! Et délégation du royaume de Balar ! Nous demandons audience au roi Alderian ! cria le commandant.

Le silence revint, juste troué par le ruissellement. Arnitan sentit la troupe se raidir. Les archers apparaissaient derrière les meurtrières, casques tirés, silhouettes immobiles.

Aelia fit avancer son cheval.

      — Je suis Aelia Vaelmont, fille du comte de Vaelan, Alistair Vaelmont ! Ouvrez.

Arnitan tourna la tête vers la jeune comtesse. Impressionné par son aplomb.

     — Aelia ?!

     — Sairen ?!

Les deux voix tombèrent des hauteurs. En levant les yeux, Arnitan aperçut deux silhouettes.  

     — Père ?! répondirent en chœur Aelia et Sairen.

     — Ouvrez les portes ! ordonnèrent les comtes.

Les verrous grondèrent, l’eau fut aspirée, et la porte se scinda. L’air frais sentait la pierre humide.

Au-delà du corps de garde, la ville montait en terrasses, maisons veineuses massées autour de bassins. Tout en haut, un large socle semi-circulaire laissait jaillir une nappe claire qui se divisait en quatre chutes fines.

Alistair n’eut pas le temps de parler. Le comte Ostir avait déjà mis pied à terre, Arnitan aussi. Brelan et Calir les encadraient.

     — Conduisez-nous au roi. La guerre est là. Balar a besoin de l’aide de ses alliés de Cartan, dit Ostir.

     — Et vous êtes ? demanda un officier, sans arrogance, mais sans s’incliner.

     — Ostir, comte de Krieg, au service de la couronne de Balar. À mes côtés…

     — Je crois que c’est à toi, murmura Céleste à Arnitan.

Il avança d’un pas. La montagne sembla retenir son souffle. Il sentit tous les regards se poser sur lui. Il essaya de ne pas les prendre en compte.

     — Je suis le Loup. Celui que cherchait Aelia, l’Hirondelle. Nous avons besoin de vous. Et je dois poursuivre ma quête si nous voulons que cette terre ne sombre pas.

L’homme bourru, probablement le père de Sairen, échangea un regard avec son comparse, puis hocha la tête.

     — Suivez-nous, dit-il.

À quelques pas, Aelia et l’autre homme mince se jaugeaient, tandis que Sairen serrait le bras du plus massif.

     — Eh bien, quel spectacle, lança Draiss. Ça m’a donné faim.

     — Toujours à penser à manger… soupira Céleste.

     — Je crois que nous aurons beaucoup de réponses ici, dit Arnitan.

     — Je l’espère, répondit Brelan, accompagné de Gabrielle.

Et tous avancèrent ensemble.