Chapitre 26 : Commanditaire

Sylvaris se montra à la mesure de l’Empire que la capitale représentait : immense, majestueuse, propre, sécurisée, grouillante. Valiente se força à rester bien concentré sur l’objectif. À plusieurs reprises, il dut tirer Kremilla qui s’attardait devant des échoppes de bijoux, d’épices ou de fonds de teint. La cousine sautillait sur place d’impatience, à l’opposé de Valiente, sourcils froncés, qui ressassait, changeant d’idée toutes les deux minutes sur la meilleure manière de confronter l’empereur.

Le palais approchant, ses hautes tours visibles de loin, Kremilla lança :

- Parce que tu crois que tu vas pouvoir entrer ? Que l’empereur va te recevoir, comme ça, en pleine journée, sans rendez-vous ? Mais qui crois-tu être ?

Valiente ne prit pas la peine de lui répondre. Que l’empereur ose lui refuser une entrevue et le prince ferait un esclandre. Kaïna lui manquait. Tenir l’esprit de Kremilla en cage requerrait toute sa capacité magique. Impossible de contacter sa sœur. Onze soirs loin d’elle. Au moins n’avait-il pas eu à se demander comme lui annoncer que Lyra, leur mère, était vivante. Il allait bien devoir le faire à un moment ou à un autre. Il préférait ne pas y penser.

Son esprit tourbillonnait. Le prince savait qu’il n’était pas prêt à rencontrer l’empereur. Une autre partie de lui estimait qu’il ne serait jamais prêt. Quelques jours de plus ne changeraient rien. Valiente avait fait le tour. Il avait obtenu toutes les réponses possibles. Restait à étaler son jeu et espérer que cela suffirait face à celui de l’empereur.

Alors que les portes du palais se dressaient devant lui, Valiente sentit son cœur s'accélérer. L'ampleur de sa mission le frappa, mêlant détermination et appréhension dans un tourbillon d'émotions.

Les hautes marches ouvrirent sur une cour extérieure. L'odeur entêtante d'encens et de fleurs exotiques flottait dans l'air, tandis que le murmure des fontaines et le bruissement des robes de soie créaient une atmosphère à la fois apaisante et intimidante.

Un intendant s’avança vers eux. Il ne salua pas, n’ayant aucune raison de reconnaître Valiente, prince d’un province lointaine, habillé comme un voyageur banal.

- Monsieur, Madame, salua l’homme bien plus âgé qu’eux vêtu d’une toge verte signifiant probablement quelque chose. Que puis-je pour vous ?

- Je suis Valiente, prince de Valdoria. J’aimerais obtenir audience auprès de l’empereur.

L’homme salua avec déférence.

- Sa Majesté est occupée, indiqua l’intendant après s’être redressé. Puis-je vous proposer un appartement confortable en attendant qu’il puisse vous dégager un entretien ?

- Oh dis oui à l’appartement ! s’écria Kremilla d’une voix aiguë. Tu as mené un train d’enfer ! Je suis recouverte de boue et je pue. Ne m’oblige pas à me présenter devant l’empereur dans cette tenue !

Valiente hésita mais la perceptive d’un bain chaud le tentait aussi.

- Des vêtements plus en adéquation avec ton rang te seront apportés. Qui est la dame à tes côtés ? interrogea l’intendant.

- Ma cousine, Kremilla, indiqua Valiente, sorcière Valdorienne.

- Tu aurais pu éviter de préciser ça ! grogna la jeune femme.

- C’est ce que tu es, Kremilla. Elle a essayé de me tuer avec une boule de feu, précisa Valiente à l’intendant qui s’en figea de stupeur. Serait-il possible de me fournir une protection contre sa magie ?

- Je vais prévenir et une glyphe anti-magie te sera prêtée.

- Je te remercie, répondit Valiente.

L’intendant leur proposa de les suivre. Les tapis luxueux et les murs recouverts de tapisseries éclatantes amenèrent Valiente et sa cousine dans une suite proposant une salle de bain, une immense chambre, un boudoir et un salon.

- C’est parfait, je te remercie, indiqua Valiente.

Un soldat en armure se porta près de Kremilla.

- Ton poignet, sorcière, ordonna-t-il d’un ton sec.

Kremilla frissonna. Devant la menace, elle leva le bras. Le soldat plaça un large bracelet en acier ciselé d’une glyphe qu’il ferma d’un cadenas dont il conserva la clé.

- Elle ne représente plus une menace magique, annonça le garde avant de saluer et de s’éloigner.

Valiente cessa de manier sa rune en soupirant d’aise. Utiliser la magie en permanence l’épuisait. Cette pause le ravissait. Pourtant, il la relança sans attendre, espérant joindre Kaïna. Seul le néant lui répondit. Sa sœur devait se trouver enfermée dans la salle de musique à pleurer. Valiente grimaça.

- Nul besoin de magie pour tuer quelqu’un, fit remarquer l’intendant.

- Je ne voulais pas le tuer ! se défendit Kremilla. Juste lui faire peur !

- Elle pourrait m’attaquer physiquement, tu veux dire ? s’amusa Valiente. Qu’elle essaye ! Je l’attends de pied ferme.

Pour toute réponse, Kremilla lui tira la langue. Valiente secoua la tête en levant les yeux au ciel. Sa cousine l’insupportait et en même temps, en l’absence de Kaïna, il était heureux de cette présence rassurante dans ce monde inconnu.

- Je n’aime pas ce bracelet. Il est trop lourd et moche, indiqua Kremilla.

Valiente ne pouvait pas s’opposer. Ce bijou dépareillait sur la jeune femme coquette.

- Il en existe des plus fins mais ils sont hors de prix, précisa l’intendant.

Et pour cause, pensa Valiente. Il fallait modeler la glyphe avec talent pour qu’elle rentre sur un objet plus petit.

- Ton bain est prêt, poursuivit l’homme en toge verte en se tournant vers Valiente. Préfères-tu un homme ou une femme pour te servir ?

- Une femme, répondit Valiente.

- Un homme, dit en même temps Kremilla.

- Toi, la sorcière, on ne t’a pas sonné, gronda Valiente.

Kremilla tira encore la langue et croisa les bras en boudant.

- Une femme, répéta l’intendant en souriant. Elle arrivera dans un instant.

Il salua Valiente puis sortit, laissant les deux invités seuls dans leur appartement. Le prince se dirigea vers la salle de bain pour y trouver l’immense bassine remplie d’eau chaude. Il se débarrassa de ses vêtements sales et s’enfonça avec bonheur dans le liquide apaisant.

- Kremilla ! appela Valiente. Arrête de bouder et viens profiter de l’eau chaude.

- La sorcière préfère rester seule, répondit Kremilla depuis le salon.

Valiente soupira.

- Je suis désolé, Kremilla. Pardonne-moi. C’était méchant. Tu sais que tu es insupportable, parfois ?

- Tu ne l’es pas moins ! répliqua-t-elle, acerbe.

Était-ce des sanglots qu’il percevait ? Kremilla, en larmes ? Valiente sentit son cœur se serrer. Sa cousine subissait autant que lui la manière de vivre de la famille Valdorienne. Sa manière de railler Kaïna cachait-elle une détresse intérieure ?

- Kremilla, viens, s’il te plaît. Je promets de ne faire aucune remarque par rapport au bracelet hideux à ton poignet.

La jeune femme apparut dans l’encadrement de la porte.

- Toi aussi, tu le trouves laid ?

- Si j’avais eu assez sur moi, je t’en aurais offert un fin en or.

Kremilla gloussa.

- Allez viens ! répéta Valiente.

La jeune femme laissa tomber sa robe au sol pour rejoindre Valiente dans la baignoire. Elle entreprit de le laver et il la laissa faire.

- J’ai du mal à croire qu’on t’ait accordé un tel appartement, fit remarquer Kremilla en regardant autour d’elle les chandeliers en argent et le marbre au sol.

- Je suis prince Valdorien. C’est la moindre des choses, répliqua-t-il.

- Tu n’es personne, siffla Kremilla. Valdoria n’est rien. Une province paumée dont tout le monde se fiche.

Valiente attrapa sa cousine par les épaules.

- Ne dis pas ça ! Comment notre royaume peut-il espérer obtenir un meilleur rayonnement si ses résidents eux-mêmes ne croient pas en lui ?

- Nous ne sommes rien, insista Kremilla. Nous n’avons rien à offrir.

- L’Empire rayonne grâce à nous, répliqua Valiente en transperçant sa cousine des yeux. Combien de glyphes d’appel avons-nous croisé en chemin ?

Kremilla se figea la bouche entrouverte puis haussa les épaules. Trop pour compter.

- L’Empire n’a pas été aussi stable, tranquille et sécurisé que depuis le retour en puissance de Valdoria, depuis que notre reine vend ses glyphes en notre nom.

- Valdoria n’a pas de reine, répliqua Kremilla, le reproche suintant de son ton.

- Lyra est vivante.

- Parvenue, insulta Kremilla, imitant ses mères et ses sœurs.

Des années d’éducation à supprimer. Valiente soupira. Cela était-il seulement possible ?

- Parvenue ou pas, poursuivit Valiente, elle se sacrifie pour Valdoria. Tu fais quoi, toi, pour la grandeur de notre royaume, en dehors d’assassiner des pauvres mages qui n’ont rien demandé ?

- L’empereur est très content que nous le fassions, répliqua Kremilla. Il nous dit qui tuer et quand. Il nous dit où trouver nos proies et liste leurs pouvoirs afin de nous permettre de les appréhender sans risque.

Valiente en perdit son souffle. Kremilla poursuivit sa confession :

- Les mages sont une épine dans le pied de l’empereur. Il les tient sous sa coupe de cette manière. Tu refuses d’obéir à l’empereur ? Tu finis sous la dague d’un sorcier Valdorien. Les magiciens n’ont jamais été aussi obéissants que depuis que nous nous chargeons d’éliminer les récalcitrants. Voilà ce que je fais pour l’Empire. Et toi, Valiente, tu fais quoi, à part te plaindre et chouiner ?

Le prince n’en revenait pas. Les yeux écarquillés et la bouche bée, il venait d’être mis à terre par sa cousine qui sourit, ravie de son petit effet. Valiente sentit le sol se dérober sous ses pieds. La vérité sur le rôle de sa famille dans les assassinats le frappait comme un coup de poing, remettant en question tout ce qu'il croyait savoir sur son royaume et sa mission.

- Prince ?

Valiente se tourna vers la jeune femme en toge de lin crème et sandalettes simples. La servante.

- Je suis certain qu’elle n’aurait pas dû entendre ça, maugréa Valiente.

- Ne t’inquiète pas, prince, j’en ai entendu d’autres, et de bien pires, le rassura la servante.

Valiente ne s’en sentit pas mieux. Pire ? Mais quels secrets recelaient le palais impérial ? Valiente eut la sensation de ne pas être à sa place, de ne rien avoir à faire là. L’endroit lui sembla dangereux, comme si chaque couloir pouvait l’anéantir d’un simple mot.

- On m’envoie te prévenir que l’empereur est prêt à te recevoir, prince, annonça la servante.

Maintenant ? Si tôt ? Valiente venait à peine d’entrer dans son bain. Il n’avait pas pu toucher à la nourriture et aux boissons promises et dont le parfum l’atteignait depuis le petit salon. Kremilla ricana en sortant de l’eau. Elle s’y attendait, la garce.

Valiente comprit que sa cousine s’était déjà rendue au palais, peut-être pour y récupérer un ordre de mission, le nom du mage à éliminer. Elle savait comment l’empereur procédait : proposer un bain, à boire et à manger pour se rendre disponible juste après. Les invités arrivaient devant lui désespérés de n’avoir pas pu profiter des merveilles offertes, le ventre grouillant, la langue sèche et pour couronner le tout, l’empereur pouvait faire remarquer qu’il avait dû attendre.

Valiente bondit hors de l’eau, repoussa la servante voulant l’aider, se sécha rapidement et s’habilla en deux temps trois mouvements. Kermilla passa une robe simple et rajouta un soupçon de noir sur ses yeux. Sa coiffure convenait, ayant fait attention à ne pas mettre une mèche dans l’eau. La peste ! Elle avait insisté pour que Valiente accepte de se rendre à l’appartement tout en sachant ce qui allait se passer. Elle lui avait apporté une information cruciale juste avant sa rencontre avec l’empereur afin de le déstabiliser et le pire était qu’elle avait atteint son but.

Valiente n’était plus sûr de rien. Son objectif, jusque là si clair, s’obscurcissait. Devait-il encore critiquer l’empereur parce qu’il ne faisait pas régner la loi ? Devait-il ouvertement l’accuser d’avoir commandité des centaines de meurtres ? Cela ne risquait-il pas de l’envoyer tout droit en prison ou pire… S’il mourait, la lignée des descendants au trône de Valdoria disparaissait. Pouvait-il prendre un tel risque ?

Les murs du couloir semblaient se refermer sur eux alors qu'ils approchaient de la salle du trône. Les tapisseries luxueuses et les statues imposantes paraissaient observer Valiente, comme pour juger s'il était digne de rencontrer l'empereur.

- Tu peux encore changer d’avis, lui précisa Kremilla alors qu’ils se tenaient devant l’immense porte ouverte sur la salle de réception impériale.

Son avenir se jouait là. Valiente se redressa. Il prit une profonde inspiration, pesant une dernière fois le pour et le contre de chaque option. Le cœur battant à tout rompre et la respiration hachée, le prince Valdorien prit sa décision.

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