Chapitre 27 - Le monde tel qu'on le connaissait

Par Gaspard

Les techniciens de la Bouteille sont vraiment des as !

Dans une des poches internes de Foam, il y avait un repas : des pistaches, des olives, quelques pains samouns, du houmous, des aubergines grillées … Deux portions gourmandes auxquelles on a fait un sort en silence, les yeux perdus dans le vague, le cerveau traversé de fulgurances que la faim bâillonnait dans l’œuf ; une pluie de traits de génie condamnés à une errance éternelle au cœur du presque-vide infertile de la mésosphère.

Assise en tailleur à côté de moi, si proche que nos genoux s’effleuraient à chaque mouvement, Luciole s’est goinfrée à mains nues, son dos s’arrondissant à mesure que son estomac la tirait vers l’avant, sans lever les yeux vers moi une seule fois. En la voyant manger avec une telle concentration, m’est venue l’image d’une peintre qui, pendant la réalisation d’une toile, ne prendrait pas la peine de chasser une mouche lui rentrant dans l’oreille. J’en ai déduit une conclusion autour de laquelle je tournais depuis notre rencontre : cette femme est par nature exclusive ; elle est à ce qu’elle fait ; quelle que soit la tâche qui l’occupe, son processeur tourne à plein régime.

Après avoir englouti ma part en trois bouchées gargantuesques, je l’ai regardée, fort de cette certitude toute récente qu’elle ne remarquerait même pas mon insistant examen. En même temps que je me gorgeais d’elle et de ses mouvements, de son sérieux presque comique, que j’essaye de pénétrer ses pensées – mais je suis presque certain qu’elle ne pensait à rien – ou que je laisse glisser mes yeux sur les parties de son corps que je voulais le plus serrer contre moi, je révisais aussi mes questions les plus pressantes sur son entretien avec Teka.

Son assiette vidée, elle se laisse basculer en arrière et s’étire avec langueur.

Peu à peu, sa frénésie reflue ; ses traits, jusqu’alors figés par sa concentration animale, regagnent une mobilité plus humaine ; je vois sa disponibilité d’esprit revenir et avec elle, mon existence à ses yeux. Elle se redresse rapidement.

- Tu dois avoir plein de questions.

En fait, une seule.

- Qu’a dit Teka ?

Luciole étudie mon visage un long moment avant de répondre, comme si elle ne s’était pas du tout attendue à cette amorce et qu’elle cherchait sur l’arête de mon nez ou la courbe de mes arcades sourcilières les raisons de ce décalage.

Par quelle question pensait-elle me voir commencer cette conversation ?

- Au début, il n’a pas dit grand-chose. C’est surtout moi qui ai parlé. Je lui ai expliqué là où nous en étions dans nos suppositions. Ce que nous avons déduits de la transmission de Iori, l’indice sur lequel tu as trébuché dans l’antre de Big Mama, l’existence de Kiruoku, l’incidence de la trouvaille de Shandia et comment l’ensemble nous avait amené à penser que nous étions sur la piste de notre véritable Histoire. C’était un moment agréable parce qu’il a tout de suite arrêté de penser à sa condition d’agresseur et à la mienne de femme. C’est un authentique passionné de Iori. Il dévorait mes paroles et j’ai pu voir comment elles s’imbriquaient dans les diverses théories qu’il avait échafaudé en solitaire. Son monde s’est mis à ressembler à un jardin magique au sein duquel certaines plantes croissaient à une vitesse folle tandis que d’autres flétrissaient tout aussi rapidement. C’était très beau, presque addictif, de percevoir l’effet de chacun de mes mots sur lui.

Je me rappelle cette sensation délicieuse. Je l’avais éprouvée lors de notre toute première conversation. Je préfère ne pas l’interrompre en évoquant ce souvenir équivoque d’extase vampirique.

- Mais ça aussi, tu m’y avais préparé en t’offrant à moi, juste avant le Cataclysme, chez Fiona … Même si, en fait, je n’ai pas dit grand-chose cette fois-là.

Elle rosit légèrement. Je lui prends la main.

- Je n’avais jamais bandé aussi fort de toute ma vie.

Elle rigole.

- Je me souviens. Derrière l’invraisemblable puissance de ton désir pour moi, je percevais en pointillé, comme un signal en morse, ta propre incrédulité d’être possédé à ce point. Ça m’a beaucoup aidé, d’ailleurs, à rendre joyeuse plutôt que coupable ma petite séance masturbatoire. J’avais l’impression de participer à une expérience ou une performance artistique alors qu’en réalité, je faisais sans le savoir mes adieux à Chayan.

Chayan ! Suis-je bête ! C’est à propos de lui, bien sûr, et d’eux et de nous que Luciole pensait parler avant tout. Enfin, il faut savoir aussi, on a dit qu’on se concentrait sur le boulot …

Et c’est le cas, l’étonnement de Luciole, son éventuelle déception, sont déjà bien loin de ses préoccupations.

- Bref, une fois qu’il a tout absorbé, Teka a pu me mettre au courant de tout un tas de choses. Tu te souviens que, quand tu as appris qu’il était à l’Eau Claire, tu t’es inquiété du fait que cela signifiait que tout un tas de gens devait être au courant de ce qu’il savait sur la mission de Iori.

J’opine du chef.

- C’était une inquiétude légitime, il n’a rien caché à personne, il n’aurait pas pu s’il l’avait voulu. Mais nous avons complètement omis la contrepartie de cet état de fait : Teka est lui-même au courant de ce que tout un tas de gens savent !

Bien sûr !

- Et pas n’importe lesquels : il a eu accès aux conclusions des Sceptiques et par conséquent, aussi, à celles de tous ceux de nos concitoyens dont ils ont pu faire la synthèse ces derniers jours …

Je ne tiens plus.

- Mais c’est complètement dingo ! Tout à l’heure, Elena m’a dit qu’elle était le réceptacle du pronostic de l’espèce … Tu es en train de me dire que Teka te l’a confié ?

Luciole se retire au petit doigt un bout d’aubergine imaginaire d’entre les dents.

- Ouep.

Devant la crânerie intersidérale de mon interlocutrice, je réalise que j’aurais peut-être pu tout simplement demander à Elena de me le dire, ce pronostic … Mais je ne l’ai pas fait. Beau joueur – après tout, rien ne dit que la Sceptique aurait obtempéré, je trépigne pour le bénéfice de Luciole de l’impatience des innocents.

- Alors ?

- Alors on n’était pas loin du compte, à quelques nuances près. L’hypothèse la plus en vogue en ce moment parmi ceux qui ne croient plus en la Légende des 100 est qu’une guerre fratricide d’une violence inédite aurait eu lieu il y a deux siècles environ. C’est ce qu’on avait supposé aussi. Nos suppositions divergent là. Toi et moi, on s’inquiétait de découvrir que nous pourrions être les descendants de deux factions adverses, qu’un de mes aïeuls aurait pu tuer l’un des tiens. On craignait la discorde que cela pourrait engendrer parmi les membres de notre espèce réunifiée.

J’acquiesce à tout va. Pour l’instant, je suis en terrain familier.

Luciole embraye.

- Très peu de nos compatriotes partagent cette crainte. La plupart sont persuadés que nous sommes tous les enfants d’un même camp. En revanche, ils sont nombreux à croire que l’autre camp existe encore.

La bombe est lâchée.

Encore une fois, un malaise terrible s’empare de moi. Je l’exprime sous la dernière forme qu’il avait pris en moi.

- Des monstres se cachent parmi nous.

Luciole arque un sourcil.

- Ou ils rôdent alentour. À ce stade, impossible d’être certains de quoi que ce soit. À supposer que ce sont eux les responsables du Fléau, qui reste malgré les découvertes récentes la cause principale avérée de mortalité chez nos ancêtres, ils devaient avoir à l’avance un antidote. L’ermite de Shandia pourrait être l’un des leurs, un Homo Sapiens Sapiens pur jus, vacciné contre l’apocalypse. Mais cela soulève autant de questions que de réponses. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu’on en retrouve un seul ? Certes, la planète est constellée de régions dans lesquelles on ne va jamais … Mais pourquoi se terreraient-ils dans les zones radioactives ou Cataclysmiques ? S’ils avaient gagné la guerre, ils devraient régner sur les terres habitables. Or les Sceptiques, qui ont régulièrement l’occasion de sonder à peu près tout le monde, n’ont jamais détecté la moindre étincelle de trahison. À moins de soupçonner les Sceptiques d’être tous de mèche, mais comment expliquer que personne ne les ait jamais démasqués à l’Eau Claire, cela rend improbable l’hypothèse du cheval de Troie. Ils ne vivent pas au milieu de nous.

Je l’interromps.

- N’est-il pas possible qu’ils bloquent l’accès à leurs racines ? Il suffit de le demander à sa Graine. Après quoi, même un Sceptique ne peut plus te percer à jour.

- Ils ont envisagé l’idée mais pousse-la à son absurde extrémité : suppose que tous ceux dont la Graine ne s’est jamais éveillée et tous ceux qui refusent en permanence que quiconque les sonde sont des ennemis. Quelle proportion infime de la population obtiens-tu ? Même pas 5%. Nous vivons dans une société confiante, tout le monde se livre à tout le monde sans arrêt. On en revient à la même question : s’ils ont gagné la guerre, pourquoi être si discrets ?

Je ne comprends toujours pas.

- Alors ils l’auraient perdu ? Mais ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, c’est bien connu. Si nous avons gagné, pourquoi n’est-il nulle part question de guerre dans notre version des faits ? Pourquoi ce trou de mémoire ? Pourquoi la Décennie Chaotique ?

Luciole secoue la tête.

- Mystère et boule de gomme. Teka n’en savait pas plus parce que personne n’en sait plus. On essaye tous de donner un sens à une situation qui n’en a pas. Un ennemi si terrible qu’il a anéanti presque l’intégralité du genre humain ne peut pas avoir disparu sans laisser de trace. Cela défie l’entendement.

Je gigote et pivote sur moi-même à la recherche d’un moyen d’évacuer ma colère mais, à part Luciole, il n’y a autour de moi que des parois lisses et transparentes donnant sur rien. La Terre est loin en-dessous de nous, hors de portée de mes imprécations ; j’aime profondément tout ce qui m’entoure. En désespoir de cause, je finis par me contenter d’un râle de frustration ; quels que soient les progrès qu’on effectue, on débouche toujours sur la même impasse.

Tandis que je renâcle d’impuissance, ma voisine poursuit.

- On en était là de l’état des lieux quand tu t’es connecté à l’Infime.

Pourquoi cette étincelle au fond de son regard ?

- Teka et moi avons décidé d’un commun accord de mettre notre conversation en suspens pour suivre ta transmission. J’ai tenu cinq minutes. C’était intolérable cette absence, cette dilution extrême, cette impression permanente de disparaître, comme si les fibres de mon existence se dissolvaient une à une dans le néant, à jamais perdues, rendues à leur inconséquence cosmique. Tout ce à quoi j’essayais de me raccrocher s’effritait sous mes doigts avant même que j’en sente un début de consistance. Je crois que ce que tu as vécu là-bas est exactement l’idée que je me suis toujours faite du désespoir. Aucun recours, aucun appui, aucune possibilité, rien que cet espace inconcevable et ces signaux imperceptibles, incompréhensibles, lancinants … J’ai cru devenir folle.

Les mots qu’elles prononcent sonnent juste mais je n’y reconnais pas mon expérience. Le vide qui l’a dévorée, j’ai cherché à le remplir. Tu parles de réactions hétéronormatives …

- Teka est resté une demi-heure environ. Il m’a expliqué qu’en Apnée, on restait parfois bloqué entre deux Immersions. Ils appellent ça les Limbes. Jamais longtemps, les Cordonniers sont attentifs à leurs clients. Mais comme on perd vite la notion du temps quand on est privé de sens, les premières fois ont été assez dures pour lui. Et puis, au fur et à mesure, il a de mieux en mieux supporté. Il aurait d’ailleurs pu te suivre un peu plus mais il a remarqué que je n’étais plus Immergée avec vous et s’est dit que j’allais peut-être m‘ennuyer, voire partir. Il n’avait vraiment pas envie que je parte. Sa première visite hors du cadre correctionnel ou familial ! Une bouffée d’air frais et l’occasion de vérifier ses réactions face à une femme … Il se serait déconnecté d’une transmission de Iori pour être avec moi quelques minutes de plus.

Pensive, Luciole sourit.

- Je t’ai dit ? Necmiye a décidé de lui rendre visite d’ici quelques semaines, C’est un moment d’une importance primordiale pour eux deux, il en a conscience. Pour elle surtout. Lui a beaucoup vécu en elle depuis l’incident, elle est presque devenue une part de son identité … Mais elle-même n’a pas vraiment eu à ressentir sa présence. Du coup, j’étais un genre de concours blanc pour un examen qui va déterminer le reste de sa vie.

Elle agite brièvement la main.

- Je dévie. Bien qu’hors de toi, on ne t’a pas abandonné pour autant. On a suivi ton évolution et celle de l’Infime par l’intermédiaire de commentateurs. L’Océan a commencé à prendre forme, ton voyage à prendre un sens et quand les premiers contours du Cône se sont dessinés devant nous, il s’est passé quelque chose de très étrange, l’Eau Claire s’est mise à frémir ! Je ne sais pas comment te décrire ça autrement. Il faut imaginer que même pendant ma conversation avec Teka, dans sa chambre, je percevais vaguement, en arrière-plan, les pensées de tout un tas d’autres personnes. Là-bas, quand quelqu’un a une épiphanie, apprend un grand malheur, fulmine de colère ou exulte de joie, une onde dont il est l’épicentre se propage alentour. Plus l’émotion est forte, plus loin elle ira, plus lisible elle sera par le plus grand nombre. C’est un écosystème d’une extrême empathie mais assez grégaire aussi, d’une certaine façon, puisque des groupes de curieux, d’amis ou de soignants convergent vers les sources puissantes qui apparaissent et s’y agglutinent, pour profiter d’un rire, confronter une idée ou consoler une âme blessée. Pas plus qu’on a le droit de se retrancher en soi, on n’a pas le droit de fermer sa porte, si bien qu’aucun événement significatif ne peut être vécu seul … Et parfois, exceptionnellement, des humeurs ou des révélations s’emparent de tout l’établissement. Comme aujourd’hui. Ils appellent ça une Effervescence.

Alors que les points s’alignent enfin, avec un léger temps de retard sur tous les autres, Luciole assène le coup de grâce.

- Si je te dis qu’ils ont demandé à Askeladd de venir le plus vite possible, ça t’aide ?

- Ils pensent que le Cône est une forteresse ennemie ?!

- Nous sommes beaucoup à l’envisager.

Je comprends à son intonation qu’elle utilise un « nous » d’espèce qui ne l’inclut pas forcément.

- Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

- Je n’en sais rien. C’est possible. Ça pourrait expliquer pourquoi le radar des baleines n’arrive pas à lire la structure du Cône avec précision : les Autres, si tu veux bien qu’on les baptise comme ça, pourraient posséder un système de brouillage. Et s’ils sont tous cachés là-bas, on comprendrait mieux pourquoi on n’en croise pas dans nos rues. Pour autant, il reste beaucoup de zones floues. Pourquoi se dissimulent-ils à nos regards, par exemple. Est-ce qu’ils ont peur ? Est-ce qu’ils préparent un nouveau sale coup ? Mais, en réalité, plutôt que ces doutes cartésiens, ce qui me retient le plus d’y croire tout à fait, c’est une simple impression.

C’est ce que je voulais entendre.

- Laquelle ?

- Quand j’ai découvert l’existence du Cône, malgré l’Effervescence qui m’orientait dans la direction que je viens de t’indiquer, j’ai ressenti en mon for intérieur un trouble très caractéristique : une sorte d’horreur indicible, parce que dépassant les limites de ce que l’évolution a préparé les humains à concevoir. C’est une terreur divine que je sais reconnaître. C’est celle que je ressens devant un Cataclysme.

Oui. Oui. Et je dirais même plus, oui. Pas mieux.

Je renchéris malgré tout.

- J’ai pensé pareil. Ou pas loin. Bien sûr, je n’avais pas du tout en tête la possibilité d’un ennemi alors ça fausse un peu la validité de mon témoignage … N’empêche, instinctivement, ma première réaction n’a pas été de nous distancier de ce merdier-là. Au contraire, je me suis dit que décidément nos ancêtres avaient salement déconné. Je suis incapable de le rationaliser mais pendant que je naviguais avec l’Infime, j’ai gardé tout du long la certitude qu’elle nous emmenait voir le Cône, l’Humanité et moi, parce que ça nous concernait directement. Le gorille de Iori avait l’air de considérer que tous les humains – devenus fantômes – formaient un groupe homogène, et il aurait sans doute volontiers assimilé deux clans ennemis, mais je crois que les baleines sont douées d’un discernement d’une toute autre envergure.

Luciole hoche de la tête.

- Ça ne pèse pas bien lourd contre les hypothèses construites sur le raisonnement logique d’un bataillon de Sceptiques mais, pour ce que ça vaut, mon intuition s’aligne sur la tienne. Elle me dit de prendre au pied de la lettre le message de l’Infime : le Cône, c’est notre problème.

- On en aura vite le cœur net. Iori est en route.

- Et Askeladd !

C’est vrai, ça !

- La rencontre des Maîtres …

Par surprise, Luciole vient se blottir contre moi.

- Dormons, chien fou. Le Cône est entre de bonnes mains et on a notre propre mission à remplir. On va avoir besoin de forces. Demain à la même heure, le monde qu’on connait n’existera plus.

Tout en accueillant l’embrassade avec bonheur, je ricane jaune à cette pensée que, de ma vie, je n’ai jamais entendu des paroles de berceuse aussi pourries.

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