Freijat suivit ses geôlières jusqu’à une route où une voiture les attendait. Elles roulèrent un long moment avant de se retrouver devant un aéroport. Freijat, sortant souvent des domaines, connaissait le bâtiment et son usage mais si Sahale avait été à sa place, il aurait été complètement perdu. Elle soupira. Penser à son amoureux assassiné lui fit monter les larmes aux yeux et elle ne les retint pas. Elle s’en fichait d’afficher sa tristesse devant ces gens. Qu’ils la voient pleurer ! Qu’ils se rendent compte du mal qu’ils venaient de faire.
Les supérieurs auraient été ravis d’échanger avec eux, de commercer, de partager, de discuter, d’apprendre les uns des autres. Au lieu de ça, ces femmes menées par ce roi les avaient décimés. Sahale soignait les humains, autant leur corps que leurs esprits. Il écoutait avec patience, accordait temps et attention à tout le monde, source ou travailleur. Il ne méritait pas cette mort inutile.
- Descends, ordonna la blonde.
Freijat obéit et observa l’appareil : un bimoteur au fuselage en aluminium. Haut comme deux personnes, il proposait une belle longueur, lui permettant sans difficulté de porter une vingtaine de passagers.
Si Freijat connaissait l’existence des avions et leur fonctionnement approximatif, elle ignorait qu’il en existât de si gros et capables de transporter autant de passagers. Elle grimpa dans un de ces engins pour la première fois.
Elle se plaça, sur un geste d’une des femmes en noire, sur un des sièges situés le long de la paroi latérale. Les femmes choisirent de rester debout.
La porte se referma et Freijat se sentit comme une sardine dans une boîte. Le bruit du moteur envahit l’habitacle et Freijat sentit l’appareil prendre de la vitesse avant de s’élever. Le train d’atterrissage se rétracta.
Les femmes discutaient à voix basse. Malgré le boucan ambiant, Freijat aurait pu les écouter. Elle n’essaya même pas. Elle s’en fichait. Elle voyait les sièges en face d’elle à travers le brouillard.
- T’as faim ? demanda la blonde en hurlant pour couvrir le vacarme.
Freijat lui lança un regard navré. Pourquoi criait-elle ? Pensait-elle vraiment Freijat attardé à ce point qu’elle ne soit pas capable de maîtriser ses cinq sens ?
Freijat lança à la blonde un regard navré mais celle ne sembla pas s’en rendre compte. Comme la blonde attendait la réponse, Freijat acquiesça. Elle n’aurait rien contre un repas. Elle n’avait rien mangé depuis des jours.
La blonde lui tendit une poche – une simple vessie de bœuf - contenant clairement du sang. Freijat la gratifia d’un regard effaré. Elle ne s’imaginait pas boire du sang autrement qu’à la gorge. Et puis, elle avait espéré manger – canard, courge ou gâteau au sirop d’érable. Du sang, elle s’en était gavée en massacrant ces pauvres humains innocents.
Freijat détourna le regard en soupirant pour se perdre dans la contemplation d’une sangle libre se balançant au gré des mouvements de l’appareil.
La blonde reprit sa poche puis rejoignit ses copines plus loin dans l’avion. Elles échangèrent et Freijat ne chercha une fois de plus pas à les comprendre. Elles bavardaient gaiement. Elles semblaient bien s’entendre, comme des membres d’un même clan. Elles les enviaient. De son côté, elle n’avait plus rien. Tous les siens venaient de disparaître.
Elle se sentait tellement coupable. Si elle était entrée dans le combat, cela aurait-il changé quoi que ce soit ? Elle observa ces trois-là et en conclut que non. Sa présence n’aurait pas permis de modifier le cours des choses. Leur chef avait décidé leur mort. Elles avaient obéi. Freijat ne pouvait même pas leur en vouloir. C’était lui le seul responsable.
L’une d’elle - une brune très mignonne - sortit des bonbons qu’elles grignotèrent tout en bavardant. Une douceur sucrée, voilà un remontant que attirait carrément la supérieure.
- Je peux en avoir un ? demanda Freijat.
La jolie brune observa les bonbons, clairement abasourdie. La blonde lui fit signe d’accepter. Freijat attrapa la sucrerie au vol et la mâcha consciencieusement. Elle aurait préféré un truc à base de sirop d’érable mais le miel lui convenait aussi.
Par la suite, pendant le trajet, les femmes partagèrent leur nourriture avec leur prisonnière. Freijat ne leur adressa pas davantage la parole. Elles ne lui parlèrent pas non plus.
L’avion atterrit et les femmes prirent un bus, puis un train. Très attentives à leur prisonnière, elles ne lui offrirent aucune ouverture. Elles finirent par arriver à une gare dans un pays paumé dont Freijat ne parlait pas la langue.
- Tu vas faire le reste du trajet à l’aveugle, annonça la blonde à Freijat.
Elle sortit deux bandes de cuir cousues ensemble et contourna sa prisonnière. Elle posa l’objet sur sa tête et serra. Freijat se retrouva aveugle. Ses sens sur-développés de Vampires compensèrent aisément mais la sensation restait désagréable.
- Suis-nous, ordonna la blonde.
Freijat obtempéra.
- Ne me touche pas, gronda-t-elle en retirant son bras de la main de la jolie brune.
- Je cherche juste à t’aider.
- Je suis capable de marcher seule, grogna Freijat.
- Pardon, comme tu veux, répondit la jolie brune.
Freijat suivit sans difficulté. Elle ne vit pas la neige mais la sut bien présente. La randonnée dura assez longtemps pour que Freijat revive l’intégralité de tous ses moments passés avec Sahale. Si elle se souvenait de lui, il ne disparaissait pas totalement, n’est-ce pas ?
Finalement, la neige disparut et Freijat se sut dans un bâtiment. Elle traversa plusieurs couloirs et parcourut sans difficulté de nombreux escaliers. Enfin, on lui retira son bandeau.
Elle se trouvait dans une grotte sans lumière. La blonde s’éloigna et une grille ferma la porte en s’abattant lourdement. Nul doute qu’elle était dans un acier d’excellente qualité. Inutile d’imaginer la casser.
Freijat s’assit et prit son mal en patience. Elle ferma les yeux, appela Sahale et, sans retenir ses larmes, prit sa main, l’embrassa, marcha à ses côtés.
De temps en temps, une femme en noir – Freijat en avait compté huit différentes - lui apportait un repas. Une poche de sang accompagnait toujours la nourriture classique. Freijat mangeait mais laissait le sang. Elle trouvait cela insultant. Elle était une chasseuse, une prédatrice, pas un animal d’élevage. Elle consommerait à la source ou se passerait de sang.
Combien de temps passa-t-elle ainsi à revoir Sahale, image nette et claire ? Elle n’en avait aucune idée. Elle pouvait presque le toucher tant il était réel. Elle pouvait même sentir son odeur. Le goût de ses lèvres hantait sa langue.
La grille se souleva en grinçant. Freijat se leva. Plusieurs femmes en noir se trouvaient dans le couloir. Un homme apparut. La peau olive, les cheveux noirs, les yeux marron, il la dépassait d’une bonne tête. Vêtu sobrement, il marchait avec assurance et charisme. Freijat crut lire une curiosité certaine quand le regard de son invité se posa sur elle.
À la vue de cet homme, Freijat cessa de respirer – ce dont elle n’avait de toute façon pas besoin pour vivre, mais qu’elle faisait par habitude. Son cœur explosa dans sa poitrine. Elle eut chaud et froid en même temps. Son bas-ventre tressauta.
Ces manifestations physiques, elle les connaissait très bien. Elle les avait déjà ressenti à deux reprises. Elle n’en revint pas. Elle venait réellement de tomber amoureuse pour la troisième fois ? La première fois, le bien-aimé s’était avéré déjà pris. La deuxième, elle l’avait gâchée par nostalgie du premier. Allait-elle encore laisser passer cette troisième chance ?
- Bonjour, dit-il et elle reconnut sa voix comme étant celle du roi de ces connasses.
Elle ricana de dépit, de rage, de tristesse aussi. Elle aimait le connard qui avait exterminé tout son peuple. Pourquoi la vie était-elle aussi cruelle ? Elle choisit de ne pas lui répondre. Elle savait cela très impoli mais comptait bien lui faire comprendre sa fureur. Elle força son corps à éloigner ces sentiments si agréables et en même temps ignobles dans cette situation.
- Je suis désolé du délai mais j’avais beaucoup à faire. La guerre a été intense et compliquée. Les évènements se sont enchaînés à une telle vitesse ! Me voilà enfin disponible pour toi.
Il parlait un anglais fluide sans faute. Sa voix la charma. Elle refoula ses envies pour reste de marbre face à son adversaire.
- Tu as exterminé des dizaines de milliers d’humains. Je veux savoir pourquoi.
Freijat soupira sans prononcer un mot. Elle leva les yeux au ciel, volontairement insolente. Croyait-il vraiment qu’elle allait répondre à ses questions ? Ce connard avait exterminé tous les siens, ses frères, les ancêtres, Sahale. Elle ne lui donnerait jamais gain de cause. Il pouvait crever.
- Comme tu veux, dit-il avant de sortir.
La porte se referma. Freijat retrouva sa solitude. Ça ne la dérangeait pas vraiment. Le temps passait différemment depuis qu’elle était immortelle.
Il revint un mois plus tard – Freijat ressentait le temps sans avoir besoin de voir le ciel. Privilège de supérieur, aurait dit Sahale. Le souvenir arracha un frisson de nostalgie à Freijat.
- Il te suffit de répondre à ma question pour sortir, précisa le roi adverse.
Pas de femme en noir cette fois. Il était venu seul. Freijat ne tenta rien. Elle se savait en infériorité sans trop pouvoir l’expliquer. Il rayonnait de puissance. Il la terrifiait. Elle le désirait tellement. Il sourit. Son visage habituellement sombre et fermé s’éblouit l’espace d’une seconde puis tout disparut. Il redevint l’adversaire à abattre, l’être détesté. Le moment magique se volatilisa aussi vite qu’il était venu.
- Peut-être ceci t’aiderait-il à te décider, proposa le roi en posant un livre par terre.
Il sortit de la geôle, la grille se refermant toute seule derrière lui. Freijat observa l’ouvrage, soupira puis alla s’asseoir à l’autre bout de sa cellule de pierre qu’elle connaissait maintenant par cœur. Son environnement lui importait peu. On lui apportait à manger et à boire. Elle était libre de naviguer dans sa mémoire parfaite. Parfois, elle délaissait Sahale pour respirer, entendre et mater le roi adverse. Dans ces moments, elle laissait son corps ressentir le plaisir et un vrai sourire barrait son visage.
- Tu ne l’as pas lu ? demanda-t-il en revenant le mois suivant. Il ne va pas te manger. Il n’est pas empoisonné.
- Je ne sais pas lire, répondit Freijat.
Il sourit, visiblement ravi d’avoir enfin eu droit à un mot. Il fronça tout de même les sourcils.
- Tu veux que je t’apprenne ? Ça sera rapide, tu verras.
« Privilège de supérieur », pensa Freijat et cette réflexion fit monter en elle une intense nostalgie. Elle constata que le roi attendait sa réponse. Elle hocha positivement la tête.
N’avait-il pas mieux à faire que d’apprendre à sa prisonnière à déchiffrer les symboles ? Elle crevait d’envie de passer du temps avec lui. Il attrapa le livre et vint s’asseoir à côté d’elle, si proche et intouchable en même temps.
Il désigna la couverture et lut « Le livre des origines », en détachant chaque mot tout en le montrant. Puis, il épela chaque mot, avant d’ouvrir l’ouvrage.
« Je suis né dans un monde de paix, de beauté, de simplicité, d’amour, de fraternité, de sororité. »
Il s’attarda sur « an », « on », « ai », « eau », « im », « ou » avant de poursuivre. Freijat enregistra les corrélations entre les symboles et les sons, facilitée par les pauses régulières du roi lui expliquant les exceptions.
Dès le deuxième chapitre, Freijat se rendit compte qu’elle lisait plus vite que le roi. Avec précaution afin de ne pas entrer en contact avec son geôlier, elle lui prit le livre des mains et poursuivit seule la lecture.
- De rien, dit le roi d’un ton amusé.
Il pouvait les attendre longtemps, ses remerciements. Et puis quoi encore ? C’était lui qui voulait qu’elle lise ce truc. C’était normal qu’il lui fournisse le nécessaire pour le faire.
- Bonne lecture, sarracénie, lança-t-il tout en se levant.
Le petit nom la fit frémir. Il dut se rendre compte de sa forte réaction car il précisa :
- Tu n’as pas daigné me donner ton nom. Il faut bien que je trouve un moyen de t’appeler. Cette fleur étant le symbole du Canada, je me suis dit qu’il t’irait à merveille. Dois-je cesser de t’appeler ainsi ?
Freijat secoua négativement la tête. Il s’éloigna, un sourire aux lèvres. Freijat dévora l’ouvrage. Il racontait l’histoire de Gilles d’Helmer, un Vampire né une éternité plus tôt, à une époque où les hommes ne parlaient pas encore. Il avait transformé une enfant, Juliette puis lui avait permis de créer l’intégralité des Vampires de ce continent. Aucun ancêtre n’avait jamais raconté cela à Freijat.
Freijat se demanda si son interlocuteur était ce Gilles d’Helmer, avant de rejeter l’hypothèse. Gilles refusait de commander les avertis, se contentant de guider de loin sans s’imposer. Il n’aurait jamais accepté le titre de roi que celui-là se donnait.
L’ouvrage expliquait également l’existence des puissants, les premiers Vampires, nés sur l’ancien monde du tout premier, Chris. Eux refusaient d’engendrer, ou si peu, préférant être seuls. Le premier, Chris, engendra un jour une femme nommée Malika.
Ce nom faisait écho à celui donné par Kyle. Cette Malika, bien que jamais nommée par les femmes en noir, était censée être celle qui les massacrerait. Pourtant, les femmes avaient indiqué qu’une dénommée Temülün avait demandé des renforts. Freijat en conclut que ce livre ne contenait qu’une partie de la vérité. Il convenait de faire preuve d’énormément de prudence.
Freijat en déduit également que son interlocuteur ne pouvait être que Chris, le premier Vampire, l’origine de tout. Dans le livre, il était porté disparu et supposé mort. Freijat comprit qu’il tirait en réalité les ficelles dans l’ombre.
Pourquoi avait-il choisi d’exterminer les siens, envoyant ses troupes massacrer des familles sages, restants sur leur territoire, ne faisant de mal à personne ? Freijat l’ignorait et n’était pas très sûre de vouloir le savoir. Elle le haïssait et l’aimait en même temps.
Il revint le mois suivant avec un autre livre. Il le lui tendit. Elle s’en saisit.
- Parce qu’il me semble important que tu aies aussi mon point de vue de l’histoire, précisa-t-il.
Cela confirma ses certitudes. Freijat ouvrit l’ouvrage et commença à lire.
- Têtue, hein ! Soit, dit-il avant de partir.
Elle dévora de nombreux ouvrages, certains rédigés dans d’autres langues, qu’elle apprit à cette occasion, dont plusieurs utilisant un autre alphabet. Son savoir augmenta. Sa rage aussi. Le temps augmentait sa résignation : elle ne lui dirait rien, jamais.
Chris arriva un jour vers midi. Il portait des sachets. Des femmes en noir portèrent une table et deux chaises puis sortirent. Il déposa de la nourriture sur la table, aménageant le tout avec soin. D’un geste, il l’invita à prendre place. Elle se leva et se résigna. Ça sentait tellement bon !
Il servit deux verres de vin et leva le sien. Elle trinqua volontiers et sourit à l’odeur du contenu. Il avait choisi de l’alcool d’érable. La charmante attention lui décrocha un sourire et son cœur bondit – façon de parler, l’organe en lui-même ne se contractant pas. Elle l’aimait profondément. Elle voulait passer tout son temps avec lui. Elle dégusta une gorgée tout en plongeant son regard dans le sien.
Appréciait-il vraiment de passer du temps avec elle ou bien allait-il dans son sens pour mieux l’amadouer ? Peu lui importait. Il venait. Cela lui suffisait. Quant à obtenir quoi que ce soit d’elle, il pouvait toujours courir.
Le repas commença. Les deux convives ne se lâchaient pas du regard sans échanger le moindre mot. Le déjeuner se fit ainsi, dans une énorme tension, sans qu’un mot ou qu’un contact n’eut lieu.
- Bonne journée, sarracénie, dit-il juste avant que la grille ne se ferme.
Freijat serra le poing. Elle crevait d’envie de le toucher, de lui prendre la main, de l’embrasser. C’était tellement dur ! Elle s’assit et respira pour se calmer. Il revint souvent, presque toutes les semaines, pour déjeuner avec elle, changeant le menu à chaque fois. Les mets furent délicieux, savoureux, sans commune mesure. Les repas furent totalement silencieux.