Si on m’avait demandé il y a plusieurs mois ce que je pensais d’Elena, j’aurais affirmé sans hésiter que je la détestais. Aujourd’hui, c’est différent et ma réponse serait que je n’en sais rien. Cette femme est aussi instable que la mer. En un battement de cils, elle peut passer du calme à la tempête. Néanmoins, en ayant conscience de cela, j’apprécie sa compagnie. Je ne vais plus avec des pieds de plomb à l’entrainement. Je souhaite de tout cœur qu’elle progresse. Cependant depuis que Laly est morte voilà trois semaines, Elena a changé. Elle ne m’a plus parlé de cet évènement, mais je vois que cela la tourmente encore. C’est presque imperceptible en temps normal, mais lorsqu’elle s’entraine cela saute aux yeux. Son niveau s’est brusquement amélioré. On a l’impression qu’une rage l’habite. Elle s’acharne. Je pensais que c’était sa position et sa mauvaise technique qui bloquaient sa progression, mais en fait c’était sa volonté. Si elle ne veut pas, elle n’arrive à rien. Je ne la comprends pas : si tuer la dégoûte, pourquoi s’obstine-t-elle à ce point ?
Je la vois pénétrer dans la salle d’entrainement. Elle me sourit comme à son habitude. Nous échangeons des banalités avant qu’elle ne se mette en position. Je donne mon signal et elle tire. C’est un tir mécanique qui fait mouche à chaque fois. Au fur et à mesure qu’elle s’améliore, je remarque qu’elle aborde la même expression que lorsqu’elle s’entraine à l’épée, c’est-à-dire glaciale. Dans cet état, rien ni personne ne l’empêchera d’atteindre sa cible. C’est dans ces moments-là qu’elle me terrifie le plus.
La leçon finie, elle range son arme dans son étui d’un geste sec. Je m’approche d’elle.
- Félicitation ! m’exclamé-je. Je pense que le maréchal sera satisfait.
- Il me reste une semaine pour me perfectionner, se contente de me rétorquer ma collègue sans s’émouvoir le moins du monde.
J’ai presque l’impression d’entendre un ton presque fataliste dans sa voix.
- Ton niveau est déjà excellent, la rassuré-je. Quels progrès ! Je n’aurais jamais cru que tu y arriverais.
- Moi non plus, mais il faut reconnaitre que j’ai un bon prof.
- Merci du compliment, mais ne te force pas.
- C’était sincère, affirme-t-elle avec un sourire en coin.
Un rire bête traverse mes lèvres. Quelque peu gêné, je me gratte l’arrière du crâne. Je n’ai pas l’habitude des éloges, surtout de sa part.
- Tu as beaucoup aidé à ce résultat. J’ai rarement vu un tel acharnement pour s’améliorer.
Elena perd son sourire et tourne la tête pour contempler les cibles criblées de balles.
- Un acharnement, dis-tu. Je ne voyais pas ça dans ce sens. Je dirais plutôt que, pour moi, l’échec n’est pas une option. Je dois réussir. Je n’ai pas le choix.
- Pourquoi ? m’étonné-je.
Elle cache ses mains derrière le dos et scrute ses pieds. Elle met un certain temps avant de me répondre.
- Je veux que mon travail soit soigné. Ces gens que je tue… même s’ils ne méritent pas de mourir, je désire leur donner une mort rapide et propre. Je refuse qu’ils souffrent davantage. C’est le seul soulagement que je puisse leur offrir. Je ne suis pas un monstre. Mes premières victimes ont été déchiquetées par mes attaques, car je n’étais pas assez bonne pour donner la mort en un coup.
La voix d’Elena se brise sur ses dernières paroles. Je tente de l’interrompre, mais elle continue sans faire attention à moi :
- La salle était rouge de leur sang. J’ai souillé leurs cadavres de mes mains. Ils ne méritent pas ça. À cause de cette base, ils connaissaient des sentiments que personne ne devrait éprouver. La mort, la terreur, la négation…
- Elena ?
- Plein de vies détruites.
- Elena, répété-je.
- Anéanties en un claquement de doigts.
Elle pleure, mais un sourire presque hystérique s’est formé sur son visage. Le calme de la mer a laissé place à la tempête. Elle semble revenue dans le passé lors de ses premières missions. Elle m’effraye. Je hurle :
- ELENA !
Elle stoppe net son monologue macabre et me fixe le regard perdu, mais avec une expression douloureuse qui semble ancrée très profondément, peut-être trop profondément. Je ne supporte pas de la voir dans cet état. Elle essaye tant bien que mal de cacher sa peine, mais je remarque bien qu’elle commence à atteindre ses limites. La mort de Laly n’a en rien arrangé l’affaire. Je ressens une pointe de colère. Pourquoi refuse-t-elle mon aide ? Je lui attrape les épaules pour capter son attention. Elle se dégage violemment. Sa peur du contact reprend le dessus. Elle recule de quelques pas pour mettre de la distance. J’ai l’impression de revenir à notre premier entrainement et je n’aime pas ça du tout. La fuite semble son unique option, mais il faut que ça change. Je refuse qu’elle sombre à cause de ses problèmes. Elle doit se réveiller. Lorsque la distance lui parait suffisante, ma collègue se tourne vers moi. Ses larmes ont disparu, seul son sourire persiste.
- Je dois y aller, Hans. On se retrouve ce soir.
Avant qu’elle ne puisse s’éclipser, je lui attrape le bras. Elle doit assumer. Son regard d’incompréhension qu’elle pose sur moi l’instant d’après accroit davantage ma colère.
- Tu as quelque chose à rajouter ? me demande-t-elle.
- Quand vas-tu enfin ouvrir les yeux ?
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Ne me prends pas pour un idiot. C’était quoi ce cirque, il y a un instant ?
- La fatigue, rien de plus, se braque-t-elle. Maintenant si tu veux bien me lâcher, je n’ai pas toute la journée.
Le coup part tout seul. Ma main heurte sa joue qui rougit tout de suite après. Aucun de nous ne réagit. Je regrette immédiatement mon geste. Elena explose :
- Tu es un vrai malade ! Qu’est-ce qui t’a pris ?
- Quand arrêteras-tu de te voiler la face ? Ouvre les yeux ou il sera trop tard !
Je remarque que sa mâchoire se contracte.
- Finalement, tu ne vaux pas mieux que Vincent ! me dit-elle avec déception. Votre pitié, vous pouvez vous la garder. Je n’en ai pas besoin.
- Je veux simplement t’aider.
- Je le refuse, crache-t-elle. Jamais, je n’aurais dû te parler de tout ça. Oublie tout. Ce secret doit être connu par le moins de personnes possible.
- Qu’est-ce qui te prend tout à coup ? demandé-je sincèrement étonné.
- J’ai ouvert les yeux à ma manière. Si je suis la seule à souffrir, les autres n’en pâtiront pas. Tu n’en pâtiras pas. J’ai été faible avec toi, mais je vais rapidement y remédier.
Je grimace en entendant ses propos.
- Ce rôle de tragédienne ne te va pas du tout !
- C’est parce que je n’en suis pas une et que je n’en serai jamais une. Je pense que l’on peut arrêter les leçons ici. Je vais aller voir le maréchal pour lui dire que je suis prête. Merci pour ton aide. Adieux !
Je l’observe partir. Elle a eu le dernier mot. Je m’en veux de ne rien pouvoir faire. Si c’est son choix, je respecterai sa décision, je la laisserai en paix pour le moment, mais qu’elle l’exige ou non, jamais je ne pourrai oublier ce qu’elle m’a raconté.
Me revoilà après une looooongue absence, mais me revoilà !
Je lis très lentement mais voilà mon impression pour les quelques chapitres que j'ai lu.
J'ai beaucoup apprécié le chapitre 25 avec les pensées et ressentis d'Isis. Je trouve que tu pourrais encore plus insister sur les émotions, les couleurs des sentiments, la rage, la peur et leur complexité, leur ambivalence (si on peut dire ça comme ça xD) dans tes chapitres. J'ai remarqué que tu faisais peu appel aux autres sens, goût, odorat, toucher, ouïe par rapport à la vue. Je pense que ce serait cool de lier un peu les émotions avec les sensations physiques, entre autres insister sur la douleur d'Elena...
La dispute entre Hans et Elena est cohérente, je trouve. :-) J'espère que la relation entre eux va s'approfondir et se clarifier par la suite :-P
Le mystère à propos du Projet 66 est intriguant, vite, vite qu'on attérisse dans le vif du sujet !
Hâte de lire la suie et à bientôt !! ^^ (en espérant que mon commentaire t'aide et ne soit pas trop embêtant ^^')
En ce qui concerne le chapitre 25, je suis contente qu'il t'ai plu. Je prends note de ta suggestion, je ne compte pas l'allonger inutilement, mais creuser en profondeur apporterait pas mal de choses. Pour le reste, il est vrai que j'utilise peu les cinq sens comparé à la vue, je vais essayer d'y remédier.
J'espère que la suite continuera à te plaire. Le rythme de l'histoire est plutôt lent, mais je pense que pour ce récit, c'est ce qui convient le mieux. Au plaisir de te retrouver bientôt ! :-)