Je suis postée devant la porte du maréchal. Il a accepté de me voir assez rapidement. Je suis légèrement tendue comme à chaque fois que je vais me retrouver face à lui. Je frappe et patiente. L’instant d’après, il m’autorise à entrer. Je le trouve assis comme à son habitude à son bureau à la différence près que, cette fois-ci, Tellin est à ses côtés. J’ignore sa présence. Je me campe devant mon chef. Sa voix grave emplit la pièce :
- J’espère que vous avez une bonne raison pour me déranger, colonel Darkan.
- Je viens vous voir pour vous informer que je suis opérationnelle pour manier les armes à feu.
- Vraiment ? Vous me surprenez, Darkan. Je croyais que vous aviez encore une semaine.
- C’est exact, mais le colonel Wolfgard…
- Où est-il d’ailleurs ?
Je déglutis. Hans ne doit plus être mêlé à cette affaire. Je dois être prudente.
- Je suis ici de ma propre initiative. Il m’a confirmé que j’avais son niveau. J’ai donc décidé de mettre fin à nos leçons ce matin.
Le maréchal se cale au fond de son siège. Je suis suspendue à ses lèvres. Je guette la suite de la conversation, mais elle se fait attendre. La sueur coule le long de mon dos. Je prie intérieurement pour que Hans n’ait pas de problème. Je tente tant bien que mal de cacher ma nervosité, mais je dois être peu convaincante puisque Tellin me fixe avec un sourire moqueur. Le maréchal finit par briser le silence.
- Nous allons vérifier ça tout de suite. Gare à vous si vous m’avez menti, me menace-t-il.
Je déglutis. Il se lève et ouvre la porte qui donne sur une autre pièce. C’est la deuxième fois que je pénètre à l’intérieur et j’aurais préféré ne jamais y remettre les pieds. C’est une salle d’entrainement, beaucoup plus petite que la nôtre, mais tout aussi bien équipée. Un stand de tir se trouve à notre gauche. Mon chef m’ordonne de me placer. Ne désirant pas le contrarier, j’obéis directement. Sans crier gare, les cibles commencent à apparaitre. Cela ne me surprend pas et je dégaine mon arme avec rapidité. L’instant d’après, je suis coupée du monde extérieur et je tire. Je tire comme Hans l’a si bien dit ce matin avec acharnement. Je veux en finir le plus vite possible. Je touche le mannequin en plein cœur à chaque fois. Puis tout d’un coup, les cibles disparaissent comme elles étaient apparues et je reviens à la réalité. J’ignore combien de temps cela a duré. La seule chose que je sais, c’est que je suis épuisée. Mes oreilles bourdonnent à cause des détonations. Je pivote vers le maréchal et pour la première fois depuis bien longtemps, il me sourit. C’est rare que j’y aie droit, mais loin de me réjouir, ce sourire me glace le sang. On dirait un prédateur qui a trouvé sa proie et qui ne compte pas la relâcher. Sans déclarer quoi que ce soit, il tourne les talons et retourne dans son bureau. Tellin me fait signe de le suivre. Je retrouve la place où j’étais quelque temps plus tôt. Le maréchal se rassied.
- Je suis satisfait, colonel. Nous allons pouvoir passer à la suite. Une nouvelle mission va vous être assignée. Vous allez espionner les rebelles pour moi. Charles, ici présent, vous accompagnera.
J’écarquille grand les yeux. Je ne m’attendais pas à ça. Une fois de plus, je ne comprends pas cet homme. Pourquoi m’apprendre à tirer pour ce genre de mission ? L’espionnage demande une discrétion absolue. Une détonation et les rebelles rappliquent aussi sec. Mes couteaux sont plus adaptés à la situation. Mais plus que ça, j’enrage de faire équipe avec Tellin. Nos regards se croisent et un fin sourire se dessine sur ses lèvres. Il ne doit pas être étranger à cet ordre de mission. Je ressens une pointe de jalousie lorsque mon père s’adresse à Tellin par son prénom. On voit bien que je ne représente rien de spécial pour lui. Je suis juste un soldat qui obéit aux ordres. Il considère plus Tellin comme sa famille que moi. Mon prénom, il a cessé de l’utiliser quand il a compris que je resterai une déception pour lui.
- Je vous sais loyale à l’armée malgré nos petits désaccords du début. Les missions que vous avez accomplies dans la section spéciale prouvent que je peux vous faire confiance. Cette mission chez l’ennemi doit demeurer secrète, continue mon chef à mon intention. On m’a rapporté que les rebelles commencent à bouger. Il faut à tout prix savoir ce qu’ils préparent. Repérez leurs positions exactes et essayez de connaitre leur plan. Vous partez demain.
- Si tôt ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.
- Cela vous pose un problème, Darkan ?
- Nullement, mon maréchal, me rattrapé-je vivement.
- Vous m’en voyez ravi.
Il se tourne vers Tellin et lui tend un dossier.
- Voici, les informations pour votre mission. Vous pouvez disposer.
Nous faisons claquer nos bottes à l’unisson avant de lâcher :
- À vos ordres, mon maréchal !
L’instant d’après, nous sommes à l’extérieur. Je suis hors de moi. J’en veux à Tellin aussi bien qu’à moi-même. Encore une fois, j’obéis aveuglément aux ordres. Je lève les yeux vers Tellin. Je m’attends à le voir sourire ou à fanfaronner, mais rien de tel, juste un visage neutre. Il se contente de m’enjoindre à le suivre jusqu’à son bureau. Le trajet se fait en silence. Même si je ne devrais pas, je regrette que ce ne soit pas Hans, mon coéquipier, mais vu la manière dont je lui ai parlé la dernière fois, je crois qu’il ne voudra plus de moi. C’est mieux ainsi. Tellin ouvre la porte pour me faire entrer. Je ne viens pas souvent ici. Il faut dire que d’habitude j’évite cet endroit comme la peste. Tellin referme derrière moi. Mon cœur manque un battement quand j’entends la serrure émettre un cliquetis. Je suis piégée. Aucune fuite n’est possible. Le major passe à côté de moi, la clé dans la main.
- Simple précaution. Nous ne serons pas interrompus.
Il s’installe dans son siège et m’invite à faire de même. Je m’exécute, mais je me tiens prête à réagir au moindre signe suspect de sa part. Il étale les documents concernant la mission sur sa table et se met à les analyser. Je ne bouge pas et attends. Les minutes s’éternisent. Tellin prend de temps à autre des notes. Il assimile tout ce qui peut être utile. Le connaissant, il va seulement me dire ce que j’ai à maitriser selon lui. Dès que le maréchal l’a désigné comme membre de l’équipe, il est devenu le chef. Je dois le suivre un point c’est tout. J’ignore combien de temps j’ai passé à le fixer avant qu’il ne m’adresse la parole :
- Départ demain à six heures. Les rebelles ne sont pas tout près. J’espère que l’on sera rentré le jour même. Les nuits sont encore fraiches et loin d’être sans danger. Questions ?
- Que faut-il faire ?
- Espionner, rien de plus. Pas d’assaut ! Pas de prisonniers ! Juste observer. Si on est surpris, on doit éliminer l’ennemi.
- En quoi vont me servir mes leçons de tir ? demandé-je de plus en plus sceptique.
- À tuer à distance si on est repéré. Prends ton silencieux.
- C’est tout ? m’étonné-je.
- C’est tout, confirme-t-il.
Décidément, je ne comprends vraiment pas les décisions de mon père. Il perd peut-être la tête, pensé-je avec amusement. Avec toutes les personnes qu’il envoie à la mort, cela ne serait pas étonnant. Quoi qu’il en soit, je me lève de ma chaise. Je ne resterai pas une minute de plus ici.
- Je vais aller me préparer. Pouvez-vous ouvrir la porte ?
- Le sujet de la mission est clos, mais un autre sujet non.
Je laisse tomber le vouvoiement.
- Que veux-tu ?
Tellin se lève à son tour et s’approche. Je recule. Il s’arrête à quelques pas de moi. Il met les mains dans ses poches.
- Tu m’as manqué. Tu sais ça ? Depuis que tu traines avec Wolfgard, je ne te vois plus. Pourtant, nous devions terminer notre discussion de l’autre fois. Tu te souviens ?
Sa voix est douce et caressante, mais elle me laisse de marbre. Je sais ce qu’il veut. Il ne m’attendrira plus de cette manière.
- Pour moi, elle était terminée. La réponse est toujours non.
Il secoue la tête, un sourire aux lèvres.
- Je m’en doutais.
Il reprend son approche. Je recule de nouveau, mais le mur arrive bien trop rapidement dans mon dos. Je tente d’empoigner un poignard, mais Tellin m’en empêche. Il est beaucoup trop proche. Je me mets à paniquer, mais rien n’y fait, il bloque tous mes mouvements. Il me désarme en un instant en balançant mes lames et mon semi-automatique à l’autre bout de la pièce. Il me libère. Je ne bouge pas. Je ne suis pas idiote malgré mon excellent niveau en combat, je n’ai aucune chance contre lui. Il le sait. Il passe son index sur ma joue pour ensuite enrouler une mèche qui est sortie de mon chignon.
- Reprenons où nous en étions.
N’ignorant rien de ce qui va suivre, je tourne la tête, mais c’est peine perdue puisqu’il m’empoigne le visage pour que je lui fasse face. L’instant d’après, ses lèvres prennent possession des miennes. Je connais cet homme comme lui me connait, la différence est que moi, je le hais. Je n’éprouve plus rien pour lui, juste du dégoût et de l’hostilité. Malheureusement à ce moment précis, la haine a laissé place à la terreur. Je ne supporte pas que cet homme me traite comme bon lui semble, mais dans l’état actuel des choses, je ne peux rien faire. Il peut me détruire en un claquement de doigts s’il le désire. Je sens sa main se faufiler derrière mon dos et se poser dans le creux de mes reins. La panique m’envahit lorsqu’il y appose une pression avec ses doigts. Soudain, on frappe à la porte. Le major général s’éloigne de moi, rompant ainsi le contact entre nous. Il semble particulièrement furieux d’avoir été interrompu. Cela me laisse un moment de répit. Le temps que Tellin ouvre pour voir qui c’est, j’en profite pour récupérer mes armes. J’aperçois le secrétaire du maréchal dans l’entrée. Les deux hommes parlent à voix basse. Le secrétaire finit par partir. Tellin se retourne vers moi.
- File ! m’ordonne-t-il.
Je ne me fais pas prier. Avant de le quitter, Tellin m’adresse une dernière parole.
- Demain six heures. Je ne tolèrerai aucun retard. Compris, colonel ?
- Oui, mon major général.
- Ne crois pas en avoir terminé, m’avertit-il lorsque je le dépasse.
Je l’ignore et me dépêche de rejoindre mon bureau avant qu’il ne change d’avis. La journée de demain s’annonce horrible.