Des épaules d’Iro, à l’emprise d’une main inconnue, se propage une crispation jusqu’à sa poigne au bras de Wazo. Elles se retournent en sursaut, et contemplent une présence, peu frêle, légèrement à leur hauteur, le dos courbé. C’est Tio, tenant de son autre main son vieux chariot, actuellement vide mais où, à chaque interstice, s’accumulent amas de fils aux multiples teintes, brillantes et sombres.
Iro soupire, et rassure Wazo, crispée, que l’inconnu est familier, avant de s’adresser à lui.
« Justement je vous cherchais !
– Elle est bien bonne celle-là ! Tu aurais pu demander à un garde de t’accompagner à mon atelier, plutôt que de te faire passer pour des orphelines, avec ton amie.
– On ne voulait pas attirer l’attention.
– Hé bien ! dit-il en pointant autour d’eux les étals aux marchands rivés sur eux, chassant leurs regards trop curieux, et repoussant d’une moue un passant qui s’apprêtait à leur offrir à manger. C’est raté. Allez, suivez-moi ! » commande-t-il en poussant à deux mains le manche du chariot.
Entre-temps, afin de se cacher de l’inspection des gardes, Iro et Wazo marchent la tête baissée, dans l’ombre du sillon du chariot. Cependant, rattrapée par la curiosité, enivré par la mascarade, Wazo pousse par petit à-coup le véhicule, aidant, comme n’importe quel apprenti tisserand, faisant plisser de réconfort les yeux de Tio.
« Hé ! interpelle l’un des gardes au contact. Artisan Tio ! Merci, pour les tuniques, sans vous on serait tous nus, ou tous sales.
– Je remplis mes responsabilités, la moindre des choses, répond-il placide.
– Par ailleurs, tu n’as pas rencontré de personnes suspectes ?
– Moi ? réfute-t-il. Je suis trop occupé. Faire attention à ce genre de chose ? À voir le mal partout, il finit par se loger dans vos pensées, et à mon âge… le temps m’est précieux. Autant que ma santé.
– Et eux ? demande l’autre garde en désignant Iro et Wazo, qui tentent d’occulter leur présence en tirant leurs capes sales.
– Voyons ! Regardez bien ! Ce sont de simples orphelines, sans vocation. Elles m’accompagnent simplement le temps du voyage.
– Attendez ! dit le garde en s’approchant de Wazo, alors que Iro lui envoie, d’une maladresse préméditée, le baluchon puant au visage. Oh, c’est quoi cette odeur ! hurle le garde, avant de rejoindre son collègue, prompte à reprendre la patrouille. Excusez-nous Artisan Tio, à la prochaine ! »
Fière, Iro ramasse le baluchon, un fardeau devenu si léger. Wazo quitte l’arrière pour se positionner à côté de Tio, et ils poussent ensemble le chariot jusqu’à son atelier, dans le quartier des Tisserands.
Les étals marchands, et leur brouhaha, se dissipent… ou plutôt sont remplacés par une autre sérénade. Moins cacophonique, de fils et d’aiguilles, de cordes et de nœuds, du simple habit à la grande voile. Les ateliers étendent, sur de hautes perches, ribambelles de tissus aux nuances proches de la concrétisation. Dansant au gré du vent, leur claquement, et volupté, évoque un tango lent, et passionné.
Chaque artisan a son propre atelier, de largeurs différentes mais d’une hauteur uniforme. Légué d’apprenti en apprenti. Héritiers d’un savoir-faire spécifique, reflété sur leurs étendards communément alignés. À la fois dans un effort esthétique, mais aussi pour crier leurs idées. L’atelier de Tio est au bout, à proximité d’un axe de passage, proche d’une entrée vers les forges. Petit, à la limite de la taille de deux chambres, son étendard affiche des tissus horriblement criards.
« Mes dernières créations », plaisante Tio en surveillant leurs réactions. Ayant surmonté les souvenirs associés à sa rencontre avec la bête, Iro est uniquement choquée par la laideur du choix des couleurs, alors que Wazo, toujours envieuse des sorties scolaires, rayonne au parfum d’une nouvelle aventure.
L’intérieur est un désordre sans nom. Des fils sont pendus à tout-va dans un esprit guirlandesque. Le comptoir est submergé de commandes écrites, et croquis. L’arrière-boutique est indiscernable, et Tio y disparaît, dans ce qui semble constituer un escalier de fortune, descendant.
Iro se met à délicatement soulever la paperasse à la recherche d’indice, tandis que Wazo se déplace vers la place la mieux ordonnée de l’atelier. Bien éclairé grâce à une fenêtre béante sur le carrefour. Devant une immense plaque de métal brossé à en devenir un miroir. À proximité de rideaux noirs, d’une cabine d’essayage, et d’un imposant tas de tissus. Un mille-feuille multicolore. Une pile de chutes, et de rejets, qui ont pris la forme d’un canapé.
Tio remonte, et lance une flopée de ses nouvelles créations sur le canapé, et annonce la couleur.
« Faites-vous plaisir ! Vous êtes maintenant responsable de choisir la prochaine tunique de sortie des architectes, et moi je vais piquer un somme.
– Attendez ! interpelle Iro, tandis que Wazo s’adonne aux nouvelles tuniques. C’est à propos de la tunique que j’ai portée lors de ma dernière sortie.
– Oui ? acquiesce Tio, dubitatif.
– Est-ce que c’était… une édition limitée ?
– Hé bien, médite-t-il sans comprendre totalement la question. Toutes mes œuvres sont uniques, même si je m’applique dans leur correspondance, il y aura toujours un petit effilochage, un petit je-ne-sais-quoi, et ça ne s’arrange pas avec le temps.
– Et vos apprentis ?
– Ah que non ! rouspète-t-il. Mes apprentis ne travaillent pas sur les commandes à destination des Architectes. Aussi talentueux soient-ils, il existe toujours un ordre des responsabilités. En cas d’erreur, je ne souhaite pas que la faute leur incombe, pas pour le moment. J’ai encore une dernière promesse à tenir, finit-il par chuchoter chaleureusement, plein de complice, avant de s’arrêter face à l’air soucieux d’Iro. Il remue la paperasse sur le comptoir. Tiens ! Si tu fouilles, tu trouveras peut-être une commande nominative pour ta tunique. Je garde tous, enfin, comme si c’était pas évident, mentionne-t-il en désignant le bazar. Ma mémoire me manque, mais s’il y a un détail ! Je l’ai sûrement écrit. Sur ce, bonne chance, et je m’en vais dormir !
– Merci ! répondent Iro et Wazo en cœur.
– Et aussi ! mentionne-t-il en revenant sur ces pas. Si je ne vous croise pas, n’oublie pas de marquer ma meilleure création ! » dit-il accompagné de petits ricanements de fatigue, jusqu’à ne plus être audible dans les sous-sols de son atelier.
Chacune s’affaire de son côté. Iro retourne les blocs de papiers à la recherche de son nom. D’abord dans un désordre similaire puis, fatigué de retourner la même feuille plusieurs fois, elle arrange par ordre de profession, puis alphabétique. La pile des architectes et… le reste du Croc. Wazo, elle, étale les tuniques, les fait défiler en superposition sur sa cape, hésite à les porter, affiche des grimaces contraignantes, tout en évitant de croiser les regards passant proche de la fenêtre, ou révéler son visage. Rapidement, les deux arrivent à bouts, et se rejoignent sur le canapé.
« Je ne m’y retrouve pas avec toutes cette paperasse, dit Iro.
– Je ne m’y retrouve pas avec toutes ces tuniques, dit Wazo »
Soudain, l’idée de permuter les rôles naît d’un accord mutuel. Dans la cabine d’essayage, Iro se change. De tuniques en tuniques, elle improvise un défilé burlesque, en essayant d’égaliser, par ses expressions, l’extravagance des costumes. Tant la scène crie à l’attention, elle repousse les curieux. Sur le canapé, Wazo l’encourage. D’abord timidement, puis rapidement avec éloquence. Elle se retrouve à osciller entre observer la scène, et lire la paperasse. Le temps entre deux changements se réduit, au fur et à mesure que Iro maîtrise l’art du déguisement. Wazo s’adapte, et effleure des doigts, de manière préemptive, à la recherche des passages bosselés d’encre, pour n’avoir besoin que d’un seul coup d’œil pour trier.
Finalement, Wazo met la main sur la commande. Elle la relie deux fois pour être sûr, sous la tension du regard d’Iro, avant la tendre, les bras levés, et pousser un cri. Iro la bouscule en bondissant sur le canapé, et lit attentivement la feuille.
Une commande comme une autre, nominative, avec ses vagues mensurations, et une note gribouillée sur un coin. Remise en main propre à un Architecte.
« Pas plus d’infos, s’affale Iro, en poussant un râlement, donnant des coups de pieds dans l’air.
– Ça signifie aussi, que c’est probablement pas un Architecte des hauts quartiers qui a récupéré ta tunique.
– Si c’est le professeur… c’est comme retourner dans une sans issue. Ah ! J’espère que Tio, va se réveiller de sa sieste, et me donner plus de détails. »
Wazo continue à tourner les feuilles, en cherchant un lot de consolation pour Iro, et tombe sur un croquis somptueux. Un prototype de tunique d’Architecte, qui, même en respectant le moule commun, se différencie dans le moindre détail, le moindre relief, la moindre dentelle, et ses ravissantes rayures. Le modèle le portant a un visage rayonnant, des traits dessinés distincts, mais n’évoque rien à Iro.
« Tu la connais ? demande-t-elle, intrigué par le réalisme de l’expression.
– Non, murmure Wazo, tremblante, les doigts pinçant les recoins du croquis, cachant des notes. On demandera à Tio, quand il se réveillera, enchaîne-t-elle en rabattant le papier dans la pile, puis soulève une autre tunique à essayer.
– Tut, tut, tut ! refuse Iro. C’est à ton tour d’essayer, dit-elle en montrant la cabine, impatiente, puis elle tire Wazo du canapé, et la pousse à commencer son défilé. »
Contrairement à Iro, Wazo adopte une attitude moins déjantée. Sa chevelure contre-balance l’exagération du tissu, et lui donne une présence cérémonieuse. Une présence à laquelle s’émerveille Iro au début, mais rapidement se transforme en remarques, mêlant jalousies sous le ton de plaisanteries.
Un coup de vent frappe le visage d’Iro, et dévie son regard vers l’extérieur. Une figure voilée apparaît, mais à la fougue furtive et familière, taillant sa route en direction de l’entrée des forges.
« Raivo ? »