Chapitre 26 : Julie – Chassée (5)

Une pièce sombre, de la moquette sale, des murs un peu décrépis, un grand couloir vide, seulement éclairé par un néon vert clignotant en direction d’une sortie de secours. Julie secoua la tête.

- La chasse est ouverte, ma chérie.

Elle n’en revenait tout simplement pas. Elle commençait cette chasse davantage en colère qu’apeurée. Six mois. Six mois sans chasse. Six mois à le contenter, jour après jour, à le distraire totalement, à remplir chaque seconde de sa vie. Elle allait devoir payer sa seule erreur de choix des six derniers mois. Elle avait envie de hurler, de crier, de taper sur les murs, de fracasser des tonnes de vaisselle. C’était inenvisageable, inconcevable, injuste.

Elle prit sur elle. Si elle ne se calmait pas, elle allait le décevoir et cette fois, ça serait immensément plus grave. Elle souffla plusieurs fois, se forçant à se concentrer sur la situation actuelle.

Elle s’en voulut. Dans sa colère, elle n’avait pas pris la tension de l’endroit où elle se trouvait. Enfin davantage en phase avec elle-même, elle se rendit compte de l’atmosphère de ce lieu vide, sombre, froid, sale, vieux, dégradé et… Tiens, du bruit. Y avait-il en fait des gens ici ? Derrière une lourde porte battante devant elle provenaient des sons de voix. Elle poussa la porte, curieuse. Un sas. Une nouvelle double porte. Elle comprit où elle se trouvait avant même de pousser la seconde porte battante.

Sans surprise, des rangées de sièges apparurent devant elle, faisant face à un énorme écran blanc sur lequel un film se déroulait. Elle n’avait jamais vu cette œuvre mais reconnut un célèbre film d’horreur. La scène n’avait pas été choisie au hasard. Glauque, lugubre, sordide, le tueur en série parlait sur une musique stridente à sa victime impuissante et terrorisée.

Julie frémit et grimaça. Elle avait fait découvrir le cinéma à son bourreau, lui offrant le bâton pour se faire battre. Il avait vite appris. Le film, la scène, il avait choisi à merveille. Elle s’avança de quelques pas pour découvrir que le film sur l’écran n’était pas la pire chose de cette pièce.

Pas un siège de la salle n’était vide. Des cadavres assis regardaient le film, l’un avec les viscères à l’air, l’autre de ses orbites vides d’où pendaient deux yeux seulement tenus par le nerf optique. Son voisin sans tête permettait à celui derrière lui, sans mâchoire, de voir. Chaque spectateur offrait un spectacle différent. Julie ne put que constater qu’aucune odeur nauséabonde n’emplissait le cinéma. Pas de mouche, pas d’asticot. Le travail était récent, très récent. Il avait tué tous ces gens, hommes, femmes, enfants et même nourrisson, constata Julie, en moins de quelques minutes, juste pour elle.

Elle tomba à genoux, ferma les yeux et pleura. Elle savait qu’elle était censée fuir. Elle ne pouvait pas. Tétanisée, paralysée de douleur et d’horreur, elle resta sur place, incapable de bouger. Le son du film la transperçant de l’intérieur, elle se boucha les oreilles, tentant par tous les moyens de s’isoler de son environnement.

Des mains prirent doucement les siennes, l’obligeant à se lever.

- Ouvre les yeux, ordonna-t-il d’une voix calme et tranquille.

Julie secoua la tête. Elle ne pouvait pas. La musique du film la transperçait de nouveau.

- Obéis. Je veux que tu vois ce que j’ai fait pour toi.

Julie trembla, tenta de reculer, de lui échapper, secoua la tête. Il l’empoigna plus fermement sans toutefois lui faire le moindre mal. Il lui maintint les bras dans le dos et lui fit relever la tête.

- Crois-tu que c’est leur rendre honneur ? Vas-tu les laisser être morts pour rien ? Si tu ne les regardes pas, leur souffrance aura été inutile, vaine, sans but. Je les ai tués pour que tu les vois. Rends-leur leur dignité. Regarde-les.

Julie fut touchée en plein cœur. Ces hommes, ces femmes, ces enfants ne devaient pas avoir perdu la vie futilement. Les regarder ne ferait pas diminuer la souffrance de leurs proches mais au moins rendrait-elle leur perte moins insignifiante. Julie ouvrit les yeux et suivit son bourreau dans le complexe cinématographique.

Chaque salle présentait une ambiance différente, liée au film projeté. Un dessin animé : des enfants égorgés rougissaient les sièges. Un film d’esclavage : des spectateurs à la peau noire déchirée de coups de fouet pendaient enchaînés. Un film érotique : des corps nus gisaient dans des positions sexuelles étranges. Un film de guerre : des morceaux de cadavres explosés tapissaient le sol, les sièges, les murs, le plafond et même l’écran immaculé. Pour quelqu’un qui n’avait jamais vu un film de sa vie moins d’un an auparavant, il avait fait un travail remarquable.

Julie avait la nausée. Elle tremblait, lisant sur le visage de certains une souffrance inouïe. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir responsable. Ils étaient morts parce qu’elle avait été incapable de le distraire. Cela ne se reproduirait plus jamais.

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