Chapitre 27 : Julie - Evolution

- Tu t'arrêtes ? s'étonna le roi. Continue, je t'en prie, je passe un excellent moment à t'écouter raconter.

- Je t’ai tout raconté. Il ne s'est plus jamais ennuyé ensuite, précisa Julie.

Le roi sourit. Les épaules détendues, le souffle ample, le visage serein, il avait bu les paroles de son interlocutrice comme un nectar sacré. Alentours, les discussions avaient repris : les invités participaient à divers jeux sur la pelouse.

Sur un transat en rotin, non loin, deux vampires mordaient une humaine dénudée au collier brillant. Le premier malaxait sa lourde poitrine, la bouche posée dans son cou, comme pour lui donner un baiser langoureux. L'autre léchait le sang rouge vif qui coulait le long de la cuisse de la victime, telle de la crème glacée. Du terrain de badminton, au-delà de la terrasse, un cri strident recouvrit les rires, puis s'évanouit. La gorge sèche, Julie retourna son visage décomposé vers le roi.

- Je comprends ton ancien maître, dit ce dernier en maîtrisant chaque mot, chaque syllabe, savourant ce moment pleinement. Ta façon de te comporter, de nous raconter cette histoire... Tu as…

Il tendit le bras vers la joue de Julie qui releva brusquement le menton.

- Je dois l'avouer, tu es douée pour nous distraire, finit le roi.

Julie serra les dents si fort qu'elle crut qu'elles allaient se déchausser. Se remémorer ces souvenirs lui avait laissé un arrière goût de bile en bouche. Le vrombissement du jacuzzi lui martelait les tempes. Les bulles qui éclataient à la surface soulevaient son ventre noué.

Dix ans plus tôt, elle avait échappé à l'emprise d'Elijah. Depuis, elle servait des Vampires comme elle le faisait avec lui, en les divertissant. En échange, elle gagnait le droit de ne pas souffrir. Elle espérait bien recevoir la même récompense ce soir.

Ils la laisseraient partir, elle en était certaine, afin de revivre ça, de s’amuser encore, êtres immortels plein de moments libres incapables de combler eux-mêmes. Le roi ne venait-il pas de l’annoncer douée ? Elle attendit qu’il lui permette de s’en aller.

- Je déclare cette femme intouchable, annonça le roi en se redressant.

À la table d'à côté, les invités en pleine partie de billard hochèrent la tête de concert. Avec leur ouïe aiguisée, tout les participants à la fête avaient perçu les ordres du rois, Julie n'en doutait pas. Et ceux-ci seraient bientôt relayés à l'intégralité de la communauté. Intouchable ?

- J'ignore ce que cela signifie, indiqua Julie.

- Personne au monde à part moi ne peut te toucher, expliqua le roi.

Julie fronça les sourcils. Personne au monde ? Il ne pouvait décemment pas contrôler l'intégralité des huit milliards d'êtres humains sur Terre. Elle supposa qu'il parlait des Vampires. Julie constata qu'aucun changement d'ambiance n'avait suivi cette annonce. Soit les Vampires s’en fichaient, soit ils cachaient leurs émotions. Julie décida de ne pas s’y attarder. Cet univers n’était pas le sien et ne le serait jamais. Elle les servait en échange de sa vie et cela lui suffisait amplement.

- Cela signifie que malgré mes connaissances sur votre monde, j'ai le droit de vivre ?

- Ça veut dire que je suis le seul à avoir le droit de te tuer, indiqua le roi.

Julie grimaça. Ça n'était pas très agréable à entendre. Elle n’en fut pas terrorisée pour autant. Si son interlocuteur avait voulu la tuer, il l’aurait fait depuis longtemps. Julie savait que son talent d’organisatrice de soirée lui valait d’être tolérée par ces monstres sanguinaires. Il suffisait de les faire s’amuser – un bon film, des jeux de réflexion ou un simple bilboquet – et Julie gagnait son passe-droit pour un jour de plus de tranquillité. Elijah l’avait modelée ainsi.

- Mais disons que tu apportes suffisamment à notre monde pour avoir le droit de rester en vie, précisa le roi.

Julie fronça les sourcils. Cela signifiait-il que si elle décidait d'arrêter de travailler pour eux, elle mourrait ? Elle comptait bien prendre sa retraite un jour ! La pensée s'éloigna rapidement d'elle car le roi n'était plus qu'à quelques centimètres d'elle. Julie tenta de s’éloigner mais le bord du jacuzzi l’en empêchait.

Son cœur accéléra, sa respiration suivit, tout son corps se tendit. Le plus grand prédateur de ce monde la touchait maintenant. Julie se sentait impuissante. Elle n'osait pas bouger, craignant d'un geste de lui déplaire. Qu’attendait-il d’elle ?

Avec Elijah, au moins, c’était clair. Face à ce Vampire inconnu, Julie hésitait. Souhaitait-il une soumission totale ou bien une rébellion ? Une main sur sa hanche, il se pencha vers son cou. Julie tressauta avant d'être rassurée. Il voulait seulement lui parler au creux de l'oreille.

- Je vais utiliser ton corps. Je sais que tu n'es pas spécialement intéressée et je ne vais rien faire pour améliorer ou envenimer les choses.

- Je… Je n'ai jamais… Je suis… Je… bafouilla-t-elle en sanglots.

Julie n'en revenait pas. Elijah lui avait pris son passé, sa vie, son sang, ses rêves d'enfant. Une seule chose lui avait été épargnée et voilà qu'elle était sur le point de le perdre. Elle avait envie de disparaître, de s’envoler, qu’il s’en aille. Il était trop près, bien trop près. Il voulait le repousser mais n’osa pas. Sa main droite se mit à trembler sur le rebord en bois du jacuzzi, envoyant quelques gouttelettes d’eau en dehors.

- Elijah n'a jamais profité de toi ? s'étonna le roi en reculant un peu.

Quelques centimètres plus loin, ouf. Le monstre s’éloignait. Julie se sentit comme Shéhérazade. Si elle racontait suffisamment bien et assez de jolies histoires, la laisserait-il tranquille ?

- Il ne désirait pas cela et n'a jamais semblé intéressé, sanglota Julie.

Le roi se recula encore en fronçant les sourcils.

- Mais que faisiez-vous ensemble ?

- De la pâte à sel, répondit Julie.

Sa réponse pouvait paraître incongrue et pourtant, ce fut la première image qui lui vint en tête. Le roi la fixa sans ciller, bouchée bée.

- Il m’avait réveillée en pleine nuit, raconta Julie, sautant sur l’occasion de distraire le démon autrement. Il ne le faisait jamais. Il n’était pas capricieux, pas du tout même. Si je le laissais avec une gameboy, il jouait jusqu’au matin en riant. Il ne se plaignait jamais. Il ne se moquait jamais de mes propositions, tant qu’elles étaient étaient novatrices et amusantes. Il n’aimait pas les choses trop sérieuses. Les jeux de société, par exemple, il a essayé mais il a rejeté jeu après jeu. Son ennui m’a valu une chasse. Je n’ai plus jamais tenté.

- De la pâte à sel ? répéta le roi.

- Je l’avais laissé croulant sous les billes. La maison où nous étions surplombait une plage. Il construisait des circuits dans le sable, avec des ponts et des tunnels. Il s’amusait comme un fou. Et voilà qu’il me réveille et me dit « Je m’ennuie ». Mon cœur a raté un battement. Si je ne faisais rien, ces trois mots deviendraient quatre.

- La chasse est lancée, supposa le roi et Julie acquiesça.

- J’ai activé mon cerveau et la seule idée qui m’est venue a été de proposer de la pâte à sel. Il a adoré ! Il en a mis partout en riant. Il a réclamé de faire cuire ses créations qu’il a ensuite laissé derrière lui. Il n’était pas très sentimental question objets.

Les lèvres du roi s’étirèrent.

- Il pouvait être tellement adorable, se rappela Julie, mélancolique. Un soir, je l’ai laissé avec des kapla. Vous savez ce que c’est ?

- Non, admit le roi qui semblait se retenir d’exploser de rire.

- Des petits bouts de bois de cette taille, indiqua Julie en mimant de ses mains. Il faut les assembler pour créer des maisons ou des ponts. Sur la boîte, ils montrent une tour Eiffel ou le Taj Mahal mais aucun enfant ne peut faire ça. J’avais fait apporter une centaine de boites à monsieur Handel. À mon réveil, je me trouvais à l’intérieur d’un palais. Une arche surplombait mon lit. Je ne sais pas comment il a fait pour que des petits bouts de bois contrent ainsi la gravité mais c’était sublime. J’étais comme une reine dans son château.

- Chacun sa perversion, en conclut le roi.

- Ça n’était pas sexuel ! se récria Julie.

- Si carrément ! la contra le roi tandis que plusieurs clients ricanaient.

- Je vous assure qu’il n’a jamais…

- Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bite dans un vagin que ça n’est pas sexuel. Il aimait jouer à l’enfant devant sa maman. C’est son droit. Je ne juge pas. Ce n’est pas mon truc mais j’accepte. Je déteste le mensonge alors les jeux de rôle, très peu pour moi. Ceci dit, je dois lui reconnaître ça : t’avoir forcé à le dominer, bravo ! Elijah a du mérite, à n’en pas douter !

- Je ne l’ai pas dominé ! s’exclama Julie, outrée.

Elle était son esclave, pas l’inverse.

- Tu choisissais les hôtels, les activités, les transports, les repas. Tu avais bien sa carte bleue ? la contra le roi.

- Oui, admit Julie dont le cerveau se noyait.

- C’est typique d’un jeu de domination. Le soumis travaille et la domina en profite. Il t’a forcée à le dominer, répéta le roi en riant. J’aurais aimé le connaître !

Julie se renfrogna en fronçant les sourcils. Avait-elle vraiment dominé Elijah ? Était-ce vraiment sexuel ? Elle n’arrivait pas à le croire mais la bile lui montait à la gorge.

Elle se souvint de sa période « dinosaure ». Il avait passé un trimestre entier à jouer avec des figurines, à regarder les dessins animés, reportages et films sur le sujet, à apprendre par cœur toutes les espèces, à réaliser des puzzles ou des moulages de vélociraptor et de ptérodactyle.

Il ne se plaignait jamais des hôtels choisis, ni des trajets. Elle choisissait la nourriture et il mangeait sans se plaindre ni rechigner. Avaient-ils vraiment joué au papa et à la maman, avec elle dans le rôle de la mère et lui de l’enfant ?

Elle n’en revenait pas et pourtant, ça lui paraissait maintenant tellement évident. Le roi venait de mettre des mots sur des années de souffrance et étrangement, Julie s’en sentit mieux. Tout prenait sens.

- Ceci dit, dit le roi, il est mort depuis des années et tu es jeune. Tu n'as jamais baisé depuis ?

Julie rougit et baissa les yeux. Son malaise et sa honte étaient total.

- Ça me convient au plus haut point, précisa le roi en se rapprochant de Julie, comblant l’espace aqueux les séparant. Je vais donc préciser quelque chose : tu m'appartiens, dit-il en la forçant à le regarder dans les yeux. Ton corps est à moi. Tu ne le donneras à personne d'autre. Tu as compris ?

Julie hocha la tête, sans pouvoir retenir ses larmes. L’envie de le repousser augmentait. Tout son bras droit tremblait maintenant. Le roi jeta un œil sur le membre remuant, sourit puis lui dit, les yeux dans les yeux :

- Je déteste le mensonge alors ne me fais surtout pas croire que tu aimes. Vas-y. Tu peux. Je te permets. Au contraire, fais, j’adore !

Elle savait que c’était vain. Ça ne changerait rien à ce qui allait se passer. Mentalement, ça l’aiderait. Son esprit en avait besoin. Si ce salopard avait réclamé sa coopération, Julie aurait sombré. Elle mit les bras devant elle, touchant le torse du démon et poussa. Le geste lança les hostilités. Le roi se jeta sur elle, écartant ses bras protecteurs sans la moindre difficulté. Il eut ce qu'il voulait, dans sa totalité. Son corps et ses cris.

Finalement, le roi se rajusta dans le jacuzzi alors que Julie tremblait, en boule, à l’autre bout du bassin bouillonnant. La fête en dehors n’avait pas changé. Nul n’en avait rien eu à faire du drame se jouant dans l’eau chaude.

- Tu peux disposer, indiqua-t-il en accompagnant ses mots d’un geste nonchalant de la main. Va donc faire ce pourquoi on te paye.

Au moins ne sous-entendait-il pas que ce qui venait de se passer en faisant partie. Si en plus il l’avait traitée de pute, Julie aurait sombré. Elle attrapa sa jupe et son chemisier, les plaquant contre son corps pour s’enfuir vers la salle de bain la plus proche.

Elle y enfila un peignoir. Ses sous-vêtements nageaient encore dans le jacuzzi et sa jupe et son chemisier trempés ne lui servaient plus à rien. Elle passa la soirée dans cette tenue à ajuster face aux inévitables imprévus. Sa présence sur le terrain ne fut heureusement plus requise.

Les Vampires nettoyèrent derrière eux, permettant à Julie d’être couchée à deux heures du matin. Éreintée, elle s’endormit rapidement dans la chambre de la maison louée spécialement pour l’occasion. Elle aimait se trouver proche de ses fêtes et la location avoisinait la villa utilisée pour l’évènement.

La douce chaleur, les draps chauds, l'oreiller moelleux, une main caressant son front. Julie ouvrit les yeux. Elle mit un instant à se rappeler où elle se trouvait. La chambre de la location près de la villa. La nuit revint à sa mémoire, la griffant méchamment. Un café ne serait pas de trop. Cela devrait cependant attendre.

En effet, assise sur le lit se trouvait la femme du roi. Elle s’était changée, portant une tenue bien plus décontractée. Elle avait troqué pantalon et veste stricts noirs pour une robe de la même teinte mais décolletée. Des escarpins à talons vertigineux remplaçaient les chaussures plates confortables portées pendant la fête. Ses cheveux bruns strictement maintenus en chignon la veille dansaient librement autour de sa tête.

- Tu m'as réveillée, comprit-elle.

- Tu avais fini ton cycle de sommeil. Vu ton sommeil en retard, tu aurais continué ainsi pendant une semaine. Il fallait bien te réveiller avant. Ce moment semblait opportun vu les indications envoyées par ton corps.

- Je vais en effet très bien. Je n'ai pas aussi bien dormi depuis des années. C'est surprenant vu ma soirée d'hier…

- Nous t'avons aidée à dormir paisiblement.

- J'ignorais que vous en étiez capable, avoua Julie.

Elle eut un sourire pour seule réponse.

- Elijah pouvait le faire aussi ? demanda Julie.

- Sans aucun doute mais qu'il appréciait de te voir faire des cauchemars ne m'étonne pas. Il contrôlait ainsi autant tes jours que tes nuits. Ce type de plaisir n'est guère surprenant de sa part.

- Il m'a dit une fois alors que je venais de me réveiller en nage après un cauchemar particulièrement horrible qu'il pourrait me faire bien pire mais qu'il tenait à ce que je garde ma santé mentale et qu'il aimait jouer au funambule en restant sur la ligne sans pour autant me faire tomber.

Malika sourit avant de changer totalement de sujet.

- Tu es française ?

- En effet. Pourquoi ? interrogea Julie, surprise par la question.

- Nous sommes aux USA. Nous parlons anglais depuis le départ et rien dans ton accent ne laissait supposer tes origines. Les recherches menées sur toi cette nuit ont apporté cette information, parmi d'autres, mais elle m'a surprise.

- Je suis désolée. Je ne cherchais pas à vous cacher quoi que ce soit.

Julie ne tenait pas à contrarier un Vampire, qui qu’il soit.

- Pas de souci. Tu parles beaucoup de langues ?

- Sept, répondit Julie qui avait envie que cette conversation se termine rapidement afin de pouvoir mettre de l’ordre dans ses pensées.

La soirée de la veille avait été très dure. Julie aurait préféré être seule au réveil, se prendre une douche, se recroqueviller dans un coin et pleurer, avaler un pot entier de crème glacée ou aller courir des kilomètres pour retirer cette tension qui lui vrillait les nerfs.

- J'ai cru comprendre que tu étais plutôt du genre fille à papa peu travailleuse étant enfant. C'est un goût pour les langues qui t'a amenée à travailler cela en particulier ?

Julie regarda autour d’elle, cherchant la porte de sortie. Elle n’avait pas du tout envie de bavarder avec la femme de celui qui l’avait violé la veille. Elle se força, consciente que la Vampire ne partirait qu’une fois qu’elle aurait obtenu ce qu’elle voulait. Julie se demanda ce que c’était. S’intéresser à un être humain n’était pas exactement le propre des tueurs sanguinaires, sauf pour s’en nourrir et Julie espérait bien passer son tour.

- Elijah m'a appris à parler ces langues. Au départ, je ne parlais que le français. Je devais prendre des notes pendant ses réunions et le français n'était pas la langue la plus parlée. Je lui ai demandé si ça l'amuserait de m'enseigner. Il a sauté sur l'occasion. Devoir se mettre à mon niveau semblait lui plaire au plus haut point. Il considérait mes échecs comme les siens et cherchait sans cesse à améliorer sa pédagogie. Cela l'amusait follement !

Malika sourit.

- Tu as été une bonne élève.

- Il a été un excellent professeur, précisa Julie. Tu es venue me demander ça ?

Malika grimaça. Julie sentait qu'elle tournait autour du pot.

- Non, gronda Malika.

Après quelques secondes de silence, Julie proposa :

- Tu es jalouse ?

Malika sursauta puis demanda :

- De quoi ? De toi ? Pourquoi le serais-je ?

- Ton mari m'a baisée devant toi, fit-elle remarquer.

- Grand bien lui fasse. Après des siècles de vie commune, ses conquêtes se comptent par milliers et je n'essayerai certainement pas d'imaginer le nombre depuis sa naissance…

- Tu es la femme du roi et tu es là, devant moi. Pardonne-moi mais je doute que cela soit insignifiant.

- Tu as raison, ça ne l'est pas. Je ne sais juste pas par où commencer.

Julie devait l’aider. Plus vite elle parlerait, plus vite elle serait débarrassée de cette présence importune.

- C'est difficile à dire ?

- Pas vraiment, mais j'ignore ce que tu sais. Avec une initiée, cela serait plus simple. Toi, tu ne connais que des bribes. Ça me complexifie le travail. Je ne veux pas trop t'en dévoiler mais tu dois absolument comprendre tout ce qui te concerne.

- Je n'ai aucune envie de devenir une docile, dit Julie. Très peu pour moi… En revanche, je suis surprise que malgré cela, les sujets de ton mari aient accepté que je vive.

- Tu leur es utile.

- Cela signifie que je meurs si je cesse de travailler ?

- Non, répondit Malika en posant délicatement sa main sur son bras. Mon mari a fait en sorte que ça ne se produise pas. Vois-tu, l'art naît rarement dans la contrainte. Ce que tu fais est artistique. Si nous t'obligeons à le faire, la qualité baissera. Tu dois être libre, c'est essentiel.

Julie regarda la main de Malika sur son bras. Elle détestait qu'un Vampire la touche. Ce contact, pourtant amical et se voulant rassurant, venait de causer l'effet inverse. Julie essaya de se concentrer sur la conversation mais sa peau la démangeait sous les doigts de la reine.

- Je peux donc arrêter quand je veux et les sujets du roi l'acceptent ?

- Non mais Chris a fait en sorte qu'ils n'aient pas le choix.

- Comment ça ?

Malika grimaça en retirant sa main. Julie comprit qu'elle venait de tomber pile dans la raison de la présence de la femme du roi devant elle.

- Je suis libre ? répéta Julie. Je peux partir, aller où je veux ?

- Oui, bien sûr, répondit Malika en caressant doucement sa cuisse sous la couverture. Tu seras suivie où que tu ailles.

- Pour me surveiller, comprit Julie que le contact, même sous le tissu protecteur, dérangeait.

- Pour te protéger. Je te rappelle que nul n'a le droit de te faire du mal.

- Vous ne pouvez pas empêcher un bus de me faucher ou un fou de me tirer dessus, répliqua Julie.

- Si et nous le ferons. Tu es protégée, par plusieurs femmes, qui passent leurs journées à ça.

- Ça ne les fait pas chier ? demanda Julie que l’idée d’être un poids pour une de ces créatures immortelles rendait nauséeuse.

- C'est leur travail et elles le feront bien. Elles ont choisi de le faire.

- Ce ne sont que des femmes ? demanda Julie.

- Oui. Je suis le chef de la sécurité et mes filles surveillent le monde.

- Vos filles ? Vous pouvez avoir des enfants ?

- Oui.

Julie fit la moue en hochant la tête. Elle ignorait qu’un Vampire puisse enfanter.

- Toutes vos filles sont obligées de faire ce travail ?

- Non, seulement celles qui le souhaitent et il y a toujours assez de candidates pour que la mission soit remplie.

Julie hocha la tête, signe qu’elle comprenait. Cependant, tout cela ne lui avait pas fait oublier la question de départ.

- Tu n’as toujours pas trouvé comment m’expliquer ce que je dois savoir ? demanda Julie.

Malika sourit en croisant les mains.

- Tu as été choquée par l’âge d’Elijah.

- Trois mille ans, se souvint Julie. C’était avant l’ère chrétienne.

Elle réfléchit puis lança :

- J’ignore totalement ce qu’il y avait sur Terre mille ans avant Jésus Christ. Les mayas ? Les vikings ?

Les lèvres de Malika s’étirèrent accompagnées de ses yeux.

- J’ai cinq mille ans, annonça Malika. Je suis née en Afrique et j’ai vécu en Égypte, au temps des pharaons.

Julie en eut le tournis.

- Vous êtes en couple depuis tout ce temps ?

- Oui et non. C’est compliqué. Je l’ai épousé dans ma vie humaine à l’époque puis de nouveau en temps qu’immortelle il y a environ mille ans, annonça Malika. Chris, mon mari, le roi, a quatre cent mille ans, annonça-t-elle en détaillant chaque mot un à un afin que son interlocutrice comprenne bien.

- Quatre cent mille ans ? répéta Julie incrédule. Quatre cent mille ans, dit-elle une fois de plus, cette fois dans sa langue natale, le français. Il y avait… des dinosaures ?

Malika ne put s’empêcher d’exploser de rire puis de répondre, dans un français parfait et sans accent :

- Il t’a appris les langues, pas l’histoire.

Julie, vexée, bouda.

- Les dinosaures ont disparu il y a soixante-cinq millions d’années, lui apprit Malika en continuant dans la langue natale de son interlocutrice.

- Ah, dit Julie. Ah ouais… Bien avant donc…

- Je suppose que tu n’as pas la moindre idée de ce qu’était la Terre quand mon mari est né.

- Dinosaure, rappela Julie et Malika sourit.

- Les êtres humains modernes n'existaient pas, annonça Malika. Mon mari appartenait à la lignée des "homo" mais pas aux sapiens.

- On ne dirait pas en le voyant, indiqua Julie.

- En effet et cela fait partie des choses que tu dois absolument comprendre. C'est le but de ma présence.

- Ah bon ?

- Nous sommes de meilleurs prédateurs si notre proie ne nous fuit pas. Si elle ne s'attend pas à nous voir fondre sur elle, la chasse en est simplifiée. Nous devons donc ressembler le plus possible à notre nourriture.

- Votre mari a évolué pour s'adapter aux changements naturels de l'évolution, comprit Julie qui avait choisi, en français, de vouvoyer la femme du roi.

Malika grimaça.

- C'est plus compliqué que ça. En effet, nous ne sommes pas juste invisibles. Pour être de bons prédateurs, il faut ressembler à notre proie mais être meilleure qu'elle, plus rapide, plus fort, etc. Ainsi, lorsque mon mari est sorti du ventre de sa mère, il était homo erectus. Lorsqu'il a été transformé plusieurs années plus tard, le virus l'a rendu différent.

- Le virus ? répéta Julie, surprise qu’elle use de ce terme.

Jamais Elijah n’avait insinué que le vampirisme pouvait être une maladie.

- Lorsque nous mordons, nous pouvons, si nous le souhaitons, diffuser un virus dans le corps de notre victime. Tous les virus ont le même mode de fonctionnement : ils mettent leur ADN à la place de celui présent dans la cellule qu'il vient d'infecter afin que cette cellule, au lieu de créer disons une protéine, créée un virus.

- Les virus utilisent les cellules pour se reproduire parce qu'ils en sont incapables seuls.

- C'est ça. Notre cas n'est pas tellement différent à ceci près que le virus que nous portons est tellement véloce qu'il s'attaque à toutes les cellules en même temps, interdisant une réponse du corps, et que le changement d'ADN n'induit pas une création de nouveau virus, mais autre chose, de plus global, de plus général.

- Vous devenez des…

- Notre corps tout entier change. Notre cœur ne bat plus, par exemple.

- Vous n'avez pas de sang ?

- Si, bien sûr.

- Comment circule-t-il en ce cas ?

- Nos veines se contractent. Nos cellules sont tellement parfaites qu'elles n'ont quasiment pas besoin d'énergie. Elles ne rejettent pas de déchet. La circulation sanguine n'a donc pas à être rapide. Nous avons besoin de si peu pour vivre qu'on pourrait rester des années dans l'espace sans mourir. L'oxygène présent dans notre corps nous suffirait sans difficulté.

- Je vois. Le virus a amélioré votre corps.

- Exactement. Nous ne sommes jamais malades. Nous n'avons pas de problème de vue.

- Une personne humaine perd le besoin de porter des lunettes après transformation, comprit Julie.

- Je veux que tu comprennes l'ampleur du phénomène. Imagine un trisomique se faisant transformer.

- Le virus modifie les gènes. Il soigne cette trisomie ?

- Oui, mais que devient alors la personne anciennement trisomique ?

- Une nouvelle personne. L'ancienne meurt, comprit Julie. Vous mourez en vous transformant parce que le virus vous change tellement que la nouvelle personne n'a plus grand-chose à voir avec la précédente. Je crois que le terme mort-vivant prend tout son sens.

- Le virus ne change pas que le corps, continua la femme du roi. Elle nous rend également plus intelligent en améliorant nos nerfs, nos neurones, nos connexions…

- Vous voulez dire que le virus guérit la connerie ?

La façon de le dire fit sourire Malika.

- C'est ça. Quelqu'un de stupide ne le sera plus après transformation. Ceci dit, la connerie est souvent davantage une façon d'être qu'un problème neuronal.

- Mais quelqu'un à faible QI s'améliorera ?

- Oui, confirma Malika.

Julie ne cacha pas son admiration.

- Cela implique que mon mari, homo erectus au moment de sa transformation, se modifia tellement qu'en quelques jours, il était devenu un homo habilis.

- Lorsque l'humanité est devenu homo habilis, il est passé au stade suivant, supposa Julie.

- C'est là que tout se joue, indiqua Malika.

- Comment ça ?

- Hé bien, mon mari aime baiser.

Julie ne vit pas bien le rapport.

- Quand il baise, il va jusqu'au bout si bien qu'il se reproduit.

- Je ne saisis pas les conséquences de vos propos.

- Il transmet ses gènes, les gènes d'un homo habilis. L'enfant humain possède ses gènes.

- Il pense que l'humanité a évolué grâce à lui, comprit Julie. Il pense avoir crée les humains. Il se prend pour Dieu.

Julie frémit de tout son être. Un liquide glacée parcourut ses veines. La prétention de ce monstre lui donnait la nausée.

- Certains le voient ainsi.

- La foi… Je comprends maintenant, souffla Julie en se souvenant d’un détail.

- Quoi donc ? interrogea Malika.

- Elijah m'a dit que pour devenir initié, il fallait avant tout avoir la foi et quand je lui ai demandé de m'expliquer, il a refusé de le faire. Les initiés pensent sincèrement que votre époux est Dieu, qu'il les a crées.

Malika hocha la tête.

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