Chapitre 26 : Le sourire du manchot

- Putain… commenta le Baroudeur en se baissant vers Furie.

La jeune femme étira ses lèvres boursoufflées en un rictus douloureux.

- C’est pas beau à voir, hein ? dit-elle d’une voix rauque.

- Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

Furie renifla, ses prunelles fuirent vers l’ombre que formait sa masse de cheveux emmêlés.

- Les Mains de l’Ombre, ils m’ont chopée.

Elle cracha par terre et grimaça.

- Ils voulaient savoir où t’étais.

- Mais attends, tu devais pas pousser vers l’ouest et traverser les Pics-Frontière ?

- Si, si.

Elle promena ses yeux sur les contours boudinés des saucissons qui pendaient devant elle.

- Mais j’devais passer chez l’Horloger avant. Il m’a promis des prothèses qui pourraient m’tenir vingt ans. Celles que j’ai normalement ont besoin d’beaucoup d’entretien. Enfin maint’nant j’ai plus de prothèses tout court, comme ça l’problème est réglé. J’les ai fait sauter pour m’enfuir. J’me suis trainée ici comme j’ai pu.

Le Baroudeur s’assit face à elle, le front barré d’un plis soucieux.

- Pourquoi t’es cachée ici ? Tu serais mieux dans une chambre de l’auberge.

Les iris ambrés de Furie revinrent brusquement sur lui.

- Ils sont là, ces salopards. Ils savent que c’est le seul endroit où je peux m’réfugier dans la région.

- Les Mains de l’Ombre ?

- C’est ça, Frimousse. Ils sont en train de grailler à l’heure où j’te parle.

Il fronça les sourcils.

- Le couple habillé en noir… L’homme a un bandeau sur l’œil ?

- Exact. Un de leur client s’est montré un peu revêche, apparemment. J’me ferais un plaisir de lui crever l’autre.

- Tu peux pas tenir une arme, crétine, t’espères faire quoi ?

Elle lui cracha au visage, mais il évita gracieusement son glaviot plein de sang.

- Commence pas à me chercher, Frimousse, siffla-t-elle. J’ai demandé à Molly de t’amener pour que je t’prévienne, me fais pas regretter de te sauver la peau.

- Sauver la peau, c’est vite dit.

- Tsss. Ouvre grand tes esgourdes, enfoiré. Les Mains de l’Ombre t’ont reconnu, c’est sûr. Ils vont échafauder un plan pour t’avoir. Ils te veulent vivant, apparemment. T’es v’nu avec tes deux rouges ?

- Sora n’est pas ici, non. Mais il y a du monde avec moi, oui, dont Kotla. Et l’ambassadrice du Marêt.

- Les Mains de l’Ombre vont sûrement tenter d’les attaquer pour te forcer à te rendre. Faut qu’tu trouves un moyen de les mettre en sécurité.

- Je vais buter ces salopards et ce sera réglé.

Il se releva sous le regard lourd de Furie.

- Refais pas mon erreur, lâcha-t-elle. Les sous-estime pas.

- T’inquiète.

Il s’étira, les épaules baignées par un sac de saucissons odorant.

- Y a une bouteille de whisky, là-bas, tu viens bien m’faire boire ? s’enquit Furie d’une voix plus timide.

- Ça te dérange pas de taper dans les réserves de Molly à ce que je vois.

- J’la paierai.

- Avec tes moignons ?

Elle ne répondit pas, se contentant de le considérer avec tout le mépris que sa position peu avantageuse pouvait lui laisser. Il soupira et attrapa la bouteille. La jeune femme ne put retenir une étincelle d’enthousiasme quand il lui présenta le goulot. Elle se mit à téter avidement le liquide ambré.

- Eh bah, quelle descente…

Elle ne répondit pas, trop occupée à siffler la bouteille. Il retira soudain le goulot de ses lèvres craquelées et envoya un demi-verre d’alcool sur son visage bosselé. Furie sursauta avec un petit cri.

- Ça fait mal, putain ! T’es vraiment con !

Il ricana tandis qu’elle secouait la tête d’un mouvement raide.

- Dégage de là ! rugit-elle.

Il s’exécuta sans cesser de glousser. Quelques jurons tombèrent encore sur ces épaules avant qu’il ne franchisse la porte du garde-manger. L’atmosphère se fit alors nettement moins taquine. Il retrouva d’un coup tout son sérieux et se composa un air neutre. Il revint à pas compté et se rassit à sa place pour finir son repas. Kotla affichait ses fossettes en face des guerriers samaïs avec qui il discutait gaiement, Neska distribuait des ordres à ses serviteurs. Quant aux Mains de l’Ombre, il ne les vit nulle part. Il se força à rester assis et ne se leva que pour débarrasser. Il alla voir Molly qui s’affairait dans la cuisine.

- Où ils sont ? souffla-t-il.

Elle lui jeta un regard sombre.

- Ils sont montés dans leur chambre. Ils doivent préparer leur plan d’action, répondit-elle à voix basse.

- Alors je vais préparer le mien.

Il déposa son écuelle et sa coupe dans la grande marmite remplie d’eau qui servait à laver la vaisselle et retourna dans la salle principale. Un petit feu crépitait dans la cheminée, que Neska fixait d’un air concentré, plantée dans un fauteuil à fleurs.

- Où sont tes serviteurs ?

Elle ne lui accorda pas un regard.

- Repartis. Ils servaient juste de rameurs.

Le Baroudeur serra les dents. Ça tombait mal, ils auraient pu être utiles. Il posa un doigt nerveux sur son chapeau et s’assit très de l’ambassadrice dont la face longiligne était éclaboussée par l’or des flammes, rappelant le jaune pétant de certains de ses rubans.

- Barou ! appela Kotla. Tu devrais venir, l’histoire de cette homme est proprement fabuleuse !

Il ne reçut qu’un grognement peu avenant en réponse. Le Baroudeur se massa les tempes, ses yeux dérivèrent sur le feu de cheminé. Il devait réfléchir.

 

***

 

Le long nez de Neska se retroussa comme s’il avait heurté un obstacle tandis que ses yeux s’affinaient pour être réduits à deux fentes circonspects. Elle s’arrêta, promenant sur l’écurie un regard dégoûté que ses pensionnaires ignorèrent, trop occupés à brouter placidement leur foin.

- Oh, regardez cette jument, elle est trop mignonne ! s’exclama Kotla en s’élançant vers un cheval baie.

- Puis-je savoir pourquoi vous nous amenez ici, Baroudeur ? siffla l’ambassadrice.

- Molly veut qu’on choisisse nos chevaux et qu’on les bouchonne. Alors on traîne pas.

Neska se pinça les lèvres et fit un pas raide en avant.

- Je prends celle-là ! déclara Kotla en caressant les naseaux de la jument baie qui semblait apprécier cette attention.

La vice-reine paraissait plus indécise. Son corps filiforme était figé au milieu de l’écurie comme un piquet solitaire.

- Bon, tu te bouges ?

- Que… que signifie bouchonner ? finit par demander l’ambassadrice.

Sa bouche s’était plissée en un rictus désagréable, rebutée par l’aveu d’ignorance qui venait d’en sortir.

Le Baroudeur leva les yeux au ciel.

- Kotla, tu lui expliques, moi je vais aux chiottes.

- Tu pourrais être plus aimable, remarqua son ami en soupirant.

Il ne lui répondit pas et sortit de l’écurie. Il balaya la savane environnante d’un œil assassin. L’air chaud et rêche lui collait à la peau, il ne fut pas mécontent de retrouver l’ombre de l’auberge. Molly servait de nouveaux arrivants, encore des marchands topiens.

- Viens m’aider deux secondes, lui souffla-t-elle alors qu’elle retournait à la cuisine.

Il jeta un regard crispé vers l’étage d’où les Mains de l’Ombre n’étaient toujours pas revenus avant de se résigner à suivre l’aubergiste.

- Je ne veux pas de meurtre sous mon toit, murmura-t-elle en lui refourgant deux écuelles de ragoûts.

- J’ai pas le choix, Molly.

Elle se figea brièvement, un pli anxieux creusait une faille sur son front.

- Celui qui brise mon hospitalité ne peut être le bienvenue ici.

Il accusa le coup et hocha lentement la tête.

- Je reviendrai pas, promit-il. Quelle chambre ?

- La huit. Va servir les clients, dit-elle d’une voix ombreuse.

Il s’exécuta et présenta le ragoût tout en surveillant la mezzanine du coin de l’œil. Personne. Les chasseurs de prime devaient toujours comploter dans leur chambre. S’il se montrait assez rapide, il pouvait les descendre tous les deux avant qu’ils n’aient le temps de réagir.

Le Baroudeur posa une énième fois sa main sur les contours de la crosse de son pistol dans sa poche. Une fois assuré que l’arme était bien à la sa place, il monta pesamment les escaliers. Il traversa la mezzanine, guettant l’arrivée d’une Main de l’Ombre. Alors qu’il débouchait sur le couloir des chambres une à huit, la porte du fond s’ouvrit.

Il sortit immédiatement son arme et la braqua sur la femme blonde qui venait d’émerger de derrière le battant. Il aurait pu la descendre dans la seconde, mais il stoppa net son doigt qui se resserrait sur de la détente.

La chasseuse de prime se figea. Ses boucles dorées tressautèrent brièvement, alors qu’elle relevait la tête, dévoilant un visage terriblement familier. Dans le même mouvement, sa main se posa sur son holster, mais le canon qui la tenait en joue la dissuada de dégainer.

- Ka… Karen… bégaya-t-il.

La silhouette déjà tendue de la Main de l’Ombre se raidit d’avantage. Ses sourcils plongèrent sur ses yeux bleu qui s’emplirent d’ombres.

- Comment me connais-tu ? grinça-t-elle.

Sa voix était râpeuse, bien plus grave que dans le souvenir du Baroudeur.

- Tu ne me reconnais pas ? s’enquit-il d’un ton plus faible qu’il ne l’aurait souhaité.

L’expression dure de la chasseuse de prime se troubla.

- Frimousse ?

Il eut du mal à contenir son émotion et hocha la tête, les lèvres convulsées.

- Je n’aurais jamais pensé que c’était toi, le Baroudeur.

Il renifla, l’amertume emplissait son palais.

- Et qu’est-ce que t’aurais pensé ? Que Vic’ aurait eu raison de moi ? Que ton abandon m’aurait tué ?

Elle eut un mouvement de recul.

- Je devais m’enfuir, Frimousse. C’était une question de survie.

- Et ma survie à moi, t’en avais rien à foutre ?! s’énerva-t-il.

Son pistol tremblait dans sa main. Son enfance crasseuse se rappelait à lui dans un relent de bile qui lui remontait à la gorge. Sa vue commençait à se brouiller.

- On s’était promis qu’on s’aiderait, qu’on serait solidaires dans cet enfer ! Et toi, toi tu t’es barrée, tu m’as laissée dans les mains de ce sale porc !

- Calme-toi ce n’est…

Le cliquetis d’un cran de sécurité qui saute résonna près des oreilles du Baroudeur tandis qu’un objet dur se posait contre sa chevelure à peine repoussée.

- On va se calmer, Baroudeur, fit une voix froide. Et on va baisser son arme.

Il n’eut pas besoin de se retourner comme savoir que celui qui le menaçait était l’homme au bandeau. Son timbre faisait encore plus juvénile que son visage. Il ne devait pas avoir plus de dix-huit ans.

- Baisse ton arme, répéta le jeunot.

Le Baroudeur répliqua en tirant sur Karen, mais sa main instable fit dévier le canon. La vitre au bout du couloir explosa alors qu’un coup de tonnerre claquait sauvagement dans l’espace étroit. Avant qu’il n’ait le temps de se retourner, il reçut un puissant coup de crosse sur le crâne. La douleur déchira ses sensations, ses appuis disparurent. Dans sa vision qui se diluait, le visage de Karen lui apparut distinctement. Elle le fixait, la mâchoire contractée.

 

***

 

La douleur rongeait l’arrière de son crâne, lançant ses aiguilles voraces jusqu’à sa mâchoire. Il perçut des cris et le contact froid d’un canon contre sa tempe. Il retint un gémissement et ouvrit péniblement les yeux.

Son regard fut immédiatement attiré par le visage de Kotla qui le fixait, atterré. Près de lui, le teint de Neska s’était décoloré jusqu’à ressembler à celui de sa reine.

- Un mouvement et on l’bute ! vociféra l’homme au bandeau qui menaçait le Baroudeur de son pistol.

Le Baroudeur était traîné par les aisselles par les deux chasseurs de prime, les mains menottés dans le dos. Il n’avait pas dû s’écouler plus de quelque minutes depuis sa perte de conscience, ce qui n’était pas très malin de la part de ses agresseurs. Soit le jeunot s’y était pris comme un manche, soit il avait décidément la tête dure.

- Arrêtez tout de suite ! rugit Molly, un vieux tantum aux mains. Vous êtes chez moi, vous acceptez mon hospitalité, donc vous respectez mes règles ! Relâchez-le immédiatement !

Karen braqua sa propre arme sur la gérante.

- Ta gueule la grosse. Lâche-ça si tu veux pas que la cervelle de ton pote explose.

Les mains nerveuses de la métisse broyèrent l’arme qu’elles tenaient. Son visage sombre était déchiré par la rage.

- Barou ! cria Kotla, paniqué.

Neska s’abstint de tout commentaire, aussi immobile qu’une statue de pierre. Dans le fond, les autres clients étaient tout aussi figés, spectateurs silencieux et consternés.

Le Baroudeur sentit la pression du canon augmenter sur sa tempe, ne faisant que raviver la douleur qui pulsait à l’arrière de son crâne. Si ses sens étaient à peu près opérationnels, on ne pouvait pas dire autant de ses membres qui étaient engourdis. Ces salopards l’avaient empoisonné, en plus ?

Les bottes du captif raclèrent bruyamment le parquet alors qu’il était traîné vers la porte dans un silence aussi dense que le noir des tenues de ses ravisseurs. Kotla tremblait de tous ses membres, le torse en avant, mais le cou en arrière, tout sa physionomie écartelée entre deux ordres contradictoires. Ses grands yeux affolés auraient presque arraché un ricanement à son ami si ses muscles avaient daigné se montrer coopératifs, et si la situation n’avait pas été aussi dramatique.

Les Mains de l’Ombre arrivèrent à hauteur de l’ambassadrice et du Pokla qui bloquaient la sortie.

- Poussez-vous, énonça l’homme au bandeau.

Les paupières si plissées qu’on peinait à distinguer ses iris, Neska se décala lentement, aussi rigide qu’une barre en métal. Kotla, lui, ne bougea pas, les pieds fermement accrochés au parquet malgré la grimace atterrée qu’il affichait.

- Écarte-toi, répéta le jeune chasseur de prime d’un ton plus dur.

Alors que le Pokla semblait prêt à se briser en mille morceaux, Karen bascula en arrière avec un cri de surprise. Tout se passa alors très vite.

Le Baroudeur fut entraîné au sol alors que l’homme au bandeau était déséquilibré. Molly en profita pour brandir son tantum et tira sur le chasseur de prime qui s’effondra avec un grognement bref. Karen rugit et rattrapa l’arme qu’elle avait laissé tombée pour la lever vers la gérante. Deux coups de feu fouettèrent l’air, bousculant l’aubergiste qui tomba sur une commode. Surgit alors une chevelure pourpre.

Furie donna à Karen un coup de pied qui l’envoya heurter le chambranle, éloigna le pistol de la chasseresse et se dressa face à elle. Son visage où se mêlaient brun pâle, bleuâtre, noirâtre et autres nuances de violacée s’étira en un sourire triomphant. Elle balança son talon dans le nez de Karen qui émit un craquement tonitruant, à peine moins bruyant que le cri de douleur de sa propriétaire. Mais Furie ne s’arrêta pas là, elle enchaîna avec un coup dans le ventre qui plia sa victime en deux.

- Bien fait pour ta gueule ! jubila-t-elle, un rictus boursoufflé déformant ses lèvres.

Mais Karen n’était plus en mesure de l’entendre, elle s’était vraisemblablement évanouie. L’aventurière se détourna de son ennemi avec une moue déçue. Ses prunelles embrasées tombèrent fièrement sur le Baroudeur, étalé par terre, toujours incapable de faire le moindre mouvement. Mais sa respiration rauque témoignait de l’émotion qui le traversait. Il tentait de se tourner pour voir Molly, en vain. La douleur dans son crâne paraissait infime face au tonnerre des battements de son cœur.

- On dirait que je t’ai sauvé les miches, commenta fièrement Furie. Je savais qu’un seul coup de feu, ça signifiait que tu étais dans la merde. Tu m’en dois une belle.

Il poussa un grognement étouffé pour toute réponse.

- T’inquiète, je réfléchis déjà à comment tu vas me rendre ça…

Une détonation ébranla l’atmosphère. Furie eut un sursaut, quelques gouttes de sang tombèrent sur le visage du Baroudeur. Puis la jeune femme s’effondra sur le parquet où elle se convulsa quelques minutes avant de s’immobiliser.

- Salope ! perça la voix du jeune tueur à gages.

Le Baroudeur pouvait le voir, à la limite de son champ de vision. Son bandeau pendant dévoilait un amas de chair torturées qui prenaient vaguement la forme d’un œil. Il se tenait le flanc, couvert de sang. Il chercha à se relever mais s’étala de nouveau au sol avec un juron. Un guerrier samaï surgit alors du fond de la pièce et l’assomma sans un mot.

Un silence suintant enfla dans la salle. Le torse du Baroudeur était pris de secousses incontrôlables. Son regard nerveux ne savait où se poser dans ce carnage, il s’accrocha donc aux yeux de Furie, figés dans leur magnificence triomphale.

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