Chapitre 27 : Coup monté

L'Auberge du Pal avait été renommée l'Auberge aux Griffons en l'honneur des montures qui avaient transporté les deux sauveurs venus des cieux jusqu'à Puits-Noir. Les deux gardiens seraient bien restés plus longtemps, mais le devoir les appelait, et leur mission était loin d’être terminée. 

À Ardeal, ils avaient quitté Zéphyr et Typhon à contrecœur. Ils s'étaient embarqués sur le premier navire qui quittait le port de Magadan, à leurs frais cette fois-ci. Le retour leur avait paru particulièrement long et monotone, d'autant plus que le temps n'était pas aussi clément qu'à l'aller. Il leur avait fallu pas loin de soixante-dix jours de voyage avant d'apercevoir les côtes d'Eel. Le ciel était morne et pluvieux lorsque le navire jeta l'ancre au port d'Eel, à quelques kilomètres de la cité fortifiée qui s’élevait majestueusement à flanc de falaise, dominant la petite ville portuaire et l’océan de toute sa splendeur immaculée.

Les marchandises étaient chargées sur des charrettes pour être acheminées jusqu'à la ville, tandis que les passagers fraîchement débarqués se bousculaient pour monter à bord d'un des nombreux véhicules hippomobiles qui faisaient la navette entre le port et la cité d'Eel. Un chemin avait été creusé dans la falaise en lacets escarpés et étroits. L'ascension était aussi vertigineuse que dangereuse, mais c'était un rempart naturel qui protégeait la cité des invasions par la mer, à l’époque des grandes guerres elfiques. La route débouchait ensuite sur les vastes plaines d'Eel battues par les vents marins.

Les deux gardiens s'étaient mis en quête d'une carriole lorsqu'une voix familière les interpella. C'était Leiftan Falkenback. Il avait la tête d'un homme qui n'avait pas dormi depuis des jours.

— L'Oracle soit louée, je vous ai trouvés. On ne peut pas prendre le risque d'être vus. Ne posez pas de question et suivez-moi. Je vous expliquerai tout lorsqu'on sera en lieu sûr.

Nevra, alerté par le ton urgent de l'Étincelant, avait jeté un rapide coup d'œil autour de lui. Au milieu de l'effervescence portuaire, il nota la présence de soldats qui patrouillaient le long des quais. Certains portaient l'uniforme de la garde d'Eel, d'autres celle de l'armée royale. Il était aussi possible que parmi les guetteurs se cachassent des mercenaires ou des hommes en civil.

Leiftan les fit discrètement monter dans une chaise de poste. Le cocher, qui semblait les attendre, hâta ses bêtes d'un claquement de fouet sonore dès que les gardiens eurent fermé les portes du véhicule. Il les déposa une bonne heure plus tard à l'orée de la forêt d'Émeraude avant de reprendre son chemin vers la cité d'Eel. L'Étincelant lui avait glissé quelques pièces de bronze dans la main, mais ses yeux ne quittaient pas ceux du cocher dont le regard semblait perdu dans le vague.

— Vous l'avez hypnotisé ? demanda Rena à qui la manœuvre n'avait pas échappé.

Leiftan acquiesça.

— Il ne se souviendra pas de nous. Cela vaut mieux.

— Où est-ce qu'on va maintenant ? voulut savoir Nevra.

— J'ai réquisitionné une maison qui appartient à un couple de forestiers. Je les ai placés sous hypnose pour qu'ils nous cèdent l'endroit. C'est là qu'on a établi notre QG pour le moment.

— Que se passe-t-il exactement ?

— Je vous le dirai quand y sera. Nous ne sommes plus très loin.

Le sentier les mena jusqu'à l'entrée d'une petite clairière au centre de laquelle trônait une coquette petite chaumière à colombage. La maison était agrémentée d'un moulin à eau et d'un joli jardin floral et médicinal. Un couple de faons caracolaient près du ruisseau, tandis qu'un vieux yack mâchouillait paresseusement un brin de roseau. C'était un véritable petit coin de paradis, enveloppé dans un écrin de verdure, au cœur de la forêt d'Émeraude.

La porte de la chaumière était close et les volets vert tilleul avaient été rabattus. Nevra constata que la porte n'avait ni poignée ni serrure. Leiftan posa la main sur le panneau de bois en prononçant quelques mots. Aussitôt, le bouton de porte et le verrou manquants réapparurent. De l'autre côté, la porte était marquée d'un sceau magique aux branches et symboles runiques intriqués. Une femme blonde vint à leur rencontre, le nez chaussé d'une paire de lunettes cerclées d'or et l'air soucieux.

— Vous voilà enfin. Je commençais à m'inquiéter.

— J'ai eu de la chance de les trouver aussi vite. Il faudrait ajouter deux nouvelles clés runiques pour les agents Dragoman et Yukihira.

— Je m'en occupe.

Pendant que l’enchanteresse commençait à tracer des cercles et à incanter des formules de protection, Leiftan invita les deux gardiens à le suivre dans le salon. La pièce avait été transformée en salle stratégique. Sur la table à manger, des piles de documents s'amoncelaient, tandis que les murs étaient placardés de portraits d'individus suspects, de notes succinctes et de plans de la cité et du QG. Le capitaine de l'Obsidienne était assis dans un fauteuil, près de la cheminée, à lire le journal en fumant sa pipe. 

Jamon, l'ogre qui accompagnait habituellement Miiko et lui servait de garde du corps personnel, se tenait debout dans un coin de la pièce, droit comme un I, hallebarde en main. Il y avait deux autres faeries que Nevra ne connaissait pas : une jeune brownie aux oreilles de lapin rousses qui tapait nerveusement du pied, prête à prendre la fuite au moindre bruit, et un unicorne maigrichon et un peu pâlichon qui menaçait de tourner de l'œil à tout moment. Leiftan entreprit de faire les présentations.

— Vous avez vu la capitaine de l'Absynthe à l'instant, Séraphina Nymphadora. Vous connaissez déjà le capitaine de l'Obsidienne, Khrâm Ikharov.

Le guerrier des Terres Blanches les salua d'un bref signe de tête.

— Et voici Ykhar Lindbergh et Keroshane Twinkle. Ils sont tous les deux de la garde Absynthe.

Les deux gardiens n'avaient pas l'air rassurés. Ils les saluèrent avec un sourire timide, sans oser croiser leur regard.

— Vous allez enfin nous expliquer ce qu'il se passe ? demanda Nevra en prenant place sur un des canapés, à côté de Rena qui affichait un air tout aussi perplexe.

— Nous sommes tombés en plein dans le piège de Padraic O'Toole, dit Leiftan en prenant place en face d'eux. Peu de temps avant votre retour, le général de la Garde a été assassiné.

— Quoi ?! s'exclamèrent les deux amis en échangeant un regard interloqué.

— Ce n'est pas le pire, continua l'inspecteur avec un soupir de lassitude. Miiko a été placée aux arrêts. Elle a été trouvée l'arme à la main sur la scène du crime, témoins à l'appui.

— Comment ça ? s'étonna la yôkai qui trouvait cette histoire de plus en plus fantasque. Vous voulez dire que c'est elle qui a assassiné le général ?

— Non. Il est évident qu'elle est victime d'un coup monté. Quelqu'un a manipulé son esprit, j'en suis certain, mais je n'ai pas pu la voir pour vérifier s'il y avait des traces d'intrusion dans son esprit. Mais même sous hypnose, Miiko n'avait pas la force et les compétences pour tuer un homme de la trempe d'Algéon Aetherwülf. Je pense qu'elle a été simplement placée sur la scène du crime, et je ne suis pas le seul à le penser, mais O'Toole soutient que si elle a réussi à tuer le général, c'est qu'il ne s'est pas défendu, car il ne s'attendait pas à être attaqué par la personne en qui il avait le plus confiance. Padraic O'Toole a profité de la situation pour déclarer l'état d'urgence et faire arrêter Miiko avant que quiconque puisse l'interroger. Il va ensuite essayer d'obtenir l'aval du Conseil pour ordonner son exécution pour haute trahison et s'épargner la peine d'un procès. O'Toole a fourni des preuves de sa tentative de rébellion contre l'ordre établi et s'en est servi contre nous. Ce n'est qu'une question de temps avant que le Conseil de la Garde ne lui cède les pleins pouvoirs en le désignant général de la Garde d'Eel. Quelques gardiens ont voulu démissionner en signe de protestation, mais on les a menacés de les faire arrêter pour complicité s'ils manifestaient la moindre forme de soutien envers Miiko.

— Quelle bande de petits salopards ! cracha le guerrier norse avec dédain. Il est pas encore né celui qui empêchera Khrâm Ikharov de démissionner.

— On sait ! Tu l'as déjà dit mille fois ! lança Séraphina qui venait d'entrer dans le salon. Tu te fais vieux. Nous avons déserté nos postes, fidèles à nos convictions, et nous voilà obligés de nous cacher comme des fugitifs.

— Ne me dis pas que tu regrettes et que tu aurais préféré lécher les bottes de cette satanée belette rien que pour pouvoir garder ton joli p'tit cul au chaud ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je ne regrette pas mon choix, mais la situation est loin d'être idéale. Et mon humble postérieur se porte très bien, merci.

— Qu'est-ce que vous comptez faire alors ? demanda Nevra. Et pourquoi nous avoir amenés ici ?

— Miiko est persuadée que vous l'avez trahi, mais je ne suis pas de cet avis, répondit Leiftan. Si vous étiez retournés au QG, vous auriez fait le jeu de Padraic O'Toole. Il vous aurait arrêtés pour trahison ou vous aurait forcé la main comme aux autres gardiens pour que vous témoigniez contre elle. Nous n'avons plus grand espoir de sauver la Garde d'Eel des griffes d'O'Toole, mais nous aimerions au moins pouvoir sauver Miiko, quitte à devoir nous exiler loin des Terres d'Émeraude.

— La situation est-elle si désespérée ? demanda Rena avec angoisse.

Leiftan hocha tristement la tête. En temps normal, Miiko aurait eu droit à un procès équitable où elle aurait été interrogée sous l'emprise d'un sérum de vérité, mais cette fouine de Patte-Folle avait déclaré que le sérum ne fonctionnerait pas sur une personne souffrant de désillusion et de paranoïa aiguë comme elle. Il avait déclaré que son instabilité psychique représentait un danger pour la Garde d'Eel, ce qui avait mené à la mort tragique du plus grand général qu'Eldarya avait jamais connu. C'est pourquoi il était préférable pour la sécurité de tous qu'elle soit exécutée au plus vite. C'était du moins le discours qu'avait délivré Padraic O'Toole au Conseil de la Garde et ce dernier semblait aller dans son sens.

Le trésorier de l'Étincelante avait exploité toutes les failles du système juridique d'Eel au mieux. Il était vrai que réalité et vérité étaient deux choses différentes. Les potions de vérité ne pouvaient pas révéler la vérité absolue, mais seulement celle du sujet qui y était soumis. Si le sujet mentait délibérément, alors il était forcé de tout avouer. Cependant, s'il était intimement convaincu que ses dires étaient vrais, même si sa vérité n'était pas en accord avec la réalité, alors le sérum n'avait aucun effet sur lui. 

Plaider la folie dans le cas de Miiko était le meilleur moyen d'échapper à un procès qui se serait retourné contre O'Toole. En outre, la Garde d'Eel était autorisée à juger elle-même les crimes commis au sein de son organisation par ses propres membres. La justice royale ne pouvait donc pas intervenir dans cette affaire.

— Vous voulez dire qu'il n'y a aucun moyen de prouver son innocence ? dit la yôkai avec abattement.

Leiftan secoua la tête.

— C'est ce que nous aurions voulu faire, mais O'Toole a trop bien préparé son coup. Il n'a laissé aucune trace de son implication derrière lui et toutes les preuves jouent en la défaveur de Miiko. Nous avons abandonné l'idée de la faire innocenter. Il ne nous reste plus beaucoup de temps avant son exécution. La seule solution qu'il nous reste c'est de la faire évader et de vivre en fugitifs.

Nevra fronça les sourcils. L'idée d'être pourchassé pour un crime qu'il n'avait pas commis ne lui plaisait pas du tout, et celle de s'avouer vaincu face aux manipulations de Patte-Folle, encore moins.

— Nous, on a ramené des preuves qui pourraient remettre en cause les déclarations de Patte-Folle, déclara le vampire. J'ai le contrat qu'il a signé avec mon grand-père. Cela ne suffira peut-être pas à innocenter Miiko, mais ça peut nous faire gagner du temps et semer le doute parmi les partisans de Patte-Folle.

— C'est vrai ? s'exclama Leiftan en relevant la tête, une lueur d'espoir dans le regard. Fais voir. Si on pouvait discréditer O'Toole ne serait-ce qu'un tout petit peu, ce serait formidable. Mais la priorité reste de faire évader Miiko, car je doute que cela suffise à retarder son exécution.

— Où est-elle retenue ? demanda Nevra.

— Dans les geôles du QG, dans une cellule hautement sécurisée. Nous avons essayé d'entrer en contact avec elle via divers moyens, mais l'endroit est trop bien gardé, autant magiquement qu'en termes d'effectifs.

— Si on avait le temps, j'aurais rassemblé une troupe de mercenaires pour tirer cette ordure d'O'Toole par le froc et faire sauter sa jolie p'tite tête de belette, grogna le capitaine de l'Obsidienne.

— Toujours les grands moyens, se moqua gentiment Séraphina. Dois-je te rappeler que le but n'est pas de déclencher une guerre au sein de la Garde d'Eel ? Sauver la vie de Miiko est notre priorité. Aetherwülf la considérait comme sa fille, c'était la prunelle de ses yeux, il ne voudrait pas qu'on la laisse mourir injustement.

— Je veux bien me charger de son exfiltration, dit alors Nevra avec détermination. Si je ne peux pas la faire évader, je peux au moins la contacter pour l'informer de la situation. Puis peut-être qu'elle aura une solution à laquelle nous n'avons pas pensé.

— Gamin, si aucun d'entre nous n'a réussi à la contacter, qu'est-ce qui te fait croire que tu as une chance de la sauver ? demanda Khrâm avec arrogance.

— Qu'est-ce qui vous fait croire le contraire ? répliqua le vampire sur le même ton. Je note aussi qu'il n'y a aucun membre de la garde de l'Ombre avec vous, et l'infiltration n'a jamais été le fort des Absynthes, et encore moins celui des Obsidiens.

— Tu as des tripes gamin, je te l'accorde ! rugit le guerrier. Cette eau tiède de Rurik a préféré rester neutre, il attend de voir dans quelle direction le vent souffle avant de choisir un camp. Et bien entendu, ses hommes le suivront. Vous êtes bien les seuls à ne pas lui manger dans la main.

— J'ai une dette envers Miiko et je ne vois pas meilleur moyen de m'en acquitter qu'en lui rendant la liberté.

— Comme quoi, même les Ombres sont capables de loyauté, maugréa l'Obsidien sans grande conviction. On est tombé bien bas si tous nos espoirs reposent sur deux petits ombreux sous-gradés.

— Khrâm, ne sois pas si désagréable ! gronda Séraphina en lui faisant les gros yeux, exaspérée par les bougonneries de son collègue. Si ça ne te plaît pas, fais quelque chose au lieu de rester assis dans ton fauteuil à râler sans proposer la moindre solution.

— C'est bon, je dis plus rien. J'aurais dû prendre ma retraite quand j'en avais encore l'occasion.

— C'est ce que tu dis tous les ans, et pourtant tu es toujours là, lui fit remarquer l'elfe avec un air taquin avant de tourner vers les deux gardiens de l'Ombre. Vous pensez vraiment avoir une chance ?

Nevra acquiesça.

— Je pense pouvoir m'en sortir, mais j'irai seul. Rena, il vaut mieux que tu restes ici. 

— Pourquoi ce serait à toi d'y aller ? protesta la yôkai. Pourquoi pas moi ?

— Parce que c'est trop dangereux. Si j'échoue et que je suis arrêté, j'ai besoin que tu couvres mes arrières. Contacte Maître Sakumo ou Scorpio, ils pourront peut-être nous sortir de ce bourbier.

Rena prit un air renfrogné. Nevra voyait bien qu’elle était vexée, mais il ne voulait pas prendre de risques inutiles. Il avait besoin de savoir qu’elle était en sécurité pour mener sa mission l’esprit clair et l’âme sereine. 

— Ne fais pas cette tête. Si on s'y prend bien, nous ne devrions pas en arriver là. Tu es plus douée que moi pour mettre au point des stratégies efficaces, si tu me trouves la meilleure voie pour infiltrer les geôles, je devrais m'en tirer.

***

Les deux amis avaient déroulé un vieux plan du QG qui détaillait toutes les anciennes voies souterraines afin de déterminer l'itinéraire le plus sûr et le plus rapide permettant d'atteindre les cellules sans se faire repérer. Ils ne pouvaient pas se risquer à emprunter les portes de la cité, il fallait donc chercher du côté des voies sous-marines. Il y avait quelques vieux passages secrets qui débouchaient directement sur la mer, à flanc de falaise. Ces passages n'étaient accessibles que deux fois par jour, à marée basse. 

L'une de ces routes menait directement au niveau le plus profond des oubliettes qui n'était guère utilisé hormis pour terrifier les recrues un peu trop téméraires. À partir de là, on pouvait remonter vers les niveaux supérieurs du QG, mais il fallait remonter un lagon souterrain avant de les atteindre, tout en s'exposant au risque de se faire attaquer par des créatures marines peu accueillantes.

Leiftan avait mis la main sur une vieille barque qui prenait à moitié l'eau. À l'aube, alors que la mer se retirait, il avait déposé Nevra à l'entrée de la grotte marine.

— Je repasserai à la prochaine marée basse, lui dit-il. Bonne chance, et merci de nous aider. Si tu vois Miiko, dis-lui que je suis désolé de ne pas avoir pu la protéger.

Nevra acquiesça avant de s'engouffrer dans la grotte, les pieds dans l'eau jusqu'à mi-mollet. Certains endroits étaient plus profonds que d'autres, et il lui fallut parfois nager. Il déboucha dans un tunnel qui semblait avoir été creusé artificiellement. L'étroit passage s'ouvrait sur une nouvelle grotte plus large et moins humide, éclairée faiblement par des algues bioluminescentes. Dans la pénombre, il distinguait quelques vieilles cages grinçantes suspendues au plafond de la grotte, et dans l’une d’entre elles, la silhouette recroquevillée de la jeune kitsune.

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