Lorsque je repris conscience, une douleur sourde irradiait tout mon corps, chaque muscle protestant contre la dureté du sol où j’avais sombré. La confusion brouillait encore mes pensées, et je restai un instant allongée, perdue entre l’épuisement et le malaise. La pénombre de la pièce me rassura légèrement. Il faisait encore nuit, et la maison était plongée dans un silence total, un cocon fragile au milieu de cette nuit mouvementée.
Pourtant, la sensation de nausée monta rapidement, et je me redressai, chancelante. Le sol semblait vaciller sous mes pieds alors que je titubais jusqu’à la salle de bain. L’instant suivant, je me retrouvai pliée au-dessus des toilettes, vidant le maigre contenu de mon estomac. Cette libération, bien que désagréable, apporta un semblant de soulagement.
En me redressant, le miroir me renvoya un reflet presque méconnaissable. Ma peau était d’une pâleur maladive, et de profondes cernes alourdissaient mon regard fatigué. Mes yeux glissèrent sur mon cou, là où une estafilade brunâtre marquait ma peau. Une démangeaison lancinante s’y manifestait, et l’aspect inquiétant de la blessure fit monter en moi une pointe d’angoisse. Était-ce une simple égratignure, ou quelque chose de plus grave ? Je n’en savais rien, et l’idée d’y réfléchir davantage me semblait insurmontable.
Je fis couler un peu d’eau froide sur mon visage, espérant chasser les dernières traces de torpeur. La sensation fut vivifiante, ramenant un peu de clarté dans mon esprit. Bien que mes jambes restaient tremblantes et mes forces limitées, je pouvais désormais tenir debout sans appui. Ce maigre progrès m’encouragea.
Après un dernier regard à mon reflet, empreint d’un mélange de fatigue et de détermination, je me changeai rapidement. Le contact des draps frais contre ma peau fut une bénédiction. En m’effondrant dans mon lit, je sentis tout mon corps se relâcher. Cette fois, le sommeil m’emporta immédiatement, profond et sans rêves, comme si mon esprit avait enfin décidé de me laisser en paix.
À mon réveil, je me sentais beaucoup mieux. J’avais repris de mes couleurs et la coupure avait pris une teinte plus rosée. Je la camouflai en portant un débardeur à col haut. Rien de suspect, les tenues de combat des chevaliers possédaient des coupes similaires, c’était une tenue que j’avais souvent pu remarquer durant mon séjour.
Je rejoignis mon frère et ainsi, peu avant le changement des tours de garde du palais, nous sommes partis.
La plupart des chevaliers dormaient debout, somnolant et attendant la relève en ce début de matinée. Certains dormaient certainement, mais, ne croisant personne de véritablement réveillé dans le palais, il nous fut plus facile de partir.
Thalion nous dégota une diligence et un chauffeur du roi qui nous amena jusqu’au deuxième cercle. Quelques kilomètres après avoir passé le mur séparant les deux parties de la ville, nous descendîmes pour continuer à pied. Mon frère remercia le cocher qui retourna d’où il venait.
Après quelques minutes de marche, je remarquai que nous semblions être parvenus dans un quartier d’habitation, pourvu de petites maisons aux murs collés les uns aux autres. Certaines lanternes extérieures étaient encore allumées dues au fait que l’ombre régnait encore dans cette partie de la ville. Nous traversions la rue et arrivions finalement devant une étroite façade de maison située entre deux hauts bâtiments devant laquelle Thalion s’arrêta.
Un écriteau en platine était accroché sur la porte en bois avec un nombre inscrit dessus : 456.7. Mon frère frappa à la porte puis attendit. Avec quelques secondes de retard, j’entendis une voix d’homme s’écrier depuis l’intérieur du bâtiment.
— J’arrive, j’arrive ! Laissez-moi quelques petites secondes.
Finalement, une minute plus tard, toujours aucun signe que la porte allait s’ouvrir. Un son se fit entendre après de longues nouvelles secondes et un homme apparut dans l’encadrement de la porte à présent ouverte. Il semblait fatigué et ne s’encombra pas des habituelles formules de politesse.
— Vous venez d’arriver ?
Il ne semblait pas bien vieux, la trentaine environ. Son énorme crinière châtain clair mal coiffée était dégoulinante de sueur et sale, sa peau pâle était marquée de traces noires et, pour un adulte, il n’était pas bien grand.
— Bonjour à toi aussi, Albin.
Un silence s’installa. Notre hôte devait être dans ses pensées puisqu’il ne bougeait pas. Il se contenta de nous dévisager jusqu’à ce que Thalion tousse pour attirer son attention.
— Entrez. Thalion, tu peux monter vos affaires dans votre chambre. Je vous ai préparé un bon petit déjeuner, s’exclama-t-il en affichant un grand sourire, enfin autre chose que du mépris.
— Qu’entends-tu par « bon » ? demanda Thalion, méfiant.
— Une pomme !
— Ah, c’est bon les pommes, effectivement.
Mon frère était fatigué, cela se voyait sur son visage. À mon avis, il allait déposer nos sacs dans la chambre, puis s’allonger sur le lit et s’endormir. Je ne savais pas à quelle heure il s’était couché avec les autres la veille. Et je n’avais pas vraiment été en état de remarquer quoi que ce soit hier soir.
— Une pomme ? me demanda-t-il après que mon frère ait passé la porte avec mon sac et le sien.
Je regardai le fruit vert qu’il tenait dans sa main et acceptai. Je croquai dedans. Elle était délicieuse. Pas trop sucrée, mais très juteuse. En la mangeant, je suivis l’homme nommé Albin dans sa maison. Il emprunta un court couloir, puis arriva dans une grande pièce avec en son centre une table sur laquelle était posée une maquette d’un engin avec des roues. Certaines pièces de métal de la machine ressortaient vers l’extérieur, signe que ce n’était pas encore fini. La pièce était un mélange de cuisine et d’atelier.
— Je suis ingénieur et ceci est le prototype d’un projet en cours. Ce n’est pas encore au point et il me manque encore certains détails à concevoir, mais je suis certain de réussir.
— De quoi s’agit-il ?
— Mon but est de fabriquer une calèche sans chevaux qui fonctionnerait grâce à la magie.
Je ne voyais pas ce que ce projet apporterait au monde. Les gens des villes pourraient à la rigueur y avoir accès et en retenir l’utilité, mais, concernant ceux qui habitaient plus loin, dans les campagnes, cela leur serait inutilisable. Pour cette raison, personne n’y avait jamais pensé. Mais cet homme-là y avait, non seulement pensé, mais avait aussi travaillé dessus pendant sûrement des mois, voire des années. Il était légitime de se demander s’il s’agissait de temps perdu ou juste d’une passion.
— On dirait que Thalion ne redescend pas. Je vais aller voir s’il a besoin d’aide. Tu peux prendre une autre pomme sur le comptoir si tu veux.
J’acquiesçai silencieusement, la pomme dans la bouche. Après qu’il soit monté à l’étage rejoindre mon frère, je refermai ma mâchoire sur le fruit. Je n’en avais vraiment jamais goûté d’aussi bonne.
J’étais assise sur une chaise dans cette cuisine qui n’y ressemblait pas. L’évier était rempli de ferrailles et de vaisselle, les nombreux plans de travail pliaient sous le nombre de matériaux et sur la table, seul un petit espace devant moi était vide, le reste était encombré d’outils en tout genre. Cet homme, Albin, avait dit créer un véhicule magique sans chevaux pour le tirer, il était ingénieur, mais tout de même… Le lieu dans lequel il vivait ressemblait plus à un débarras qu’à une maison. Seuls les plans accrochés au mur par des punaises semblaient être à leur place.
En prenant une seconde pomme dans un panier par terre, mon regard fut attiré par le mur entièrement vitré derrière lequel se tenait un véritable jardin. De basses haies se tenaient le long d’un court chemin au bout duquel se dressait un gigantesque arbre et, autour de celui-ci, un rosier orange s’enroulait, empêchant quiconque de l’escalader.
Intriguée par la beauté de ce qui se trouvait en face de moi, je décidai de m’approcher de la porte pour voir le reste du jardin. Malheureusement pour mes yeux qui s’attendaient à voir quelque chose d’aussi joli et distingué, il n’en fut pas de même pour ce qui était en dehors du chemin central. D’autres bric-à-brac étaient entassés dans la pelouse défraîchie du jardin d’Albin. La maison était un véritable dépotoir. Seuls cet arbre et ses roses étaient en bon état.
Des pas se firent entendre dans les escaliers menant à l’étage, tandis que j’observais encore le rosier. Je me retournai et croquai à nouveau dans ma pomme. Je ne l’aurais jamais assez dit, mais ces pommes étaient vraiment un délice. Albin arriva à ma hauteur et contempla lui aussi l’extérieur.
— Je suis arrivé dans cette maison il y a un peu plus de quatre ans. À mon arrivée, le rosier était fané et l’arbre mourait. C’était un endroit bien triste.
— Comment avez-vous fait pour qu’il soit à nouveau en bonne santé ?
Il me lança un regard comme s’il n’avait pas bien compris ma question.
— Une petite averse et le tour était joué, s’expliqua-t-il.
— Une simple pluie pour un arbre malade et des roses mortes ? doutai-je.
— Bon, j’avoue qu’on m’a aidé. Un mage talentueux a usé de ses pouvoirs magiques pour lancer un sort de…
Il posa sa main sur son menton pour réfléchir.
— Vitalité. Il me semble.
La magie était-elle vraiment en mesure de redonner vie à la nature ? J’étais impressionnée par ce dont les mages étaient capables. Peut-être que mon apprentissage à l’académie me sera plus plaisant que prévu. Peut-être que devenir mage était finalement ce que je souhaitais…
Je trainais encore dans mes pensées lorsqu’il ouvrit la porte menant au jardin.
— Au fait, ton frère s’est endormi comme un bloc ! Toujours aussi impressionnant ce gamin.
Puis il partit vaquer à ses occupations à l’extérieur. Je ne savais pas trop où me mettre et décidai donc de le suivre pour l’observer.
Un assemblage de nombreux fils et d’autres nombreux mécanismes étaient exposés à même le sol. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais je pouvais apercevoir quelques runes gravées ici et là.
Albin observait avec attention la maquette de son engin, les yeux brillants d’excitation alors qu’il expliquait son projet avec des termes techniques.
— Tu vois, commença-t-il, pointant différentes parties du prototype, cette section ici représente le moteur principal, alimenté par des runes imbriquées dans les roues. L’énergie magique générée est canalisée à travers un système de poulies et d’engrenages, transférant la puissance aux essieux de la calèche.
Il fit une pause pour vérifier si je suivais avant de continuer.
— En utilisant la force du vent, on élimine le besoin de chevaux en les remplaçant par la force du vent contrôlée par des runes, rendant cette calèche plus efficace et moins encombrante.
Je hochai lentement la tête, commençant à comprendre le concept.
— Donc, vous transformez essentiellement l’énergie magique du vent en mouvement mécanique pour propulser la calèche, c’est ça ?
Albin sourit, ravi de voir que je saisissais l’idée.
— Exactement ! Avec les bons réglages et ajustements, je crois fermement que cette technologie pourrait révolutionner le transport dans notre monde. Imagine des routes sillonnées de calèches magiques, ne dépendant plus des caprices des animaux ou des conditions météorologiques. Et ne demandant qu’un entretien technique et magique occasionnellement !
Je contemplais la maquette avec un émerveillement nouveau que je n’avais pas ressenti depuis longtemps.
— C’est une idée incroyable.
— Je crois fermement en la fusion de la magie et de la technologie pour créer un avenir meilleur pour tous. Et j’espère que d’autres le verront de la même manière que moi.
Je pouvais sentir son enthousiasme me rendre plus optimiste concernant l’avancée du monde. Bientôt, peut-être que le projet de l’ingénieur inspirera des projets plus grands. En fait, Albin m’inspirait.
Toute ma vie, je m’étais intéressée de près à l’Histoire dont mon père m’avait transmis sa passion et ses connaissances. Dans un petit village tel que Roaris, je n’avais pas beaucoup eu l’occasion de voir beaucoup de métiers différents et nécessitant des études dans une grande ville. Ingénieur ? Je n’avais jamais pris connaissance de ce que cela représentait. Maintenant que je savais, je trouvais qu’il s’agissait d’hommes et de femmes qui amélioraient notre vie et participaient à l’évolution du monde.
Et peut-être que la magie et la technologie pouvaient vraiment coexister de manière harmonieuse, ouvrant de nouvelles possibilités et horizons. L’épopée d’Albin était à suivre et si je pouvais y apporter quelque aide que ce soit, je l’aurais fait avec plaisir.
— Je suis impatiente de voir où vous mènera ce projet, Albin. Si vous avez besoin d’aide pour quoi que ce soit, n’hésitez pas à demander. Je ferai tout mon possible.
Albin sourit reconnaissant.
— Merci, Anthéa. Ton soutien signifie beaucoup pour moi. Je demanderai l’aide de Thalion pour mes runes, mais, dès lors que tu le surpasseras, ce sera avec plaisir que je noterai chacune de tes idées.
Au même moment, une voix rauque se fit entendre derrière nous.
— Que faites-vous ? dit mon frère que j’aperçus en me retournant. Oh ! Tu as présenté à Anthéa ton projet infaisable ?
Albin rit à côté de moi.
— Bien sûr ! C’est ma plus grande fierté !
— Elle n’est même pas encore fonctionnelle, répliqua Thalion, dont les cheveux étaient encore ébouriffés de sa sieste d’une demi-heure.
Il était mignon comme ça, à moitié endormi.
— Elle le sera si tu me dessines quelques runes.
Le jeune mage s’approcha de nous pour jeter un œil à la machine. Il s’accroupit et passa une main dans ses cheveux.
— Du vent, de la gravité et de la conductivité essentiellement ? Je pense que c’est faisable.
Il attrapa un engrenage et le fit tourner dans ses mains.
— Je peux te faire cinq combinaisons par jour. Trouve-toi simplement des pierres pour les faire fonctionner sans l’intervention d’un mage et tu seras au point de ce côté-là.
Albin sourit et enlaça mon grand frère qui se relevait. Ce dernier fut surpris, mais accepta le câlin sans pour autant le lui rendre. Une fois séparés, Thalion m’adressa un regard et un faible sourire qui lui était propre. Ce sourire qui était sincère.
— Tu veux que je te montre la chambre ? J’y avais laissé quelques livres à moi. Je pense qu’ils pourraient t’intéresser.
Je hochai la tête et le suivis dans les méandres du bazar d’Albin.
Le soir venu, alors que j’étais installée dans le lit et que mon frère lisait sur une chaise, ce dernier me proposa une sortie en ville pour acheter de nouveaux vêtements.
— Nous pourrions inviter Liane, elle pourrait aider. Je sais que tu ne la portes pas particulièrement dans ton cœur, mais elle est super. Je peux te l’assurer.
Il n’avait pas vraiment tort. Mais avec Liane dans les parages, elle accaparerait mon grand frère et je ne pourrais pas profiter de lui correctement.
— On peut également demander à Léoni et Léandre. Tu t’entends bien avec eux, non ?
Je fis une moue dubitative. Certes, je m’étais bien entendue avec les deux garçons, mais, pour une sortie shopping, j’aurais nettement préféré n’y aller qu’avec Thal.
— Pourquoi ne pourrions-nous pas y aller uniquement tous les deux ?
Il afficha un sourire peiné et se leva pour venir poser ses mains sur mes joues. Elles étaient grandes et rugueuses, mais c’étaient les siennes.
— Tu sais bien que c’est dangereux de s’aventurer seuls dehors. Léoni est fort et, si Léandre et Liane nous rejoignent, nous pourrions obtenir un garde royal pour nous protéger.
Il s’agissait de bons arguments et ses mains pressées contre mes joues me réconfortaient. Peut-être pourrais-je autant profiter de mon frère, même avec Liane et les autres dans les parages.
Je soupirai et acquiesçai. Mon frère déposa un baiser sur mon front avant de sortir de la pièce.
Il ne devrait y avoir aucun problème.
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Près d’un arbre majestueux et de son rosier, alors que la nuit régnait sur la capitale et que ses habitants dormaient, deux jeunes hommes discutaient. Leur physique contrastait, l’un filiforme et petit, et l’autre, bien bâti et grand.
— Lorsque Elrei a pris contact avec moi pour faire passer ta demande d’hébergement, il m’a aussi raconté que tu aurais reçu des nouvelles de la part de tes informateurs, avança celui à la crinière attachée en queue de cheval.
— Il a été très clair sur le fait qu’Oress a été le témoin d’une bataille importante. La mission de l’Ombre a réussi malgré l’extermination de la quasi-totalité de ses membres envoyés. Et les rebelles fulminent.
— Qu’est-il advenu des informations récupérées par l’Ombre ?
— Personne n’en a aucune idée. L’informateur censé nous l’apprendre a été assassiné.
Le châtain hocha la tête de haut en bas, semblant réfléchir.
— Yslan avait une piste. Il nous donnera sûrement des nouvelles dans les jours prochains.
Cette fois, ce fut au brun, et plus jeune des deux hommes, d’acquiescer.
Un silence frais et paisible s’installa le temps de quelques instants. Les hommes se connaissaient essentiellement pour l’organisation à laquelle ils appartenaient. Ils avaient beau être devenus de bons amis, ils n’avaient pas pour habitude de parler vraiment.
— Tu as retrouvé ta sœur, remarqua ingénieusement le premier.
— C’est plutôt elle qui m’a retrouvé, précisa l’autre.
Aucun des deux ne sut quoi rajouter, alors le jeune grand frère s’éloigna pour rentrer dans la maison. Après qu’il soit parti, on entendit dans un murmure quelques mots prononcés en guise de vœu vers les cieux.
— Un jour, ce royaume sera sûr et vidé de groupes qui œuvrent en silence.
Quel texte captivant et chargé d'émotion ! On ressent intensément le malaise physique et l'inquiétude d'Anthéa au début, qui évolue en une curiosité émerveillée pour le projet ambitieux d'Albin. L’atmosphère mystérieuse et les relations entre les personnages sont habilement dépeintes, rendant l'histoire vivante et intrigante. La fusion de la magie et de la technologie ouvre des perspectives fascinantes, et on est impatients de voir comment cette histoire évoluera. Bravo !