Ainsi, nous nous retrouvâmes le lendemain tous les cinq devant la maison d’Albin. Mon cœur battait plus vite qu’il n’aurait dû. Bien que l’air frais du matin m’apaisât légèrement, je ne pouvais m’empêcher de repenser à la dernière fois où je m’étais aventurée à l’extérieur. Tout avait basculé si vite, et cette menace constante, ce danger omniprésent, ne semblaient pas vouloir me lâcher.
Située dans la deuxième partie de la ville, au cœur de la zone commerçante, la maison d’Albin aurait pu être un refuge. Pourtant, me tenir là, devant cette porte, me donnait l’impression d’être une proie à découvert.
Lorsque les enfants du roi arrivèrent, accompagnés d’un garde royal en uniforme, je tentai de me concentrer sur eux pour chasser mes pensées. Liane, dans une robe somptueuse, irradiait d’élégance, tandis que Léandre, vêtu d’un ensemble bleu sobre mais coûteux, paraissait incarner la noblesse elle-même. Quant à Léoni, malgré ses cheveux attachés, sa tunique brune et son pantalon de lin lui donnaient un air désinvolte qui contrastait avec l’allure de ses compagnons.
Ce n’était pas ainsi que nous allions pouvoir espérer passer inaperçus.
Je jetai un coup d'œil furtif à mon frère, m’attendant à voir son irritation face à ce décalage flagrant. Mais son visage demeurait impassible, calme comme une mer d’huile. Cela aurait dû me rassurer, mais au lieu de ça, je me sentis encore plus déstabilisée. Avait-il prévu le coup et cela ne l’ennuyait pas ? Ou bien avais-je manqué quelque chose ?
— Nous pouvons partir si nous sommes tous prêts, intervint le plus mentalement atteint d’entre nous.
Thalion se retourna vers Albin qui nous observait depuis le palier.
— On rentrera sûrement en fin d’après-midi.
Il lui serra la main avant de nous rejoindre.
Deux courtes heures plus tard, nous marchions dans les rues bondées de la capitale. Je m’étais calmée. Ma mésaventure n’en avait été qu’une parmi tant d’autres et je n’étais plus seule.
Nous avions déjà eu l’occasion de visiter trois boutiques et Liane m’avait aidé à trouver quelques belles tenues. Finalement, elle s’avérait moins ennuyeuse que prévu. Tournant plus autour de moi que de mon frère, on voyait bien que cette sortie lui plaisait beaucoup.
Contrairement à ce que j’avais pensé, les garçons s’amusaient plus que moi dans les friperies. S’amusant à créer des tenues burlesques, j’étais la seule à vraiment subir cette journée, bien que j’avais pu refaire ma garde-robe.
Je fus tout spécialement heureuse lorsque Léandre proposa que l’on se pose pour déjeuner. J’étais fatiguée et m’asseoir sur une chaise dans une taverne fut un véritable bonheur.
— J’aurais aimé acheter ce chapeau rouge. Il m’allait vraiment bien, marmonna Léoni en s’asseyant en face de moi et dont les achats inutiles s’élevaient déjà à trois.
— Ameris t’aurait tué si tu l’avais rapporté aux dortoirs, répliqua le jeune prince qui riait aux éclats devant les regrets surjoués de son ami.
— J’aurais pu te le confier pour que tu le caches, maugréa-t-il toujours aussi dramatiquement.
— Tout comme tu as fait entrer en douce une fille cette fois-là à l’académie ? intervint Thalion blasé, la tête posée sur sa main.
— Eh ! Il y a une jeune enfant avec nous ! Tu vas choquer ses innocentes oreilles, répliqua Léoni en se servant de moi comme excuse.
Son petit jeu me faisait rire. Finalement, j’étais bien entourée.
Un délicieux repas nous fut servi avant que nos activités ne reprennent. Alors que les ombres des bâtiments nous surplombaient, une chevelure rousse que je connaissais bien fit son apparition à quelques mètres de nous. Elle semblait être en plein échange dynamique avec un homme encapuchonné. J’entendis mon frère jurer à côté de moi, me signalant ainsi que je n’étais pas la seule à l’avoir repérée.
Malheureusement pour nous, ce fut également réciproque. Son regard me transperça d’effroi. Mes souvenirs me rappelant constamment notre dernier affrontement et le fait que Thalion avait failli y passer. Son sang sur ses vêtements et son visage pâle. Cette pensée provoqua une vague de frisson d’horreur. Cette femme était redoutable, il valait mieux pour nous de partir. Peu importe que nous étions en supériorité numérique, Liane et moi étions incapables de nous battre correctement et étions donc des poids morts. Je tirai sur la main de mon frère pour signaler mon envie de fuir. Il se pencha vers moi.
— Laissons Liane avec nos affaires et éloignons-nous. Son garde restera auprès d’elle, mais je pense que nous pourrions avoir une chance, murmura-t-il près de mon visage avant de resserrer sa prise sur ma main et de se retourner vers nos camarades. Liane, Bolz, trouvez un coin à l’écart et restez-y quelques minutes, puis rentrez.
Le garde royal, Bolz, prit au sérieux la demande de mon frère. Ce dernier, les sourcils froncés, hocha la tête en direction des deux épéistes puis, il se mit à courir. Suivis par les deux garçons, nous courions à travers diverses rues dans lesquelles se trouvaient encore quelques personnes. Nous fîmes cependant bien vite face au silence et à l’isolement.
Thalion jura une seconde fois et ralentit sa course. Je respirais bruyamment et mon cœur battait vite, mais je parvins à reprendre doucement mon souffle en regardant notre meneur, interloquée.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ? demandai-je entre deux expirations.
— On n’arrivera pas à les fuir. Et… je voudrais vérifier quelque chose.
Il me poussa brusquement dans une alcôve sombre. Mes pieds s’emmêlèrent et je manquai de tomber sur le sol. Ma main se posa contre le mur. Il était froid. Aussi froid que l’avait été mon frère. Il affichait un air sévère et avait été brutal avec moi.
— Ne sors pas d’ici.
Il se retourna vers les autres, qui étaient aussi ahuris que moi, et s’adressa à eux.
— Elle ne se battra qu’en dernier recours. Me suis-je bien fait comprendre ? ordonna-t-il d’un ton à me glacer le sang.
J’aperçus Léandre hocher hâtivement la tête.
Était-il sérieux ? Si c’était ce qu’il avait prévu depuis le début, autant me laisser avec Liane, cela aurait été plus productif.
Un énorme bruit retentit venant de la droite de la rue. Je ne pouvais rien voir depuis ma ruelle. Les trois garçons tournèrent brusquement la tête en direction du tapage qui venait de les surprendre.
Je tendis l’oreille pour ne pas rater une miette de ce qui allait se passer. Mon estomac était noué. Mise de côté comme ça, si l’un d’eux venait à être blessé, je n’aurais rien pu faire. Pourtant, j’avais commencé à devenir vraiment douée en termes de magie curative.
Une voix me parvint enfin alors que je me déplaçais vers la sortie de la ruelle.
— Où est passée la fille ? La petite avec de longs cheveux châtains.
La question menaçante et un brin frustrée de celle que je reconnus comme étant la chasseuse rousse provoqua en moi un nouveau frisson.
Un flash de lumière bleue frappa soudainement la rue accompagné d’un coup de tonnerre. Je sursautai et reculai de quelques pas. Une masse sombre roula devant l’entrée de ma cachette. Léandre se retrouva au-dessus d’un homme désarmé et lui tenait les poignets, contre le sol. L’homme, sûrement mercenaire, se débattait sous mon ami et finit par lui asséner un coup dans le ventre qui l’envoya assez loin pour qu’il puisse se redresser. Je fis un pas en avant, le bras tendu en direction du jeune prince comme si j’allais pouvoir faire quoi que ce soit pour l’aider.
Je ramenai mon bras contre ma poitrine en regardant avec appréhension ce qui allait se passer.
Léandre, une main sur le ventre avec une grimace de douleur plaquée sur le visage, tira un couteau de sa chaussure et se mit en garde. Il lança un regard rapide dans ma direction avant de s’élancer vers son opposant qui était sorti de mon champ de vision. Un nouveau coup puissant retentit sur ma droite, du côté où devaient encore se trouver Thalion, Léoni et la rousse.
Pourtant, les garçons ne devraient pas avoir de problème à la gérer. Léoni avait bien réussi à la repousser seul à Diksen. Je ne savais pas non plus ce qui produisait ces espèces d’explosions.
Lorsque, quelques secondes plus tard, Léandre passa à nouveau près de moi, je m’avançai vers lui pour essayer d’avoir un peu plus d’informations quant à la situation. Il me vit arriver vers lui et tenta de me pousser dans la ruelle. Réagissant instinctivement, j’esquivai sa manœuvre comme Léoni m’avait appris à le faire, en déviant sa main grâce à mon avant-bras. Il était fatigué et semblait blessé. Il s’appuya contre le mur.
— Franchement, tu devrais rester ici ou même partir loin. Ils sont dans une galère pas possible, résuma-t-il crispé.
Comme pour nous interrompre, un corps vint atterrir juste devant notre planque. Sa tête frappa si violemment contre les dalles de pierre que je crus un instant que le crâne allait éclater comme un œuf.
Allongé sur le sol, Léoni gémit en tentant de se relever. Sa tunique était tachée de sang et de poussière. Je vis un reflet métallique filer droit dans son épaule, le forçant à abandonner son essai. Il était vraiment mal. Il ne bougeait plus et la seule chose qui me permettait d’attester qu’il n’était pas mort était les respirations difficiles qu’il continuait de produire.
Que devenait mon frère ? Il n’y avait plus eu de nouvel éclat de lumière depuis un bon moment maintenant. Je portai ma main à ma bouche, me faisant un sang d’encre pour celui qui essayait tant de me protéger.
Jugeant que la situation le nécessitait, je bousculai mon ami pour rejoindre mon camarade à terre. À peine fus-je sortie de la ruelle que je vis un homme, encapuchonné, armé de deux longues dagues étincelantes. Il était le seul ennemi encore présent dans la ruelle. La rousse ayant disparu et l’autre mercenaire également. Mon cœur battait la chamade. Mon frère était face à l’encapuchonné, chancelant. Il était le dernier à se tenir encore debout. L’homme me regarda lorsque je décidai de lui faire face.
L’homme esquissa un sourire sadique, faisant tournoyer ses dagues avec une agilité déconcertante.
— Tu ferais mieux de te rendre, petite fille.
Je serrai les poings, me préparant mentalement à affronter mon adversaire. Je savais que je devais rester calme et concentrée pour avoir une chance de m’en sortir. Si j’arrivais déjà à être utile en quoi que ce soit dans ce combat.
Sans plus attendre, l’homme fondit sur moi avec une vitesse fulgurante, ses dagues étincelant à la lueur des torches environnantes. J’esquivai de justesse le premier coup, sentant le souffle de l’acier frôler ma joue.
Je ripostai avec agilité, lançant un coup de pied bien placé qui déséquilibra mon adversaire. Un éclair bleuté fondit droit sur son côté, l’envoyant percuter un mur.
Je reculai instinctivement, sentant la peur monter en moi. Je savais que je n’étais pas à la hauteur contre quelqu’un qui avait mis à terre quelqu’un comme Léoni.
L’homme se redressa, rapide et précis, il fondit sur Thalion. La lame entailla son flanc avant qu’il ne réagisse en le frappant avec un peu de magie. L’homme recula un peu. Je réalisai la situation : je devais me battre, coûte que coûte.
J’activai silencieusement un bouclier sous forme de seconde peau et m’approchai de l’homme. Je tentai quelques mouvements maladroits, mais l’ennemi les évita avec une aisance déconcertante. Chaque coup de poing ou de pied était anticipé et contré.
Je tentai de m’appliquer les notions de combat apprises avec les deux jeunes épéistes, mais, sans épée, mon répertoire se retrouvait limité.
Thalion semblait intervenir de manière plus active que lorsqu’il se battait en compagnie de Léoni, utilisant sa magie pour projeter des rafales qui désorientaient l’homme et perturbaient ses attaques. De temps à autre, il lançait également des éclairs magiques, visant les points faibles de l’ennemi pour lui infliger des blessures.
Finalement, après un échange de coups déséquilibrés, l’homme parvint à me toucher le bras au travers de ma magie. Je sentis la lame effleurer ma peau, m’arrachant un cri de douleur. Mais je tins bon, puisant dans ma détermination et ma volonté de survivre. Je canalisai mon énergie, me concentrant sur chaque mouvement, chaque coup porté avec précision et détermination. Bientôt, je combattais comme je ne l’avais jamais fait, mes muscles répondant instinctivement aux mouvements de mon adversaire.
Je fus enfin assez proche de lui et sereine dans le combat pour faire attention à ce qui se trouvait sous sa capuche. Il avait un regard froid et de profonds yeux bleu clair. Son visage était balafré de toutes parts et ne laissait apparaître aucune once d’innocence.
Mon cœur rata un battement.
Cet homme était celui qui avait tué froidement mes parents.
Une hargne féroce s’empara de moi. Je fonçai sur lui, ne tenant plus vraiment compte de ce qui se passait autour et parvins enfin à désarmer mon adversaire, envoyant ses dagues voler à travers la rue. Cela ne suffit cependant pas pour mettre hors jeu l’assassin. Il tira une lame de sa botte et la planta dans ma jambe. Je poussai un cri de douleur avant de l’envoyer valser d’un coup de pied dans la mâchoire.
— Anthéa ! Mets-toi à couvert ! hurla soudainement mon frère.
Dictée par mon instinct depuis plusieurs minutes déjà, je me précipitai sans plus attendre derrière le plus proche obstacle avant de voir un énorme éclair jaillir de Thalion. L’assassin sauta jusque sur le toit des bâtiments autour de nous, esquivant ainsi l’attaque du mage avant de s’enfuir. Celle-ci disparut par ailleurs avant même de faire effet.
Je regardai mon frère avant de me laisser glisser sur le sol, respirant un moment après cette bataille intense en émotions.
Avait-il compris la même chose que moi ? Que cet homme qui nous avait attaqués en compagnie de la rousse était l’assassin qui avait tué nos parents il y avait deux ans de cela ? Je mordis ma lèvre, des larmes commençant à rouler sur mes joues. J’avais l’impression d’avoir été plus proche que jamais de ma vengeance et je n’avais même pas été capable de lui infliger d’importantes blessures.
Merde…
Je pleurais de plus belle, cachant mon visage contre mes genoux et ramenant mes bras contre moi.
Un gémissement de douleur parvint alors à mes oreilles. Léoni !
J’essuyai rapidement mes joues avant de me rendre auprès de mon ami qui avait combattu avant moi. Un couteau était fiché dans son épaule, son visage était crispé. Je me suis retournée pour chercher l’aide de mon frère.
— Thalion ! l’appelai-je. Je… je ne sais pas quoi faire.
Il accourut aussitôt et retira le poignard d’un coup sec avant d’arracher un pan de sa tunique pour le presser contre la blessure. Il murmura quelques paroles et les habituelles étincelles magiques commencèrent à faire effet. Il m’inspecta ensuite minutieusement de ses yeux bruns.
— Tu vas bien ? demanda-t-il, sa voix tremblant légèrement.
J’acquiesçai sans vraiment répondre. J’aurais voulu lui demander pour l’homme.
— Je…
— C’était lui, n’est-ce pas ? me coupa-t-il dans mon élan.
Il ne me regardait pas, focalisé sur le chevalier qui était dans un état critique. Il semblait en colère. Je n’osai pas répondre.
Lorsque la plaie de Léoni cessa d’être inquiétante, mon frère se releva et m’attrapa dans ses bras.
— Je suis tellement désolé, Théa.
Je le serrai en retour. Il était si bon de le sentir vivant après cette rencontre pour le moins inattendue.
— Léandre aussi est blessé, signalai-je, mettant fin à l’étreinte.
Il hocha la tête et partit s’occuper de notre second camarade. Léoni me fixait.
— Je vous ai pas trop dérangé, ça va ? Non, parce que la prochaine fois, prévenez-moi que j’ai le temps de me cacher.
Mon visage pondit un petit sourire devant sa remarque idiote. Qu’il était bon d’avoir un Léoni dans de tels moments !
— Dis-moi, Thalion va me tuer ? J’ai pas été fichu de t’empêcher de te battre. Il va vraiment me tuer à ce rythme-là. Et puis, tu ne fais pas d’effort aussi ! râla-t-il plus pour rire que comme un véritable reproche.
Je lui souris en lui proposant une main pour se relever. Je manquai de tomber quand il tira dessus.
— Tu es lourd, Léoni. Dans tous les sens du terme.
Il me lança un regard outré.
— Tu penses vraiment que je devrais perdre du poids ? Alors que mon corps est si parfait !
Je ris, j’avais déjà complètement mis de côté l’affrontement récent. Deux personnes s’approchèrent de nous. Léandre avait un hématome autour de l'œil et ses vêtements coûteux étaient sales et tachés d’un peu de sang, mais il semblait aller mieux.
— Bien et si nous rentrions au palais ? Histoire de rapporter cet incident aux personnes véritablement capables de combattre ce genre de types, proposa le prince.
Tout le monde acquiesça, même Thalion qui, pourtant était plus enclin à s’occuper de ses propres problèmes tout seul.
Sur le chemin, personne ne parla. Je pensais à l’assassin et étais beaucoup trop perturbée pour expliquer quoi que ce soit à mes deux chers amis. Je repensais à mon propre combat. Encore une fois, cette sorte de mémoire musculaire était revenue et m’avait bien aidée. Je regardai mes mains. Qu’aurais-je fait si je n’avais pas eu cet atout ? Sans doute plus de ce monde.
Je secouai la tête.
Finalement, j’en revenais toujours au même point.
Je devais devenir plus forte.