[ 1 ]
Installé dans le bureau du principal, Jong-goo gobait des biscuits en attendant Yerin.
— Vous nous offrez pas le café ?
— Tu as perdu la tête, jeune homme ? gronda le principal en lui assénant un coup de livre sur la tête. As-tu idée de ce que tu as fait ? Tu as vu l'état de ces pauvres enfants ? Comment tu t'appelles ? De quelle école viens-tu ?
— Kim Jong-goo. Seize ans. Dixième année. KGS.
— KGS ? Tu veux dire la Korean Global School ?
— Ce n'est pas possible, il ment ! s'exclama alors un des professeurs. Cette école est une des plus prestigieuses du pays. Il n'y a que des élèves modèles. Jamais ils n'accepteraient un délinquant comme lui parmi leurs rangs.
— Mon avocate va bientôt arriver. Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à lui demander.
— V-votre avocate ? C'est elle que vous avez appelée tout à l'heure ?
— Tout à fait.
Un gamin de seize ans qui avait une avocate à son service ? Qui était-il au juste ? Les adultes commençaient à se poser de sérieuses questions.
— Ne l'écoutez pas, monsieur. Il bluffe ! Vous avez vu ce qu'il nous a fait ? Il est taré !
— C'est vrai, c'est un monstre ! Il m'a pété le nez ! Et regardez ce qu'il a fait à Hoon ! Regardez sa main ! Comment il va faire pour se br...
— Ta gueule, Joo-bin ! Putain ! Ferme-là.
— Taisez-vous, tous les trois ! rugit leur professeur principal. Vous ne valez pas mieux !
On frappa à la porte.
— Ah, la voilà ! s'exclama Jong-goo avec un large sourire.
— Allez ouvrir ! s'empressa d'ordonner le principal à son adjoint.
Quel ne fut pas leur étonnement lorsque la fameuse avocate tant redoutée s'avéra être une jeune lycéenne en uniforme.
— Qui êtes-vous, mademoiselle ?
— Bonjour. Je m'appelle Kim Yerin. Mon père est le PDG de Blue Sky Inc. Voici sa carte de visite.
Yerin tendit la carte de visite de son père au principal en s'inclinant respectueusement. Un coup d'œil rapide à l'assemblée réunie dans le bureau lui avait permis de se faire une idée de la situation. Jong-goo lui avait fait un résumé des événements au téléphone et elle avait clairement repéré les agresseurs et les victimes de cette affaire.
— Je m'excuse pour les actes de mon camarade, mais nous n'avions pas le choix. Mon cousin Kim Jae-il ici présent nous a rapporté des actes de torture physique et psychologique, ainsi que de graves sévices commis par ces trois élèves sur leurs camarades. Je vais vous accorder le bénéfice du doute et supposer que vous n'aviez aucune idée que ces choses se déroulaient juste sous votre nez. Mais maintenant que vous avez les faits sous les yeux, ces crimes ne peuvent pas rester impunis.
— Mademoiselle, vous croyez que tout ceci est un jeu ? Vous n'êtes qu'une lycéenne, et vous n'êtes pas une de nos élèves. Votre camarade mérite d'être livré à la police pour ce qu'il a fait. Il a sa place en centre de détention, pas dans une école.
— Monsieur, sauf votre respect, mais il y a de graves problèmes de violence dans votre école. Regardez l'état de cet élève. Vous avez vu ces marques sur son corps ? C'est un acte de barbarie. Si mon ami mérite la prison, ces trois-là aussi. Vous pouvez les y envoyer ensemble, je suis sûre qu'ils seront ravis d'avoir Jong-goo comme camarade de cellule.
Jong-goo esquissa un sourire amusé. Yerin était douée avec les mots. Elle aurait fait une excellente avocate.
— Toutefois, reprit-elle, je vous le déconseille fortement. Laissez Jong-goo partir et renvoyez ces trois-là. Si leurs victimes sont d'accord avec cela, bien entendu. Dans le cas contraire, je serai contrainte de révéler ce qu'il se passe ici à la presse. Ça ne vous fera pas une bonne pub. Vous perdrez vos sponsors. Vous savez que la réputation est tout pour une école privée. Sans donations, vous pourrez mettre la clé sous la porte. Ah, et si je peux me permettre de vous donner un dernier conseil, vous devriez diffuser notre application auprès de vos élèves. Payback. Je suis sûre que vous en avez déjà entendu parler. Elle a déjà fait ses preuves pour lutter contre le harcèlement et prévenir les débordements de ce genre.
Le principal serra les dents. Cette petite peste avait du cran. Il se tourna alors vers les deux véritables victimes de cette affaire.
— Vous deux. Lee Eun-tae et Park Beom-jae, c'est ça ?
Les deux garçons acquiescèrent.
— Vous voulez porter plainte contre vos agresseurs ou vous voulez régler ça à l'amiable ? Réfléchissez-bien.
Eun-tae jeta un coup d'œil à Jong-goo qui se curait le nez en fixant le plafond, puis à Yerin qui lui offrit un sourire compatissant.
— Je veux juste qu'ils soient renvoyés, dit alors Eun-tae. Je ne veux pas que mes parents apprennent ce qu'il s'est passé. Je ne veux pas leur faire de la peine. Ne leur dites rien s'il vous plaît.
Le principal poussa un soupir résigné. C'était pour le mieux. S'ils pouvaient balayer ça sous le tapis, l'honneur de l'école serait sauf.
— Très bien. Je convoquerai un conseil de discipline pour ces trois-là. Quant à vous deux, Mademoiselle et Monsieur Kim, dehors ! Je ne veux plus jamais vous revoir dans cette école, c'est clair ?
Yerin s'inclina une nouvelle fois et incita Jong-goo à faire de même, puis ils s'empressèrent de quitter les lieux, suivis de Jae-il.
[ 2 ]
Une fois dehors, Yerin put enfin souffler. Elle avait pris un risque énorme en utilisant le nom de son père comme ça. Heureusement que le principal n'avait pas cherché à le contacter, car elle se voyait mal lui expliquer dans quel pétrin ils s'étaient fourrés. Elle aurait été privée de sortie pendant un mois au moins, et Dieu sait ce qu'il aurait fait subir à Jong-goo. Il aurait été capable de le renvoyer en centre de détention pour mineur.
— Bien joué, Yerin ! s'exclama Jong-goo en passant un bras autour de ses épaules. Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Je t'avais dit d'y aller mollo ! répliqua-t-il en lui lançant un regard désapprobateur.
— C'était pour la bonne cause. Toi aussi tu as vu ce pauvre gars, ce qu'ils lui ont fait. J'ai même renoncé aux frais supplémentaires, alors lâche-moi la grappe. En plus, c'est pour toi que je suis venu ici, je te rappelle.
— Oui. C'est vrai. Désolée... Et merci.
Yerin lui jeta un drôle de regard. Jong-goo n'aimait pas la façon dont elle le regardait. Ses yeux s'attardèrent sur ses poings ensanglantés. Elle poussa un soupir désabusé en repoussant son bras.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Je sens que tu veux dire quelque chose.
— C'est vraiment à cause de ce que ces deux-là ont subi que tu n'as pas retenu tes coups ?
— Tu crois que c'est pour quoi alors ?
— Je crois que tu cherchais juste une excuse pour te défouler. Et je pense que l'argent est une façon pour toi de te contrôler et de compenser la frustration de ne pas pouvoir tabasser tout le monde à mort. Sans ça, tu n'aurais rien à perdre et tu les aurais sans doute tués.
— Merde, tu m'as démasqué. On peut rien te cacher. Je plaide coupable, arrêtez-moi Madame. Je me rends.
Il tendit les bras devant lui, comme s'il voulait qu'elle le menotte.
— Arrête, c'est pas drôle. Je m'inquiète vraiment pour toi. Si tu ne peux pas te contrôler, tu vas vraiment finir par dépasser les bornes un jour. Je ne veux pas que tu retournes en prison.
— Tu sais quoi, la plupart des gens ont peur de moi. T'es bien la seule qui a plus peur pour moi que de moi. Comment veux-tu que je ne trouve pas ça drôle ? C'est hilarant ! Mais je te rassure, je ne l'ai pas fait juste pour le plaisir de casser des gueules. Ce qu'ils ont fait à ces gamins, ça m'a vraiment mis en rogne. La bagarre c'est une chose, il y a toujours des forts et des faibles, des gagnants et des perdants. Mais là, c'était juste de la torture. J'ai beau me creuser la tête, je ne vois rien qui puisse justifier ça. Et pas de justification égale grosse punition.
— Il y a peut-être encore de l'espoir pour toi alors, répondit Yerin avec un sourire en coin.
[ 3 ]
— Attendez ! Hé ! Attendez ! Partez pas ! Eun-tae a quelque chose à vous demander !
C'était Jae-il qui leur courait après, accompagné de ses deux camarades d'infortune.
— Oui, quoi ? fit Jong-goo en se retournant. Qu'est-ce que tu veux ?
— Comment t'es devenu aussi fort ? demanda Eun-tae, le regard plein d'espoir.
— Hein ? Pourquoi tu veux savoir ça ?
— Je veux devenir fort pour punir les méchants !
— Cent pompes, cent situps, cent squats et dix kilomètres de course à pied tous les jours.
— C'est vrai ? Juste ça ?
— Ouais, ouais. Tu vas voir, c'est magique, mais fais gaffe à tes cheveux ! Allez, tchuss les gars ! Et Jae-il, oublie pas de m'apporter l'argent. Cash. La prochaine fois que t'as un problème à régler, appelle-moi. Je te ferai un prix d'ami.
[ 4 ]
— Ce que tu lui as dit tout à l'heure, c'est vrai ? demanda Yerin avec curiosité. C'est vraiment comme ça que tu es devenu aussi fort ?
— Bien sûr que non ! J'ai lu ça dans un manga.
— Quoi ? Mais pourquoi tu lui as dit ça alors ? Et s'il te prenait au sérieux et qu'il le faisait vraiment ?
— Qui est assez débile pour faire ça ? Même s'il essaye, il tiendra jamais le rythme. Et au pire, il deviendra chauve. C'est pas dramatique. Je te prêterai le manga si tu veux, c'est plutôt cool.
Jong-goo était loin de se douter que Lee Eun-tae, qui prendrait plus tard le nom de Vasco et deviendrait chef du sacro-saint gang des Poings Brûlés, était assez naïf et obstiné pour appliquer ses conseils à la lettre, et que cet entraînement inhumain porterait ses fruits. Pour Eun-tae, Jong-goo était une brute comme les autres. C'était un méchant à abattre, et un jour, il serait assez fort pour lui tenir tête, à lui, et à tous les méchants comme lui.
[ 5 ]
— Wow ! Ton cousin est vraiment blindé ! Il m'a refilé cinq millions de wons ! Regarde tous ces billets ! C'est ouf ! C'est plus que le prix de départ. Il m'a dit qu'il avait rajouté un petit supplément, rien que pour toi. Parce que tu as fait renvoyer ces trois connards. Allez viens, je te paye ce que tu veux ! Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? Des fringues ? Un restaurant étoilé ? Une voiture ?
— Une voiture ?! T'es bête ? On a seize ans, on ne peut pas conduire ! Et c'est pas avec cinq millions de wons que tu vas te payer une voiture.
— Un scooter alors. Ça devrait suffire pour acheter un scooter. Je t'emmènerai en virée. Vroom. Vroom.
— Arrête de raconter n'importe quoi. T'as pas dit que t'avais un truc à faire ?
— Ah ouais, c'est vrai, j'ai failli oublier. J'ai encore du ménage à faire. Je te raccompagne à la maison et j'y vais.
— Du ménage ?
— Ouais, y a un gars qui veut que je nettoie son école. Il est prêt à me payer une fortune.
— Quelle école ?
— Elite School for Boys. C'est un collège et lycée privé pour garçons.
— Donc tu vas encore te battre ? Compte pas sur moi pour t'aider cette fois-ci. T'es tout seul. En plus c'est une école pour garçons et je ne connais personne là-bas, je n'ai aucun moyen de pression.
— T'en fais pas. Celui qui a fait appel à mes services, c'était quoi son nom déjà ? Yoo-jin, je crois. C'est le fils des fondateurs de l'école. À cause de ça, il est pris pour cible par les autres élèves. Et à cause de ça, il ne peut rien dire, car cela porterait préjudice à ses parents et à la réputation de leur établissement. Comme tu peux le voir, il est un peu coincé, mais ça veut dire qu'il veut qu'on règle ça discrètement. Il est malin, il aura préparé le terrain pour pas qu'on se fasse prendre.
— D'accord. Ça me dépasse un peu tout ça, mais si t'es sûr de ton coup, je vais te faire confiance. Si tu te fais arrêter et que tu finis en prison, je ne te le pardonnerai jamais ! C'est compris ? J'irai même pas te rendre visite !
— Ouais, ouais. T'inquiète.
Il lui ébouriffa les cheveux en rigolant avec insouciance. Yerin poussa un soupir désabusé. Quand allait-il enfin prendre les choses au sérieux ?
[ 6 ]
Vendredi soir. La nuit était tombée et l'école de Yoo-jin était quasi déserte. Jong-goo poussa un sifflement admiratif. Cette école avait de la gueule. La KGS était pas mal dans son genre, mais celle-ci méritait bien son nom. Élite. Aussi bling-bling à l'extérieur que pourrie à l'intérieur.
Jong-goo avait arpenté les couloirs sombres et vides un moment avant de tomber sur quelqu'un. Assis par terre, adossé à un mur près de l'entrée d'une salle de classe, il avait l'air d'avoir encaissé quelques coups. Son visage était sacrément amoché. Jong-goo se pencha pour lire le nom sur son insigne.
— Yoo-jin. C'est donc toi. Elle est chouette ton école. C'est toi qui m'as appelé ? De qui est-ce que tu veux que je m'occupe ?
— Tu arrives trop tard, souffla-t-il en toussant. Je n'ai plus besoin de toi...
— Quoi ? Comment ça ?
Il tourna la tête en direction de la salle de classe. Des pleurs ? Jong-goo avait vu et vécu tellement de choses en seulement seize ans de vie, qu'il en fallait beaucoup pour le surprendre. Et pour une surprise, c'était une surprise. Un étonnement sincère se lisait sur son visage.
Au milieu des chaises et des tables retournées, une quinzaine de corps inanimés et du sang en abondance. Jong-goo espérait qu'aucun d'entre eux n'était mort. Si c'était le cas, il ne pourrait rien pour eux. Il serait obligé d'appeler la police. L'auteur de ce massacre était agenouillé sous la fenêtre. Il pleurait toutes les larmes de son corps.
— T'as fait ça tout seul ? En chialant ?
— C'est Yu-seong, lui dit Yoo-jin qui venait de le rejoindre. C'est mon frère jumeau. Nous avions un choix à faire. Vivre dans le monde réel ou vivre dans un monde d'idéaux. Nous avons choisi de vivre dans un monde d'idéaux, tout en sachant que cela équivaudrait à une vie d'agonie. Vivre dans le monde réel, ce serait gâcher tout ce que nous avons accompli jusque-là.
Yu-seong avait enlacé son frère. Il sanglotait toujours. Ce duo était vraiment intéressant. Un pleurnichard doté d'une force incroyable capable de descendre quinze mecs plus costauds que lui pour protéger son frère. Et un adolescent doté d'une grande intelligence et d'une intarissable soif de pouvoir.
— Vous deux. Vous êtes incroyables ! Je connais quelqu'un qui pourra vous aider à réaliser ces idéaux dont vous parlez, même si je ne sais pas de quoi il s'agit exactement, mais j'ai ma petite idée. Vous voulez juste être libres, non ?
Ce fut au tour de Yoo-jin d'être étonné. C'était la première fois que quelqu'un le comprenait sans qu'il ait à se justifier. Cette école était une prison et leurs parents étaient des geôliers qui fermaient les yeux sur les exactions commises par leurs élèves sur leurs propres enfants.
À quoi bon l'argent et le prestige s'ils n'étaient que des marionnettes dont on tirait les fils. Des dommages collatéraux dont le bien-être importait peu, tant qu'ils ne faisaient pas tache. Personne ne se souciait de ce qu'ils pensaient, de ce qu'ils ressentaient ou de ce qu'ils voulaient. Ils n'avaient pas le droit d'avoir leurs propres rêves et leurs propres aspirations. Ils n'avaient qu'un seul désir : détruire ce monde faussement parfait que leurs parents avaient créé et bâtir leur propre royaume sur les ruines de ce rêve pourri.
— Hm, fit-il en hochant la tête. Tu crois que c'est possible ?
— Si tu fais ta part du travail, c'est tout à fait possible. Je pense qu'on peut s'aider mutuellement. Je vais parler de toi à mon contact. Tu es exactement le genre de profil qu'il recherche. Je te recontacterai. En attendant, tu devrais être tranquille pendant un moment. Tu veux que je nettoie tout ça pour toi ? Ça m'embête de repartir les mains vides, j'essaye d'économiser pour acheter une voiture.
— D'accord. Je te payerai comme promis. Je me suis arrangé pour que le gardien de l'école ne revienne pas avant demain matin. Ça nous laisse un peu de temps.
— Parfait.
[ 7 ]
Après vérification, personne n'était mort. Tant mieux. Couvrir un baston était assez simple, car tout le monde avait tort, et personne n'avait envie d'être puni. En plus, les perdants ne voulaient pas rajouter la sanction à l'humiliation d'avoir perdu. En revanche, couvrir un homicide, même involontaire, c'était une autre paire de manches et c'était quelque chose que Jong-goo n'avait pas envie de gérer.
— Hé ! fit-il en tapotant la joue d'un mec dans les vapes. On se réveille !
La plupart d'entre eux étaient encore sonnés, et certains étaient bien amochés. Ils allaient avoir besoin de soins médicaux. Il avait besoin d'un petit coup de pouce. C'était le moment de passer un coup de fil.
— Ouais, c'est moi. Tu peux venir avec la camionnette ? Je t'envoie l'adresse.
— Qu'est-ce que tu vas faire d'eux ? demanda Yoo-jin.
— Je vais les emmener faire un petit tour. Quand ils auront repris leurs esprits, on va mettre les choses au clair, puis je vais les déposer à l'hosto. Après ça, ils ne devraient plus jamais t'emmerder.
Son téléphone vibra. C'était Yerin.
— Ouais, qu'est-ce qu'il y a ?
— T'as fini ce que t'avais à faire ?
— Presque. Qu'est-ce que tu veux ?
— Y a plus de ramyeons. Tu pourrais passer à la supérette en acheter avant de rentrer ? J'ai faim et j'ai envie de manger des ramyeons.
— Je me suis fait cinq millions de wons, et toi tu veux manger des ramyeons ?
— Ben quoi ? T'as qu'à prendre les plus chers, si tu y tiens vraiment.
— D'acc. Mais je ne sais pas à quelle heure je vais rentrer exactement.
— Pas grave. J'attendrai.
— Je croyais que t'avais faim ?
— J'ai faim mais je veux manger avec toi. Je peux attendre. À toute !
Et comme ça, elle avait raccroché.
— Sacrée Yerin. Elle me mène vraiment par le bout du nez, mais je ne peux rien lui refuser.
— C'était qui ? demanda Yoo-jin.
— Une amie. Je te la présenterai peut-être un jour.
— Étonnant. Tu n'as pas l'air du genre à avoir des amis.
— J'en ai quelques-uns, mais chut. C'est un secret.
[ 8 ]
Lee Kang-cheol avait garé la camionnette dans la cour de l'école. C'était une véritable camionnette de nettoyage. Kang-cheol avait abandonné la vie de SDF accro aux jeux d'argent. Après avoir travaillé quelque temps pour Baekho HRM, il avait ouvert son entreprise de ménage, mais en parallèle de ses activités régulières, il proposait des services de nettoyage un peu particuliers.
Avec l'aide de Jong-goo et Yu-seong, il avait chargé les gars pêle-mêle à l'arrière du van, puis il avait sorti son matériel d'entretien pour donner un coup de propre dans la salle de classe. Adieu les taches de sang et les marques de boue. Ces sales gosses qui se battaient en pleine nuit dans une école sans retirer leurs chaussures. Ces jeunes ne respectaient plus rien.
Jong-goo et Kang-cheol s'étaient ensuite rendus sur un site de construction désaffecté. Ils avaient rassemblé les quelques gars encore assez lucides pour avoir une discussion et ils leur avaient expliqué la situation. Yoo-jin et Yu-seong étaient sous leur protection. S'ils s'en prenaient encore à eux, ils s'attireraient de gros ennuis. Et bien entendu, c'était dans leur intérêt de garder le silence sur ce qui s'était passé.
La plupart d'entre étaient encore bien secoués par leur altercation avec Yu-seong. Ils avaient réveillé le monstre qui sommeillait en lui et il les avait mis en pièces. Aucun d'entre eux n'avait envie de réitérer l'expérience. Jong-goo était presque jaloux. Ce type arrivait à instiller une telle peur chez ces mecs tout en chialant comme une grosse merde. C'était fascinant.
— Tiens, dit-il à Kang-cheol en lui tendant une liasse de billets. Deux millions de wons. Ça devrait couvrir les frais de déplacement et de nettoyage.
— Merci, mon p'tit. C'est toujours un plaisir de faire affaire avec toi. Je te dépose chez toi ?
— Tu peux me déposer à la station de métro la plus proche. Je dois passer quelque part avant de rentrer.
— Comme tu veux.
[ 9 ]
Il était presque minuit lorsque Jong-goo arriva à la maison. Yerin s'était endormie sur la table de la cuisine. Il sortit les ramyeons du paquet et mit l'eau à bouillir. Pendant ce temps, il éminça la ciboule et les champignons. Il ouvrit ensuite le paquet de jambon. Il versa les paquets d'épices dans l'eau bouillante, puis ajouta les nouilles et le reste des ingrédients. Il cassa deux œufs dans la marmite, puis laissa le tout mijoter quelques minutes.
Yoyo, le chaton noir et blanc que Yerin avait ramassé dans la rue quelques semaines plus tôt, avait été attiré par le bruit dans la cuisine et le doux parfum de nourriture humaine. Il avait sauté sur le comptoir en poussant des miaulements aigus tout en agitant sa queue sous le nez de Jong-goo. Il lui donna un petit morceau de jambon qu'il avait gardé de côté pour lui, puis le reposa délicatement par terre. Mme Kim n'aimait pas quand il montait sur le plan de travail.
Les miaulements du chat et l'odeur pimentée des ramyeons qui cuisaient avaient réveillé Yerin. Elle se redressa en s'étirant et en bâillant.
— Jong-goo... T'es enfin là. J'ai cru que j'allais mourir de faim.
— Je t'avais dit que je rentrerais tard. Fallait pas m'attendre.
Il sortit deux bols et deux paires de baguettes qu'il posa sur la table, puis il déposa la marmite de ramyeons au centre.
— Passe-moi ton bol, je vais te servir.
— Merci.
Yerin souffla sur ses nouilles fumantes avant de les aspirer bruyamment. Après quelques bouchées, elle reposa ses baguettes. Elle avait l'air préoccupée.
— Jong-goo.
— Quoi ? C'est pas bon ?
— C'est pas ça.
— Quoi alors ?
— Quoi que tu fasses, tu ne peux pas arrêter ? Avant qu'il ne soit trop tard...
— Ça ferait tache, hein ? Qu'un membre de ta famille devienne un criminel notoire. Je te l'ai déjà dit, toi et moi on vit dans des mondes différents. Ce que je vois, tu ne le vois pas. Et ce que tu vois, je ne le vois pas.
— Alors pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ? Pourquoi tu te comportes comme mon meilleur ami, si c'est pour me briser le cœur comme ça ?
— Parce que j'ai promis de rester avec toi et de te protéger. Et parce que je bosse toujours pour ton père. Il continue à me payer pour que je te serve de garde du corps. Tant que ce que je fais ne te porte pas préjudice, je ne vois pas pourquoi tu t'en mêles.
— Et mes sentiments alors ? Tu y as pensé ? Puis c'est pas mon père qui t'a demandé de me préparer des ramyeons au milieu de la nuit. T'en connais beaucoup des gardes du corps qui font ça ? Si je voulais juste me sentir en sécurité, j'aurais acheté un taser ou j'aurais adopté un berger allemand.
— Et toi ? Qui t'a demandé de veiller aussi tard juste pour manger des putains de ramyeons avec moi ?
— On ne peut pas discuter avec toi...
— Non. Laisse-moi manger en paix. Tu gâches mon repas.
Yerin lui avait coupé l'appétit. C'était toujours comme ça avec elle. Toujours à lui faire la morale alors qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait. Elle ne le laissait jamais souffler. Pas même une minute. Pas même pour profiter d'un bol de ramyeons en sa compagnie. Parfois, il avait juste envie qu'elle se mêle de ses affaires et qu'elle lui foute la paix. Parfois, il aurait voulu qu'elle disparaisse. Parfois, seulement.