Chapitre 26 : Temülün - Destinée

"Les femmes ne sont pas du gibier, ni de la viande dont on dispose à volonté. Elles ont les mêmes capacités que les hommes et méritent le respect. Va-t-en, voleur !"

Temülün fut éveillée par une voix à l'extérieur de sa tente. Encore embrumée, elle se leva et sortit, s'entourant d'un simple châle. Le campement silencieux se dévoila devant elle. Aucun mouvement, aucun bruit. Avait-elle rêvé ? Elle remarqua soudain sur sa gauche la présence de son frère aîné, sur le seuil de sa tente, paralysé, tétanisé, perdu dans ses pensées. Ses larges épaules imposaient mais ce n’était rien en comparaison de son regard. Il imposait sa présence de ce simple regard sombre. Il ne portait qu’un simple pagne, suffisant en cette période chaude. Son torse musclé couleur écorce proposait des pectoraux puissants lui permettant de manier l’épée et la hache. Il n’usait cependant que rarement de la force physique pour s’imposer, ses mots tranchants bien plus que ses lames.

- Temüjin ? appela-t-elle. Un problème ?

- Non, Temülün, aucun. Retourne dans ta tente et repose-toi. Nous levons le camp demain. Il faut être en forme.

La jeune femme hocha la tête et retourna se coucher.

 

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Temülün n'avait jamais assisté à une fête aussi imposante. Les noces imposantes, spectaculaires, indiquaient un mariage de haut rang. Son frère venait de s'unir à Borte du clan des Onggirats. Les temps de famine étaient derrière eux. Plus besoin désormais de courir, de fuir, d'avoir peur chaque nuit, de marcher chaque jour. Leur rang leur apportait sécurité, protection, assurance, bien-être, avenir. Temülün avait vécu en errance toute sa vie. Leur famille avait été bannie du clan qu'elle ne marchait pas encore. Elle ne se souvenait pas avoir pu appeler un endroit sa maison. Elle n'imaginait pas sa vie, elle la fantasmait.

Son frère profita de son nouveau statut le lendemain même de ses noces. Il ordonna une réunion à laquelle Temülün se vit inviter. Pourquoi donc son frère souhaitait-il sa présence ? En entrant dans la tente de commandement, elle se sentit mal à l'aise. Cet endroit n'était pas celui des femmes, destinées aux cuisines ou à la couture.

Temülün constata que Borte était également présente, tout aussi mal à l'aise qu'elle-même. Temüjin ouvrit la réunion, indiquant ses volontés d'unir les clans, de créer une unité, de faire cesser les luttes intestines afin de créer une nation puissante à même de s'épanouir et de gagner de nouveaux territoires.

Les hommes crièrent de joie, approuvant totalement les désirs de Temüjin, sans pour autant hésiter à le contredire sur des plans, des stratégies, des actions voulues. Aucune des femmes n'osa prendre la parole. Toutes se demandaient ce qu'elles faisaient là.

- Pourquoi les femmes sont-elles présentes ? finit par demander Qasar, un des frères de Temülün et Temüjin.

Forte tête, le guerrier arborait de nombreux tatouages.

- Parce qu'elles ont une tête, comme nous, et que leurs idées n'ont aucune raison d'être plus idiotes que les nôtres, indiqua Temüjin.

- Aucune d'elle n'a proposé quoi que ce soit, fit remarquer Qasar.

- As-tu prononcé un mot à ta première réunion de commandement ? demanda Temüjin tendrement.

Qasar grimaça en souriant malgré tout. Il haussa les épaules et la réunion reprit. De nombreuses idées surgirent mais Temüjin annonça que certaines lois allaient devoir être mises en place pour que l'union entre les clans soit possible, fructueuse et durable.

- Je veux interdire les enlèvements de femmes. Dès que l'un d'eux se produit, continua-t-il malgré les grognements des hommes, une guerre est lancée entre les deux clans. Cela ne peut pas durer.

- Il faut bien trouver des femmes, répliqua Bo'ortchu. Je ne peux décemment pas épouser ma sœur ou ma fille.

- Et si, au lieu d'enlever la femme, tu discutais avec le clan pour l'obtenir.

- Je n'ai pas de quoi acheter une femme, répliqua Bo'ortchu.

- Je compte interdire l'achat et la vente de femmes, précisa Temüjin. Les femmes ne sont pas des bouts de chair dont on profite à volonté. Ce sont des êtres humains, avec des pensées, des volontés, des désirs. Je ne parle pas de vente mais d'alliances, d'échanges, de discussions. Je veux renforcer les liens entre les clans. Les femmes seront un formidable moyen d'y parvenir. Je nous veux unis, ensemble, un seul grand clan où chacun respecte l'autre. Mais ce n'est pas tout. Les femmes ont deux bras et deux jambes, qui n'ont aucune raison de ne servir qu'à la cuisine et à la couture. Elles sont capables de porter des épées, des dagues et des armures. Je compte donc leur ouvrir les portes de l'armée.

Les hommes clamèrent leur mécontentement. Temüjin insista :

- Lorsque nous partons en guerre, nos femmes et nos enfants se font massacrer dans notre camp, tout ça parce qu'ils n'ont pas d'arme ou ne savent pas s'en servir. C'est ridicule ! Je propose d'armer nos femmes qui pourront protéger nos biens pendant nos raids.

Les hommes soupirèrent d'aise et les femmes sourirent. Monter à l'assaut ne leur plaisait pas mais protéger le camp, ça, oui, elles étaient partantes !

- Enfin, lorsqu'un chef de clan meurt sans fils, ses terres laissées à l'abandon amènent des luttes pour leur revendication. Je souhaite diminuer les risques que cela se produise en permettant aux femmes de recevoir l'héritage. Une fois de plus, elles sont faites comme nous, deux bras, deux jambes, une tête. Elles sont capables autant que nous de tenir des terres. Je veux que tout cela soit mis en place. Cela va nécessiter des années et beaucoup de répression au début mais nous y arriverons et vous verrez, la paix interne permettra à notre peuple de s'élever plus haut qu'aucun autre.

Tout le monde hurla de joie dans la tente, hommes et femmes, ensemble, d'une même voix.

 

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Temülün n'avait jamais vu une telle rage dans les yeux de son frère. Le clan Merkit venait d'enlever Borte. C'était prévisible. Après tout, leur père n'avait-il pas enlevé leur mère au clan Merkit, des années auparavant, lançant une revanche qui durait depuis lors ? Temüjin enrageait dans sa tente, tournant en rond, se sachant incapable d’attaquer ce clan bien trop puissant. Il voulait se battre, la ramener, répondre à cet affront.

- Nous ne sommes pas assez puissants, rappela Qasar, maussade. Moi aussi je veux la ramener, montrer notre puissance mais soyons honnêtes, nos réussites sont trop faibles pour le moment. Il va nous falloir réussir de nouvelles alliances avant de nous attaquer à eux.

- Et pendant ce temps, ma femme est entre leurs bras, maugréa Temüjin.

- Nous n’avons uni que quatre clans : les Qiyat, les Onggirats, les Qongqotan et les Keraïts. Ce n’est pas assez. Il nous faut davantage de forces, annonça Temüge.

- Je pense pouvoir rallier les Djadjirat, dit Temüjin. Djamuqa est un ami d’enfance. Il m’écoutera.

- Cela ne suffira pas. Son clan n’est pas très puissant. Il nous faudrait l’alliance d’un clan réputé, redoutable… commença Temüge.

- Pourquoi un tel clan voudrait nous rejoindre ? Nous ne sommes même pas capables de protéger nos femmes ! Cet enlèvement nous a privé d’une bonne partie de notre crédibilité, cracha Qasar de colère. Comment remonter la pente ?

- En nous alliant à la puissante tribu des Olkhun'ut, proposa Temülün qui parlait pour la première fois.

Tous les hommes se tournèrent vers elle. Une femme venait de parler. C’était inédit.

- Ils n’accepteront jamais, répliqua Qasar. C’est une tribu ! Un regroupement de plus de dix clans. Pourquoi voudraient-ils nous rejoindre ?

- Que comptes-tu leur offrir en échange d’une telle union ? demanda Temüjin avec douceur.

- Moi, indiqua Temülün.

Il y eut un silence complet quelques instants, puis certains hommes explosèrent de rire tandis que d’autres affichaient une mine grave et déconfite.

- Toi ? s’exclama Qasar son rire terminé. Sais-tu que tu es laide ?

- Qasar ! gronda Temüjin mais son frère ne se laissa pas démonter.

- Dites-moi le contraire ! lança-t-il en s’adressant à toute l’assemblée. Avec sa peau claire, ses yeux ronds et son corps fin, on dirait une étrangère. Elle est moche, c’est tout.

- Là n’est pas le problème, dit Nadra, la femme de Qasar qui intervenait elle aussi pour la première fois.

Tous se tournèrent vers elle, surpris qu’une autre femme ose parler après une telle rebuffade.

- Palchuk aime les femmes, continua Nadra. Il en a une différente chaque soir dans sa hutte, quand ce n’est pas plusieurs en même temps.

- Tout le monde le sait, dirent en même temps toutes les femmes dans la tente de commandement.

- Il refusera de s’unir sous la Yasa de Temüjin qui interdit l’adultère et ce même si sa promise était sublime, termina Nadra.

Les hommes hochèrent gravement la tête.

- Je vous en prie, insista Temülün. Laissez-moi essayer.

- Il va nous rire au nez. Nous sommes déjà peu crédibles. Inutile de risquer d’en rajouter ! lança Qasar.

Tous se tournèrent vers Temüjin pour entendre sa décision mais ce dernier ne prononça pas un mot. Il regarda gravement sa sœur, la transperçant du regard, tentant de lire en elle. Temülün ancra son regard dans celui de son frère et ne faillit pas. Temüjin baissa la tête. Tous furent surpris car il semblait se retenir de parler et ça n’était pas dans ses habitudes.

- La réunion est levée, annonça-t-il. La nuit porte conseil. Je donnerai ma décision demain matin à l’aube.

Tout le monde rejoignit sa tente. Temüjin savait se montrer prudent et réfléchi. Il venait de faire preuve de sagesse en repoussant sa prise de décision et tous l’admiraient pour cela.

Temülün réparait un vêtement lorsqu’un mouvement dans son dos attira son attention. Son frère se trouvait près d’elle. C’était surprenant car il ne venait jamais lui parler, surtout à cette heure tardive de la nuit.

- Tu risques ta vie, tu en es consciente ? lança Temüjin.

Temülün ne répondit rien, attendant que son frère continue.

- Je n’ai rien pu dire dans la tente de commandement car Kököeü était présent. Si notre shaman venait à apprendre… Il te tuerait. Il ne supportera pas qu’une femme ose se réclamer de son engeance. Je travaille à faire changer les mentalités et j’espère les faire évoluer mais c’est trop tôt et probablement n’en profiteras-tu jamais.

- Je sais, indiqua Temülün.

- Tu as été prudente en cachant tes pouvoirs jusque-là. Te dévoiler au grand jour…

- Uniquement pour Palchuk, indiqua-t-elle. Personne d’autre ne saura.

- Tu n’en sais rien, précisa Temüjin. Palchuk est un excellent négociateur. Et si, une fois cette information en sa possession, il venait nous faire chanter ? Si au lieu de s’allier à nous, il tentait de prendre l’ascendant en menaçant de tout dévoiler aux shamans ?

- Je n’y avais pas songé, avoua Temülün. Je comptais sur l’honnêteté et la fierté de Palchuk.

- Comprends-moi bien. Je ne laisserai pas Palchuk menacer ce que je suis en train de construire. S’il vient à menacer de te dénoncer, je ne céderai pas et si les shamans s’en prennent à toi, je n’interviendrai pas, précisa Temüjin gravement.

Temülün baissa les yeux puis hocha la tête.

- Maintenant que tu es pleinement consciente des risques, souhaites-tu toujours proposer cette union entre Palchuk et toi ? demanda Temüjin.

Temülün frissonna. Elle risquait sa vie pour aider son frère, pour sauver sa belle-sœur et l’honneur de son clan, pour permettre l’unification des peuples. Il lui semblait que ce n’était pas à elle de faire cela, que son destin n’était pas d’agir de cette manière. En même temps, ne rien faire lui semblait également inenvisageable. La jeune femme était perdue entre deux. Finalement, elle soupira et donna sa réponse à son frère, qui l’indiqua le lendemain dans la tente.

 

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- Soyez les bienvenus chez les Olkhun'ut, lança Palchuk.

Temülün, en arrière, regarda avec appréhension l’immense étendue de tentes, les troupeaux paissant tranquillement, les feux, les femmes et les enfants courant en tout sens, les fiers guerriers à pied ou à cheval, armés d’arcs, de lances, de gourdins ou de lames courbes. Si tout se passait bien, cet endroit serait désormais sa maison, ces gens sa famille.

Pour cela, encore fallait-il convaincre Palchuk. C’était peu dire que le chef des Olkhun'ut était beau avec son ossature solide, ses yeux noirs et ses cheveux longs tressés. Temülün avait pâli en le voyant apparaître. Comment pourrait-elle le séduire, elle qui n’inspirait que le dégoût ? Ses pouvoirs suffiraient-ils à la rendre intéressante aux yeux de ce diplomate avéré ? La terreur montait en elle. Son ventre se tordait, ses mains devenaient moites, ses battements cardiaques accéléraient, ses joues rougissaient. Elle s'en rendit compte et cela accentua encore le phénomène.

Temülün avala difficilement le morceau de galette d'avoine mais elle se força car en la mangeant, elle devenait, comme tous les membres de la petite troupe, les hôtes des Olkhun'ut. L'honneur de la tribu serait à jamais entaché s'il venait à leur arriver du mal durant leur séjour parmi eux. Cela signifiait sécurité temporaire alors Temülün mâcha puis avala le petit morceau dur et sec.

Ils furent accueillis autour d'un feu, les hommes assis et les femmes debout un peu en arrière.

- Que me vaut l'honneur de votre venue ? demanda Palchuk.

- Je viens te proposer une union entre mon clan et ta tribu, annonça Temüjin.

Palchuk sourit mais ne répondit rien. Il ne parvenait pas à cacher son amusement tant la proposition lui semblait ridicule.

- Tu n'ignores pas que j'essaye d'unifier tous les clans afin de nous renforcer et de créer une nation forte et puissante, continua Temüjin.

- Je n'ignore pas que ta femme s'est faite enlever par les Merkit et que tu n'as pas assez d'hommes pour aller la récupérer, répondit Palchuk. Je n'ignore pas que tu as unifié quatre clans et moi dix.

- Temüjin est prédestiné sur Terre, envoyé de l'éternel ciel bleu, intervint Kököeü. Il réunira toutes les tribus mongoles, faisant de notre peuple le plus grand de tous les temps.

- Merci de ton intervention, shaman, mais je préfère ce que je constate aux prédestinations, indiqua Palchuk. Je me base sur ce que je sais et non sur des hypothèses. J'accorde davantage d'intérêt à ce que je peux toucher qu'à des pouvoirs impalpables.

Temülün pâlit. S'il accordait davantage d'importance à son physique qu'à ses capacités surnaturelles, alors cet accord était terminé avant même d'avoir commencé. Kököeü fut outré d'une telle réponse. Les shamans étaient vénérés, adulés, respectés et leurs paroles prises en compte avec respect. Qu'il se fasse envoyer promener de la sorte était très inhabituel.

- Qu'as-tu à me proposer en échange d'une telle union ? demanda Palchuk, visiblement lassé de cet échange sans intérêt.

- Ma sœur, Temülün, indiqua Temüjin en la désignant de sa main tendue.

Palchuk ne prit d'abord même pas la peine de regarder sa promise. Il leva un sourcil interrogateur, soupira fortement puis daigna regarder Temülün. Il ouvrit plusieurs fois la bouche avant de la refermer. Il semblait chercher ses mots, ne voulant apparemment pas insulter ses hôtes mais ne trouvant pas quoi dire. Finalement, il se leva et dit simplement :

- Non.

Il s'éloigna en tournant le dos à ses interlocuteurs, indiquant par ce geste que la discussion était close et que ses hôtes pouvaient disposer. Les hommes grognèrent, grondèrent sous l'affront, crièrent, se levèrent pour discuter entre eux. Temülün se fraya un chemin parmi les tentes, tentant de rattraper Palchuk. Lorsqu'elle le retrouva, il discutait avec un homme habillé d'une manière étrange. Ses vêtements très serrés devaient lui donner chaud. Son visage était pâle et ses yeux effilés. Qu'il fut étranger était une évidence.

Elle observa la discussion et ne put s'empêcher de grimacer. Pendant tout l'échange, l'aura de Palchuk n'avait cessé de briller, prouvant sa totale honnêteté tandis que celle de son interlocuteur virait un peu plus au sombre à chaque mot prononcé. Il mentait totalement. L'échange prit fin et Palchuk fit mine de suivre l'étranger.

- Palchuk, appela Temülün.

Il se tourna vers l'appel et quand il la reconnut, détourna le regard pour s'en aller.

- Attendez, écoutez-moi, juste deux mots, je vous en prie !

Palchuk stoppa puis se tourna vers Temülün. L'étranger s'éloignait toujours. Il avait presque disparu derrière l'amoncellement de tentes.

- Il ment, dit Temülün.

- Tu comprends le chinois ? s'étonna Palchuk.

- Non, répondit Temülün.

- Alors comment peux-tu…

- Il a menti, sur tout, absolument tout. Méfiez-vous.

Temülün se retourna et disparut rapidement derrière une tente. Elle rejoignit Temüjin qui lui annonça avoir réussi à obtenir l'hospitalité pour la nuit.

 

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Temülün picorait, son appétit coupé. Les hommes échangeaient gaiement. Tous avaient prévu ce dénouement et ils n'en furent nullement surpris, ce qui leur permit de continuer à vivre normalement. Nul n'en voulait à Temülün. Ils profitaient de ce répit pour se distraire car ils ne pouvaient décemment pas discuter stratégie au milieu d'une tribu ennemie.

- Suis-moi.

Temülün regarda la main posée sur son épaule et remonta le bras jusqu'à la bouche ayant prononcé ces mots. Palchuk ! Sonnée, elle mit quelques clignements d’œil avant de réagir. En silence, elle se leva et le suivit, sous le regard brûlant de Temüjin.

Temülün suivit le chef des Olkhun'ut au milieu du campement et fut rapidement perdue. Seule, elle ne pourrait pas revenir à son point de départ. Ici, nul ne la protégerait. Les hommes étaient loin. Elle se sentit vulnérable et la terreur grimpa en elle. Il souleva une toile de tente et lui fit signe d'entrer. Elle obtempéra, terrorisée. Il la suivit à l'intérieur et referma derrière lui.

La tente était luxueuse et richement décorée. Des paniers de nourriture, des peaux de bêtes, des armes, quelques ornements d'or, Temülün comprit qu'elle se trouvait dans la tente du chef.

- Je n'accepte pas d'accord sans avoir vu la marchandise. Je veux savoir à quoi je m'engage. Déshabille-toi.

Temülün sursauta. Elle ne s'y attendait pas du tout. Elle tourna la tête vers Palchuk, dans son dos, avec un regard timide et apeuré. Il ne dit pas un mot, se contentant de la regarder et d'attendre. Elle détourna le regard, fixant un ornement comme si apprendre ses motifs changerait un jour la face du monde. Elle sentait son regard peser sur elle. Un homme la regardait, un homme s'intéressait à elle et pas n'importe lequel. Temülün avait attiré son attention. Après tout, n'était-ce pas ce qu'elle souhaitait ? Avec douceur, elle fit tomber ses vêtements et plaça ses mains le long de son corps afin de ne rien cacher.

Palchuk resta d'abord derrière et Temülün sentit son regard descendre ses cheveux, atteindre son dos puis ses fesses et enfin les jambes. Il commença à tourner lentement sans s'approcher. Elle sentit ses yeux caresser ses jambes, son sexe, son ventre, ses seins, son cou pour finalement s'ancrer dans les siens.

- Je n'ai jamais vu une femme aussi incapable de se mettre en valeur. Tu ne t'habilleras plus jamais de la sorte. Je ne veux pas qu'on pense que ma femme est laide alors qu'elle est tout l'inverse. Va dire à ton frère que j'accepte son offre.

Il sortit à ces mots, laissant Temülün seule, nue dans la tente, totalement soufflée par les propos. Elle n'en revenait pas. Elle lui avait plu. Elle ramassa ses vêtements, les remit puis se regarda. Elle avait appris à se cacher. On lui avait répété, encore et encore, qu'elle était laide. Elle voyait les regards méprisants des hommes. Elle entendait les remarques acides des femmes. Elle dut admettre qu'il avait raison. Elle se cachait sous des frustres ignobles.

Elle sortit et dut demander par trois fois son chemin pour retrouver les siens. Tout le monde dormait sauf Temüjin qui lui proposa d'un geste de venir le rejoindre devant le feu. Elle s'assit aux côtés de son frère.

- Tu rayonnes, fit-il remarquer. Je suppose que tu as réussi.

Temülün sourit en hochant la tête. Son frère fit de même.

- Je n'ai jamais douté, ajouta-t-il avant de se lever et de rejoindre sa tente.

 

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- Toujours à chercher ta place ? demanda Palchuk.

Temülün détourna son regard de l'horizon pour se concentrer sur son époux. Il avait vieilli sans s'enlaidir. Toujours aussi beau, aussi fringant, aussi doué. Son aide dans le développement de la nation mongole n'était pas à remettre en question, même si Temüjin était loin désormais.

- Je suis heureuse ici, tu le sais. Tu m'apportes tellement ! De beaux enfants, une vie riche et stable, la sécurité, la prospérité…

- Mais ton destin est ailleurs, dit Palchuk.

Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation, tant et tant de fois ressassée.

- J'ignore toujours où il est. Je cherche sans trouver. Je sais que j'existe pour davantage, pour plus grand, pour…

- Plus grand que permettre à la nation mongole de s'élever au-dessus de tous les autres peuples ? demanda Palchuk. Tu es consciente que l'alliance de ton frère avec ma tribu a été le déclencheur, que sans cela probablement serait-il à jamais resté dans l'ombre ? Rien n'aurait été possible sans toi.

- Je sais. Je ne dis pas que ma présence est inutile. J'aide ma tribu, à tes côtés, chaque jour en t'indiquant les honnêtes et les menteurs et cela me remplit de joie et de bonheur. Au fond de moi, je sens juste qu'il y a davantage, plus loin, ailleurs, que je suis attendue, désirée et que mon destin est au-delà. C'est indéfinissable et ça me ronge parce que je ne sais pas vers où me tourner, vers qui. Je ne comprends pas ce besoin d'aller ailleurs alors que je suis heureuse ici. Je ne veux pas partir. Je suis bien à tes côtés. J'aime mes enfants. J'aime ma tribu.

- Mais tu n'arrives pas à empêcher ton âme de vouloir aller ailleurs, compléta Palchuk et Temülün hocha la tête. Ton frère a un problème, continua Palchuk.

Temülün se tourna vers lui, surprise. Il ne lui parlait jamais du khan. C'était une première.

- Il prend de bien mauvaises décisions ces temps-ci, jusqu'à rejeter ses propres frères. Qasar en a vécu la triste expérience.

Temülün n'en revint pas. Elle ignorait tout cela.

- Moi, je pense qu'il est mal conseillé mais il ne m'écoutera pas. Et si tu allais lui souffler la voie de la raison ?

- Tu veux que j'aille à l'autre bout du monde ? s'exclama Temülün.

- Peut-être ta place est-elle là-bas ?

- Non, elle est à tes côtés, avec mon époux, ma tribu, mes enfants, ma famille, indiqua Temülün. Je ne veux pas y aller.

- Les détails du voyage sont déjà arrangés et ton frère s'attend à te voir arriver.

Temülün se sentit prise au piège. Son mari avait tout prévu.

- Profites-en pour réfléchir. Loin de nous, centre-toi sur toi-même et reviens nous l'esprit léger.

Temülün sourit. Elle hocha la tête.

 

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Dans la tente de commandement, que d'auras blanches ! Temülün en avait le tournis. Temüjin n'était entouré que de vrais alliés, désirant le soutenir, le guider de leur mieux, faire grandir la nation avec le khan.

Le soir tombé, elle n'avait aucune information à donner à son frère. Il ne lui en tint pas rigueur et fut simplement heureux de se savoir aussi bien entouré et d'avoir su si bien choisir ses alliés. Elle interrogea de nombreuses personnes pour connaître la source de la querelle entre ses deux frères. Ses soupçons grandirent de plus en plus et elle continua à chercher, posant les questions qui fâchent, osant braver l'interdit. Probablement n'avait-elle pas été assez discrète… ou bien avait-elle tout simplement sous-estimé la volonté sans faille de son adversaire pour obtenir pouvoir et puissance. Après tout, ne se considérait-il pas comme l'égal du khan ?

- Mon frère va savoir qui tu es réellement, dit Temülün.

- Je suis celui qui l'a mis au pouvoir, répondit Kököeü. Je suis le fils du nouveau mari de sa mère, ta mère. Je suis ton demi-frère, ton cousin. C'est moi qui suis allé trouver le qüriltaï pour le présenter. C'est grâce à moi qu'il est au pouvoir aujourd'hui. Je suis son allié, son guide, son conseiller, son égal.

- Mon frère ne l'acceptera jamais. Qasar l'avait deviné, n'est-ce pas ? C'est pour cela que tu l'as évincé en mentant à Temüjin.

- Bien sûr, répondit Kököeü et son aura blanchissante démontra totalement à Temülün sa culpabilité dans cette affaire.

Temülün enrageait. Les shamans étaient respectés et vénérés mais Kököeü ne méritait pas un tel honneur. Il se croyait au-dessus de tout et de tous. Il n'était pas digne de sa coiffe.

- Quand je dirai ta traîtrise à mon frère, il…

Temülün fut soudain incapable de parler. Elle s'écroula au sol et tout devint noir.

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