Chapitre 27 : Ambiance douce.

Eren était sur le perron de bois.

Il hésitait à sonner, les yeux fixés sur la façade en vieilles pierres couleur sable.

Il était déjà venu plusieurs fois prendre des nouvelles d’Ayra, et redoutait de finir par abuser de l’hospitalité de leurs hôtes.

Mais ce matin, ce n’était pas pour elle qu’il était venu.

Kael n’était pas rentré de la nuit. Habituellement, après avoir traqué dans les bois, il finissait toujours par revenir, même tard.

Cette fois-ci, il n’avait donné aucun signe de vie.

Et quelque chose, une intuition sourde, lui soufflait qu’il se trouvait ici — chez la tante des filles.

Kael n’était pas du genre à s’exprimer facilement. Mais Eren le connaissait suffisamment pour lire entre les lignes de son silence.

Il savait. Il savait que son frère s’en voulait pour ce qui était arrivé à Ayra. Il ne l’avait pas dit à voix haute — Kael ne le ferait jamais. Mais son comportement trahissait tout.

Sa traque effrénée du Varnak, son absence de sommeil, son mutisme pesant… C’était sa façon à lui d’expier cette culpabilité qu’il n’arrivait pas à nommer.

Il inspira profondément.

Ce n’était pas son rôle d’intervenir. Pas comme ça. Mais il n’aimait pas attendre sans savoir.

Eren n’était pas impulsif comme son frère — il préférait observer, comprendre, puis agir. Mais là, l’inquiétude s’insinuait malgré lui, et avec elle, une étrange impatience.

Et puis les journées paraissaient ternes aux Gardiens de la paix sans Élika.

Elle avait beau faire mine de ne pas prendre toute la place, son absence se faisait sentir jusque dans le silence des couloirs.

C’était aussi l’occasion pour Eren de savoir quand elle comptait revenir. Même s’il se disait que ce n’était pas la raison principale qui l’avait poussé à venir jusque-là.

Il hésita encore. Ce fichu perron était plus intimidant qu’une salle d’interrogatoire.

Il appréciait Élika et commençait à développer une amitié sincère avec elle. Non, rien de romantique. Juste une complicité simple. Elle lui avait paru austère la première fois qu’il l’avait vue. Stricte. Mais en la connaissant un peu plus, il voyait un être dévoué, loyal, et même adorable, bien qu’un peu autoritaire avec sa petite sœur.

Elle était très jolie, certes. Mais il avait une autre fille en tête depuis leur rencontre unique. La véritable héritière d’Abyrel, aux cheveux noirs de jais, portant la marque de la première protectrice à l’inverse de lui-même. La véritable sœur de Kael. Un échange furtif, mais il n’avait pas pu oublier son visage.

Elle avait les cheveux attachés en nattes ou en queue de cheval, des pupilles noires et une armure sombre. Elle se battait avec une arbalète modifiée, adaptée pour les combats au corps à corps. Elle dégageait une puissance froide, maîtrisée. Un calme effrayant. Rien que d’y penser, un frisson le parcourut.

Il s’apprêtait enfin à lever la main pour frapper, lorsque son regard fut attiré par un petit symbole gravé près de l’encadrement de la porte. Une spirale fine, presque imperceptible, barrée par une ligne transversale au centre. Il fronça les sourcils. Il était pourtant certain de ne pas l’avoir vu en arrivant.

Sans trop savoir pourquoi, il tendit la main, effleura doucement les rainures du bout des doigts. Le relief lui donna un étrange frisson. Il sentit presque une vibration, légère mais bien réelle, sous sa peau.

Son cœur fit un léger bond, comme si quelque chose de profondément enfoui voulait remonter à la surface. Il recula légèrement la main, le regard toujours fixé sur le symbole, troublé.

Un “déjà-vu”. Voilà ce que c’était. Un pressentiment venu d’ailleurs.

Il inspira profondément, chassa ses doutes et finit par appuyer sur la sonnette. Le son retentit dans la maison, sec, tranchant dans le calme du matin.

Mira ouvrit la porte, un croissant à la main et un sourire au coin des lèvres.

— Bienvenue dans ma demeure. Un de plus ou un de moins… ça ne change pas grand-chose, lança-t-elle en haussant les épaules.

Eren resta un instant sans voix, ne trouvant rien de mieux que de lui adresser un sourire timide.

— Je me demandais quand tu allais enfin te décider à sonner, ajouta-t-elle en refermant la porte. Tu avais l’air bien sérieux, planté là.

— Et pour répondre à ta question… oui, il est là.

Eren resta un instant sans voix. Elle lisait donc dans ses pensées ? Cette femme le déstabilisait toujours un peu.

— Tu n’es pas très loquace ce matin… Viens, suis-moi dans la cuisine.

— C’est que je n’ai pas encore eu le temps de parler, répondit-il avec une pointe d’amusement.

Les odeurs de la cuisine lui firent immédiatement gargouiller l’estomac. En entrant, il resta un instant stupéfait par la quantité de nourriture étalée sur la table. Tout semblait particulièrement appétissant.

Il reconnut les visages aperçus le soir de l’accident. Il supposa que Mira hébergeait des étudiants venus d’ailleurs. Dahlia lui fit un signe de la main, affichant la gaieté qu’elle semblait avoir retrouvée.

Lors de ses précédentes visites pour prendre des nouvelles d’Ayra, Élika l’avait souvent accueilli seule. Parfois, Mira venait le saluer brièvement. Il passait après sa journée, quand tout le monde était sans doute occupé ailleurs.

Aujourd’hui, l’ambiance était différente. Il était un peu impressionné par le nombre de personnes réunies dans la pièce. Pourtant, comme si sa présence allait de soi, personne ne sembla surpris de le voir là.

Un parfum fleuri attira son attention. Élika approchait. Il se retourna, guidé par son intuition — et, effectivement, elle était là.

— Je pense que ton frère a élu domicile ici, lança-t-elle pour le taquiner. Elle aussi semblait avoir retrouvé sa vivacité naturelle.

Et, comme si sa présence allait de soi, elle ne posa aucune question. Elle se dirigea calmement vers le plan de travail, servit deux tasses de café et lui en tendit une.

— Merci… fit-il, en prenant la tasse. Il jeta un regard autour de lui. — C’est toujours comme ça, ici ? Si vivant… ?

— La plupart du temps… Parfois, j’aimerais un peu plus de calme, dit-elle en jetant un regard faussement sévère aux autres.

— Hé ! Merci pour nous ! cria un peu trop fort un blondinet aux cheveux ébouriffés comme s’ils avaient été coiffés par le vent. Eren le reconnut : il l’avait aperçu aux côtés de Mira le soir de l’attaque.

— C’est surtout pour toi que je dis ça, Lucas ! lança-t-elle, plus fort encore.

Eren l’observa un instant. Élika semblait totalement à l’aise ici, dans son élément. Une facette d’elle qu’il n’avait pas encore vue.

Il se rappela alors la raison de sa venue.

— Au fait… Je sais que Kael est ici… mais où est-il ?

— Ils dorment ! répondit-elle en haussant les sourcils. J’étais pas vraiment d’accord avec ça, mais on m’a empêchée de m’en mêler.

Cette fois, son regard faussement sévère se posa sur Mira, qui faisait mine de ne rien entendre, occupée à trier ses herbes aromatiques près de la cuisine.

— Comment ça ils dorment ?

De bon matin, avec autant de mouvement autour, il n’avait pas l’habitude. Il crut ne pas avoir bien compris.

— Eh bien, ils dorment tous les deux dans le lit de ma sœur, ajouta Élika, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Eren manqua de s’étouffer avec sa gorgée de café. Il toussa bruyamment, les yeux écarquillés.

— Pa… pardon ?

Kael n’aurait pas fait ça… Il n’aurait quand même pas osé faire à Ayra ce qu’il faisait avec Sélène, ou d’autres, à Abyrel ?...

Bien sûr qu’il en était capable.

Une légère panique l’envahit à cette idée.

Élika sembla capter son trouble, car elle ajouta aussitôt, d’un ton plus léger :

— T’inquiète, j’ai fait le chaperon quasiment toutes les heures… Et ils ont dormi comme des bébés. Bien loin de l’autre…

Eren poussa un long soupir, entre soulagement et agacement.

Il devait vraiment apprendre à faire confiance à Kael… Ou du moins essayer.

_ Dis-moi… qu’est-ce que tu étais en train d’imaginer ?

Élika le regardait en coin, un sourire amusé aux lèvres.

— M… moi ? Rien du tout !

Il détourna les yeux. La chaleur lui était montée au visage, trahissant son malaise.

 

 

 

 

 

 

Kael se réveilla en sursaut. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre où il se trouvait. Il avait dormi d’un sommeil profond. Un sommeil de mort.

À ses côtés, Ayra s’agitait. Elle gémissait, les sourcils froncés, appelant Élika.

— Le monstre…

Elle semblait crier dans son cauchemar.

Il fronça les sourcils. Il n’aimait pas ça. Elle revivait l’attaque.

Elle avait des spasmes. Il hésita, ne sachant pas comment intervenir. Il l’observa un instant, espérant qu’elle se calme d’elle-même.

Mais les gémissements persistaient.

Instinctivement, il tendit le bras et effleura son visage. Rien. Alors il caressa doucement sa joue.

Peu à peu, elle se détendit. Les gémissements cessèrent.

— Kael…

Un sourire discret étira ses lèvres lorsqu’il l’entendit prononcer son prénom.

Il resta là, un moment encore, la main posée sur sa joue, à la rassurer du bout des doigts.

Il dut s’assoupir de nouveau, sa main toujours posée sur la joue d’Ayra.

Le calme de la chambre l’avait enveloppé, et il s’était laissé emporter sans s’en rendre compte.

Un mouvement le fit sursauter.

Ayra venait de se redresser. Ses cheveux en bataille tombaient sur son visage encore marqué par la fatigue. Elle clignait des yeux, comme pour reprendre contact avec la réalité.

Kael se redressa à son tour, légèrement pris au dépourvu.

— Tu… ça va ? murmura-t-il, la voix un peu rauque de sommeil.

Ses yeux bruns, francs et en amande, le fixèrent un moment, comme si elle essayait de comprendre ce qui se passait.

Elle n’était clairement pas encore bien réveillée.

Elle fronça légèrement les sourcils, sans pour autant paraître fâchée.

— Pourquoi tu avais ta main sur ma joue ? demanda-t-elle, encore un peu engourdie.

Il s’étira tranquillement, les bras derrière la tête, puis répondit dans un bâillement :

— Parce que tu m’as appelé… comme un gros bébé.

— Arrête de dire n’importe quoi ! protesta-t-elle, la voix encore râpeuse de sommeil.

— Je te jure que c’est vrai, répondit-il avec un sourire amusé, en fixant le plafond.

En guise de réponse, elle lui lança un oreiller en pleine tête.

Après quelques minutes de silence, ce fut Ayra qui rompit le calme.

— J’ai vraiment besoin de prendre une douche, dit-elle en soupirant.

Elle se retourna avec précaution et tenta, une nouvelle fois, de se lever.

Elle ne lâche jamais l’affaire, on dirait, pensa Kael.

Debout, elle avança à pas de souris vers la salle de bain, un peu plus stable que la veille.

Il l’entendait respirer, concentrée. Sur sa douleur, sur chaque mouvement. Une détermination silencieuse, presque têtue.

Il la laissait faire, sentant qu’elle avait besoin de retrouver un peu d’autonomie. Petit à petit.

Au moindre faux pas, il se lèverait, il le savait. C’était comme un réflexe. Un instinct qu’il ne comprenait pas vraiment.

Pourquoi elle ? Peut-être parce qu’il se sentait responsable.

Le Varnak venait de son monde. Une de ces créatures avait peut-être réussi à les suivre… mais comment ? Cette question restait sans réponse.

Il fixait le plafond, l’esprit ailleurs, mais l’oreille toujours tendue vers les mouvements d’Ayra. Prêt à intervenir. Juste au cas où.

Il entendit la porte de la salle de bain se refermer.

Le silence retomba aussitôt, le laissant seul avec lui-même.

Il était rassuré de voir Ayra presque en forme. Si l’on mettait de côté l’image de sa jambe encore douloureuse et marquée, elle avait retrouvé sa repartie, son ton fier. Ça suffisait à le soulager un peu.

Il allait pouvoir reprendre le fil de ses occupations.

Rester cette nuit n’avait pas fait partie du plan initial. À la base, il était simplement venu voir comment elle allait, s’assurer qu’elle s’en sortait. Rapidement.

Mais elle dormait à son arrivée. Hésitant, il avait fini par attendre qu’elle se réveille, histoire de lui glisser deux ou trois mots.

Puis il l’avait vue marcher. Ou du moins essayer. Et là, son inquiétude avait grandi… plus qu’il ne l’aurait voulu.

À part Eren, personne ne suscitait habituellement son inquiétude. Et encore, son frère ne se mettait presque jamais dans des situations compliquées. Il prenait toujours le temps d’analyser avant d’agir. Une habitude qui le sortait souvent de ses missions sans encombres.

Eren… la seule personne qu’il considérait vraiment. Les autres ? Il n’en avait que faire.

Quant à son père — ou plutôt son géniteur, comme il se plaisait à le dire — il n’avait jamais su créer le moindre lien avec lui.

La puissance et l’agressivité, voilà les seuls moyens qu’il avait employés pour se faire respecter.

Alors Kael avait appris à faire de même.

Un jeu de pouvoir. Et rien d’autre.

Les autres qui l’approchaient ne le faisaient jamais pour lui.

Ils étaient attirés par ce que son statut inspirait : pouvoir, danger, mystère…

Mais aucun d’eux ne cherchait réellement à le connaître.

Et lui, il n’attendait plus rien d’eux.

Il entendit l’eau couler. Elle avait atteint son objectif. Le voilà rassuré. C’était peut-être le bon moment pour partir.

Il se redressa lentement, balaya la pièce du regard. Une chambre résolument féminine. Du bois, du vert, des fleurs en nombre… L’odeur était un peu trop fleurie pour lui.

Il se leva, attrapa sa veste posée sur le fauteuil.

Il écouta encore un instant le ruissellement de l’eau, puis se dirigea vers la sortie.

Un bruit sourd le figea. Quelque chose venait de tomber, ou de chuter lourdement. Sans réfléchir, il fit demi-tour et s’approcha de la salle de bain d’un pas vif.

Il frappa contre la porte.

— Ça va, là-dedans ?

Des bruits de mouvement en réponse. Mais aucun mot.

Il attendit. Le silence s’installa.

Pas de réponse.

Il se pinça le menton, nerveusement. L’hésitation était palpable. Et s’il exagérait ? Et si elle avait simplement fait tomber quelque chose ? Mais ce silence…

Il posa la main sur la poignée.

— Ayra ? insista-t-il, plus fort cette fois.

Toujours rien. Il jeta un regard vers la porte close, puis, à contrecœur, il en abaissa lentement la poignée.

Il tomba nez à nez avec Ayra, une serviette enroulée autour d’elle, encore perlée de gouttes d’eau. Elle écarquilla les yeux, aussi surprise que lui.

— Tu pouvais pas répondre ? lança-t-il, la voix un peu plus sèche qu’il ne l’aurait voulu.

— Eh bien, ce n’est pas toi qui est à moitié estropié et qui essaie de bouger sans se vautrer ! répliqua-t-elle en serrant sa serviette.

Il jura à voix basse en se retournant d’un geste sec.

— C’est bon… je te laisse, dit-il en se dirigeant vers la porte, visiblement agacé.

— Attends ! J’aurais besoin d’aide, lança-t-elle, mettant sa fierté de côté.

Il s’arrêta, toujours dos à elle.

— Et quoi donc ? demanda-t-il, d’un ton faussement exaspéré.

— J’aurais besoin que tu prennes une robe… là, dans l’armoire.

— Rien que ça… soupira-t-il en levant les yeux au ciel. — Il faut que je te l’enfile aussi ? ajouta-t-il tout en se dirigeant vers la commode.

— Non, pour le reste je me débrouillerai. Et puis t’es là, autant que tu serves à quelque chose ! répondit-elle avec un petit sourire en coin.

Il prit la première robe qu’il trouva dans l’armoire et la lui lança à la figure.

— Merci, dit-elle, la voix étouffée dans le tissu.

— Et avant de partir… tu saurais m’aider à descendre ? ajouta-t-elle, comme si de rien n’était.

— Tu vas encore m’en sortir beaucoup, des comme ça ? lança-t-il, mi-exaspéré, mi-amusé.

Il entendit les mouvements d’Ayra derrière lui, occupée à enfiler sa robe. Il resta dos à elle, par pudeur. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes… et c’était bien ça, le plus étrange.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez